★ BAKOUNINE : NOTRE POLITIQUE, L'ABOLITION DE LA POLITIQUE

Publié le par Socialisme libertaire

Bakounine anarchie anarchisme politique émancipation

 

★ Bakounine : Théorie générale de la Révolution 
Extrait de la Troisième partie : Contre le socialisme autoritaire    
 Chapitre 7 : Notre politique : l’abolition de la politique  
 

« La tâche immense que s’est imposée l’Association internationale des travailleurs — celle de l’émancipation complète et définitive des travailleurs et du travail populaire du joug de tous les exploiteurs de ce travail, des patrons, des détenteurs des matières premières, et des instruments de production, en un mot de tous les représentants du capital-, n’est pas seulement une œuvre économique ou simplement matérielle, c’est en même temps et au même degré une œuvre sociale, philosophique et morale ; c’est aussi, si l’on veut, une œuvre éminemment politique, mais seulement dans le sens de la destruction de toute politique, par l’abolition des Etats.

Nous ne croyons pas avoir besoin de démontrer que, dans l’organisation actuelle, politique, juridique, religieuse et sociale des pays les plus civilisés, l’émancipation économique des travailleurs est impossible, et que, par conséquent, pour l’atteindre et pour la réaliser pleinement, il faudra détruire toutes les institutions actuelles : Etat, Eglise, [justice], banque, université, administration, armée et police, qui ne sont en effet autre chose qu’autant de forteresses élevées par le privilège contre le prolétariat ; et il ne suffit pas de les renverser dans un seul pays, il faut les renverser dans tous les pays, parce que, depuis la formation des Etats modernes au XVIIe et au XVIIIe siècle, il existe entre toutes ces institutions, à travers les frontières de tous les pays, une solidarité croissante et une très forte alliance internationale.

La tâche que l’Association internationale des travailleurs s’est imposée n’est donc pas moindre que celle de la liquidation complète du monde politique, religieux, juridique et social actuellement existant, et son remplacement par un monde économique, philosophique et social nouveau. Mais une entreprise aussi gigantesque ne pourrait jamais se réaliser, si elle n’avait à son service deux leviers également puissants, également gigantesques, et dont l’un complète l’autre : le premier, c’est l’intensité toujours croissante des besoins, des souffrances et des revendications économiques des masses ; le second, c’est la philosophie sociale nouvelle, philosophie éminemment réaliste et populaire, ne s’inspirant théoriquement que de la science réelle, c’est-à-dire expérimentale et rationnelle à la fois, et n’admettant d’autres bases que les principes humains, expression des instincts éternels des masses, ceux de l’égalité, de la liberté et de l’universelle solidarité. 

Nous pensons que les fondateurs de l’internationale ont agi avec une très grande sagesse en éliminant d’abord du programme de cette association toutes les questions sociales et religieuses. Sans doute, ils n’ont point manqué eux-mêmes ni d’opinions politiques, ni d’opinions antireligieuses bien marquées ; mais ils se sont abstenus de les émettre dans ce programme, parce que leur but principal, c’était d’unir avant tout les masses ouvrières du monde civilisé dans une action commune. Ils ont dû nécessairement chercher une base commune, une série de simples principes sur lesquels tous les ouvriers, quelles que soient par ailleurs leurs aberrations politiques et religieuses, pour peu qu’ils soient des ouvriers sérieux, c’est-à-dire des hommes durement exploités et souffrants, sont et doivent être d’accord.

S’ils avaient arboré le drapeau d’un système politique ou antireligieux, loin d’unir les ouvriers de l’Europe, ils les auraient encore plus divisés ; parce que, l’ignorance des ouvriers aidant, la propagande intéressée et au plus haut degré corruptive des prêtres, des gouvernements et de tous les partis politiques bourgeois, sans en excepter les plus rouges, a répandu une foule de fausses idées dans les masses ouvrières, et que ces masses aveuglées se passionnent malheureusement encore trop souvent pour des mensonges, qui n’ont d’autre but que de leur faire servir, volontairement et stupidement, au détriment de leurs intérêts propres, ceux des classes privilégiées.

