★ BAKOUNINE : THÉOLOGIE DE L'ÉTAT

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Bakounine : Théorie générale de la Révolution 
Extrait de la Deuxième partie : L'État et la propriété   
 Chapitre 8 : Théologie de l'État   
 

« Qu’est-ce que l’Etat ? C’est, nous répondent les métaphysiciens et les docteurs en droit, c’est la chose publique ; les intérêts, le bien collectif et le droit de tout le monde, opposés à l’action dissolvante des intérêts et des passions égoïstes de chacun. C’est la justice et la réalisation de la morale et de la vertu sur la terre. Par conséquent il n’est point d’acte plus sublime ni de plus grand devoir pour les individus que de se dévouer, de se sacrifier, et au besoin de mourir pour le triomphe, pour la puissance de l’Etat.

Voilà en peu de mots toute la théologie de l’Etat Voyons maintenant si cette théologie politique, de même que la théologie religieuse, ne cache pas sous de très belles et de très poétiques apparences, des réalités très communes et très sales.

Analysons d’abord l’idée même de l’Etat, telle que nous la représentent ses prôneurs. C’est le sacrifice de la liberté naturelle et des intérêts de chacun, individus aussi bien qu’unités collectives, comparativement petites : associations, communes et provinces, aux intérêts et à la liberté de tout le monde, à la prospérité du grand ensemble. Mais ce tout le monde, ce grand ensemble, qu’est-il en réalité ? C’est l’agglomération de tous les individus et de toutes les collectivités humaines plus restreintes qui le composent. Mais, du moment que pour composer et pour s’y coordonner tous les intérêts individuels et locaux doivent être sacrifiés, le tout, qui est cens les représenter, qu’est-il en effet ? Ce n’est pas l’ensemble vivant, laissant respirer chacun à son aise et devenant d’autant plus fécond, plus puissant et plus libre que plus largement se développent en son sein la pleine liberté et la prospérité de chacun ; ce n’est point la société humaine naturelle, qui confirme et augmente la vie de chacun par la vie de tous ; c’est, au contraire, l’immolation de chaque individu comme de toutes les associations locales, l’abstraction destructive de la société vivante, la limitation, ou pour mieux dire la complète négation de la vie et du droit de toutes les parties qui composent tout le monde, pour le soi-disant bien de tout le monde : c’est l’Etat, c’est l’autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée : une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains, comme l’Eglise. L’Etat [...] est le frère cadet de l’Eglise.

Il est évident que tous les intérêts soi-disant généraux de la société que l’Etat est censé représenter et qui en réalité ne sont autre chose que la négation générale et constante des intérêts positifs des régions, des communes, des associations et du plus grand nombre des individus assujettis à l’Etat, constituent une abstraction, une fiction, un mensonge et que l’Etat est comme une vaste boucherie et comme un immense cimetière où, à l’ombre et sous le prétexte de cette abstraction, viennent généralement, béatement, se laisser immoler et ensevelir toutes les aspirations réelles, toutes les forces vives d’un pays ; et comme aucune abstraction n’existe jamais par elle-même ni pour elle-même, comme elle n’a ni jambes pour marcher ni bras pour créer, ni estomac pour digérer cette masse de victimes qu’on lui donne à dévorer, il est clair qu’aussi bien que l’abstraction, religieuse ou céleste — Dieu — représente en réalité les intérêts très positifs, très réels d’une caste privilégiée -le clergé -, son complément terrestre, l’abstraction politique, l’Etat, représente les intérêts non moins positifs et réels de la classe aujourd’hui principalement sinon exclusivement exploitante [...], la bourgeoisie.

Ces faits [...] sont d’une nature toute réelle, toute brutale : c’est la violence, la spoliation, l’asservissement, la conquête. L’homme est ainsi formé, qu’il ne se contente pas de faire, il a encore le besoin de s’expliquer et de légitimer, devant sa propre conscience et aux yeux de tout le monde, ce qu’il a fait. La religion est donc venue à point pour bénir les faits accomplis et, grâce à cette bénédiction, le fait inique et brutal s’est transformé en droit.

L’Etat est une abstraction dévorante de la vie populaire [...] ; mais pour qu’une abstraction puisse naître, se développer et continuer d’exister dans le monde réel, il faut qu’il y ait un corps collectif réel qui soit intéressé à son existence. Ce ne peut être la grande masse populaire, puisqu’elle en est précisément la victime : ce doit être un corps privilégié, le corps sacerdotal de l’Etat, la classe gouvernante et possédante, qui est dans l’Etat ce que la classe sacerdotale de la religion, les prêtres, sont dans l’Eglise.