D’ailleurs, il existe encore une trop grande différence entre les degrés de développement industriel, politique, intellectuel et moral des masses ouvrières dans les différents pays, pour qu’il soit possible de les unir aujourd’hui par un seul et même programme politique et antireligieux. Poser un tel programme comme celui de l’internationale, en faire une condition absolue d’entrée dans cette Association, ce serait vouloir organiser une secte, non une association universelle, ce serait tuer l’internationale.

Il y a eu encore une autre raison qui a fait éliminer d’abord du programme de l’internationale, en apparence du moins, et seulement en apparence, toute tendance politique.

Jusqu’à ce jour, depuis le commencement de l’histoire, il n’y a pas eu de politique du peuple, et nous entendons par ce mot le bas peuple, la canaille ouvrière qui nourrit le monde de son travail ; il n’y a eu que la politique des classes privilégiées ; ces classes se sont servies de la puissance musculaire du peuple pour se détrôner mutuellement, et pour se mettre à la place l’une de l’autre. Le peuple à son tour n’a jamais pris parti pour les unes contre les autres que dans le vague espoir qu’au moins l’une de ces révolutions politiques, dont aucune n’a pu se faire sans lui, mais dont aucune ne s’est faite pour lui, apporterait quelque soulagement à sa misère et à son esclavage séculaires. Il s’est toujours trompé. Même la grande Révolution française l’a trompé. Elle a tué l’aristocratie nobiliaire et mis à sa place la bourgeoisie. Le peuple ne s’appelle plus ni esclave ni serf, il est proclamé né libre en droit, mais dans le fait son esclavage et sa misère restent les mêmes.

Et ils resteront toujours les mêmes tant que les masses populaires continueront de servir d’instrument à la politique bourgeoise, que cette politique s’appelle conservatrice, libérale, progressiste, radicale, et lors même qu’elle se donnerait les allures les plus révolutionnaires du monde. Car toute politique bourgeoise, quels que soient sa couleur et son nom, ne peut avoir au fond qu’un seul but : le maintien de la domination bourgeoise ; et la domination bourgeoise, c’est l’esclavage du prolétariat.

Qu’a dû donc faire l’internationale ? Elle a dû d’abord détacher les masses ouvrières de toute politique bourgeoise, elle a dû éliminer de son programme tous les programmes politiques bourgeois. Mais, à l’époque de sa fondation, il n’y a pas eu dans le monde d’autre politique que celle de l’Eglise ou de la monarchie, ou de l’aristocratie, ou de la bourgeoisie ; la dernière, surtout celle de la bourgeoisie radicale, était sans contredit plus libérale et plus humaine que les autres, mais toutes également fondées sur l’exploitation des masses ouvrières et n’ayant en réalité d’autre but que de se disputer le monopole de cette exploitation. L’Internationale a donc dû commencer par déblayer le terrain, et comme toute politique, au point de vue de l’émancipation du travail, se trouvait alors entachée d’éléments réactionnaires, elle a dû d’abord rejeter de son sein tous les systèmes politiques connus, afin de pouvoir fonder, sur ces ruines du monde bourgeois, la vraie politique des travailleurs, la politique de l’Association internationale.

Il n’y a pas d’autre moyen d’émanciper les peuples économiquement et politiquement, de leur donner à la fois le bien-être et la liberté, que d’abolir l’Etat, tous les Etats, et de tuer par là même, une fois pour toutes, ce qu’on a appelé jusqu’ici la politique ; la politique n’étant précisément autre chose que le fonctionnement, la manifestation tant intérieure qu’extérieure de l’action de l’Etat, c’est-à-dire la pratique, l’art et la science de dominer et d’exploiter les masses en faveur des classes privilégiées.

Il n’est donc pas vrai de dire que nous fassions abstraction de la politique. Nous n’en faisons pas abstraction, puisque nous voulons positivement la tuer. Et voilà le point essentiel sur lequel nous nous séparons d’une manière absolue des politiques et des socialistes bourgeois radicaux. Leur politique consiste dans l’utilisation, la réforme et la transformation de la politique et de l’Etat ; tandis que notre politique à nous, la seule que nous admettions, c’est l’abolition totale de l’Etat, et de la politique qui en est la manifestation nécessaire.

Et c’est seulement parce que nous voulons franchement cette abolition, que nous croyons avoir le droit de nous dire des internationaux et des socialistes révolutionnaires ; car qui veut faire de la politique autrement que nous, qui ne veut pas avec nous l’abolition de la politique, devra faire nécessairement la politique de l’Etat, patriotique et bourgeoise, c’est-à-dire renier dans le fait, au nom de son grand ou petit Etat national, la solidarité humaine des peuples à l’extérieur, aussi bien que l’émancipation économique et sociale des masses à l’intérieur.

Quelle peut être cette politique ? En dehors du système mazzinien, qui est celui de la république-Etat, il n’y en a qu’une seule, celle de la république-Commune, de la république-Fédération, de la république socialiste et franchement populaire, celle de l’Anarchie. C’est là la politique de la révolution sociale, qui veut l’abolition de l’Etat, et l’organisation économique et pleinement libre du peuple, organisation de bas en haut par la voie de la fédération.

Ce qui manque aux ouvriers, ce n’est pas la réalité, la nécessité réelle des aspirations socialistes, c’est seulement la pensée socialiste. Ce que chaque ouvrier réclame dans le fond de son cœur : une existence pleinement humaine en tant que bien-être matériel et développement intellectuel, fondée sur la justice, c’est-à-dire sur l’égalité et sur la liberté de chacun et de tous dans le travail — cet idéal instinctif de chacun, qui ne vit que de son propre travail — ne peut évidemment pas se réaliser dans le monde politique et social actuel, qui est fondé sur l’injustice et sur l’exploitation cynique du travail des masses ouvrières. Donc, chaque ouvrier sérieux est nécessairement un révolutionnaire socialiste, puisque son émancipation ne peut s’effectuer que par le renversement de tout ce qui existe maintenant. Ou bien cette organisation de l’injustice, avec tout son étalage de lois iniques et d’institutions privilégiées, doit périr, ou bien les masses ouvrières resteront condamnées à un esclavage éternel.

Voici la pensée socialiste dont les germes se retrouveront dans l’instinct de chaque travailleur sérieux. Le but est donc de lui donner la pleine conscience de ce qu’il veut, de faire naître en lui une pensée qui corresponde à son instinct, car, du moment que la pensée des masses ouvrières se sera élevée à la hauteur de leur instinct, leur volonté sera déterminée et leur puissance deviendra irrésistible.

Qu’est-ce qui empêche encore le développement plus rapide de cette pensée salutaire au sein des masses ouvrières ? Leur ignorance sans doute, et en grande partie les préjugés politiques et religieux par lesquels les classes intéressées s’efforcent encore aujourd’hui d’obscurcir leur conscience et leur intelligence naturelle. Comment dissiper cette ignorance, comment détruire ces préjugés malfaisants ? Par l’instruction et par la propagande ?

Ce sont sans doute de grands et beaux moyens. Mais, dans l’état actuel des masses ouvrières, ils sont insuffisants. L’ouvrier isolé est trop écrasé par son travail et par ses soucis quotidiens pour avoir beaucoup de temps à donner à son instruction. Et d’ailleurs, qui fera cette propagande ? Seront-ce les quelques socialistes sincères, issus de la bourgeoisie, qui sont pleins de généreuse volonté, sans doute, mais qui sont trop peu nombreux d’abord pour donner à leur propagande toute la largeur nécessaire, et qui, d’un autre côté, appartenant par leur position à un monde différent, n’ont pas sur le monde ouvrier toute la prise qu’il faudrait et qui excitent en lui des défiances plus ou moins légitimes ?

« L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit le préambule de nos statuts généraux. Et il a mille fois raison de le dire. C’est la base principale de notre grande Association. Mais le monde ouvrier est généralement ignorant, la théorie lui manque encore tout à fait. Donc il ne lui reste qu’une seule voie, c’est celle de son émancipation par la pratique. Quelle peut et doit être cette pratique ? »

Mikhaïl Bakounine
 

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