Et en effet, que voyons-nous dans toute l’histoire ? L’Etat a toujours été le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise ; classe bureaucratique à la fin, lorsque, toutes les autres classes s’étant épuisées, l’Etat tombe ou s’élève, comme on voudra, à la condition de machine ; mais il faut absolument pour le salut de l’Etat qu’il y ait une classe privilégiée quelconque qui s’intéresse à son existence.

L’Etat n’est point un produit immédiat de la nature ; il ne précède pas, comme la société, le réveil de la pensée dans les hommes, et nous essaierons plus tard de montrer comment la conscience religieuse le crée au milieu de la société naturelle. Selon les publicistes libéraux, le premier Etat fut créé par la volonté libre et réfléchie des hommes ; selon les absolutistes, il est une création divine. Dans l’un e l’autre cas, il domine la société et tend à l’absorber tout à fait.

Dans le second cas, cette absorption se comprend d’elle-même : une institution divine doit nécessairement dévorer toute organisation naturelle. Ce qui est plus curieux, c’est que l’école individualiste avec son contrat libre, aboutit au même résultat. Et en effet, cette école commence par nier l’existence même d’une société naturelle antérieure au contrat — puisqu’une telle société supposerait des rapports naturels d’individus et par conséquent une limitation réciproque de leurs libertés, qui serait contraire à l’absolue liberté, dont chacun, conformément à cette théorie, est censé jouir avant la conclusion du contrat, et qui ne serait ni plus ni moins que ce contrat lui-même, existant comme un fait naturel et antérieurement même au libre contrat. Donc, selon ce système, la société humaine ne commence qu’avec la conclusion du contrat. Mais qu’est-ce alors que cette société ? C’est la pure et logique réalisation du contrat avec toutes ses dispositions et conséquences législatives et pratiques, c’est l’Etat.

Examinons-le de plus près. Que représente-t-il ? La somme des négations des libertés individuelles de tous ses membres ; ou bien celle des sacrifices, que tous ses membres font, en renonçant à une portion de leur liberté au profit du bien commun. Nous avons vu que, d’après la théorie individualiste, la liberté de chacun est la limite ou bien la négation naturelle de la liberté de tous les autres : eh bien ! cette limitation absolue, cette négation de la liberté de tous ou du droit commun, c’est l’Etat. Donc là où commence l’Etat, la liberté individuelle cesse et vice-versa.

On répondra que l’Etat, représentant du salut public ou de l’intérêt commun de tous, ne retranche une partie de la liberté de chacun que pour lui en assurer tout le reste. Mais ce reste, c’est la sécurité, si vous voulez, ce n’est jamais la liberté. La liberté est indivisible : on ne peut en retrancher une partie sans la tuer tout entière. Cette petite partie que vous retranchez, c’est l’essence même de ma liberté, c’est le tout. Par un mouvement naturel, nécessaire et irrésistible, toute ma liberté se concentre précisément dans la partie, si petite qu’elle soit, que vous en retranchez.

Mais l’Etat, dira-t-on, l’Etat démocratique, basé sur le libre suffrage de tous les citoyens, ne saurait être la négation de leur liberté ? Et pourquoi pas ? Cela dépendra absolument de la mission et du pouvoir que les citoyens abandonneront à l’Etat. Un Etat républicain, basé sur le suffrage universel, pourra être très despotique, plus despotique même que l’Etat monarchique, lorsque, sous le prétexte qu’il représente la volonté de tout le monde, il pèsera sur la volonté et sur le mouvement libre de chacun de ses membres de tout le poids de son pouvoir collectif.

Mais l’Etat, dira-t-on encore, ne restreint la liberté de ses membres qu’autant seulement qu’elle est portée vers l’injustice, vers le mal. Il les empêche de s’entre-tuer, de se piller et de s’offenser mutuellement, et en général de faire le mal, leur laissant au contraire liberté pleine et entière pour le bien. C’est toujours la même histoire de Barbe-Bleue ou celle du fruit défendu : qu’est-ce que le mal, qu’est-ce que le bien ?

L’empire de Russie, c’est l’Etat par excellence, l’Etat sans rhétorique et sans phrases, l’Etat le plus parfait en Europe. Tous les Etats, au contraire, dans lesquels les peuples peuvent encore respirer, sont, au point de vue de l’idéal, des Etats incomplets, comme toutes les autres Eglises, en comparaison de l’Eglise catholique romaine, sont des Eglises manquées. »

Mikhaïl Bakounine
 

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