★ BAKOUNINE : LA RELIGION DE LA PROPRIÉTÉ

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Bakounine : Théorie générale de la Révolution 
Extrait de la Deuxième partie : L'État et la propriété  
 Chapitre 1 : La religion de la propriété 
 

« Comment se prouve la moralité d’un homme ? Par sa capacité d’acquérir la propriété quand il est né pauvre, ou de la conserver et de l’augmenter, lorsqu’il a eu le bonheur de l’hériter. La morale a pour base la famille  ; mais la famille a pour base et pour condition réelle la propriété : donc il est évident que la propriété doit être considéré comme la condition et la preuve de la valeur morale d’un homme. Un individu intelligent, énergique, honnête, ne manquera jamais d’acquérir cette propriété qui est la condition sociale nécessaire de la respectabilité du citoyen et de l’homme, la manifestation de sa force virile, le signe visible de ses capacités en même temps que de ses dispositions et de ses intentions honnêtes. L’exclusion des capacités non propriétaires est donc, non seulement dans le fait, mais encore en principe, une mesure parfaitement légitime. C’est un stimulant pour les individus réellement honnêtes et capables, et une juste punition pour ceux qui, étant capables d’acquérir la propriété, négligent ou dédaignent de le faire. Cette négligence, ce dédain ne peuvent avoir pour source que la paresse, la lâcheté, ou l’inconséquence du caractère, l’inconsistance de l’esprit. Ce sont des individus fort dangereux  ; plus leurs capacités sont grandes, et plus ils sont condamnables et plus sévèrement ils doivent être châtiés  ; car ils portent la désorganisation et la démoralisation dans la société. {Pilate a eu tort d’avoir fait pendre Jésus-Christ pour ses opinions religieuses et politiques  ; il aurait dû le faire jeter en prison comme fainéant et comme vagabond.).

Voilà le fond intime de la conscience et de toute la morale bourgeoise. Je n’ai pas besoin de faire observer combien il est contraire au principe fondamental du christianisme, qui, méprisant les biens de ce monde (c’est l’Evangile qui fait profession de les mépriser, non les prêtres de l’Evangile), défend d’amasser des trésors sur la terre, parce que, dit-il, « là où sont vos trésors, là est votre cœur », et qui commande d’imiter les oiseaux du ciel, qui ne labourent ni ne sèment, mais qui vivent tout de même. J’ai toujours admiré la capacité merveilleuse des protestants de lire ces paroles évangéliques dans leur propre langue, de faire très bien leurs affaires, et de se considérer néanmoins comme des chrétiens très sincères. Mais passons. Examinez avec attention dans leurs moindres détails les rapports sociaux, tant publics que privés, les discours et les actes de la bourgeoisie de tous les pays, vous y trouverez profondément, naïvement implantée cette conviction fondamentale, que l’honnête homme, l’homme moral, c’est celui qui sait acquérir, conserver et augmenter la propriété, et que le propriétaire seul est vraiment digne de respect. En Angleterre, pour avoir le droit d’être appelé gentleman, il faut deux conditions : c’est d’aller à l’église, mais surtout d’être propriétaire. Il y a dans la langue anglaise une expression très énergique, très pittoresque, très naïve : « Cet homme vaut tant », c’est-à-dire cinq, dix, cent mille livres sterling. Ce que les Anglais disent dans leur brutale naïveté, tous les bourgeois du monde le pensent. Et l’immense majorité de la classe bourgeoise en Europe, en Amérique, en Australie, dans toutes les colonies européennes clairsemées dans le monde, le pense si bien qu’elle ne se doute même pas de la profonde immoralité et inhumanité de cette pensée.

Cette naïveté dans la dépravation est une excuse très sérieuse en faveur de la bourgeoisie. C’est une dépravation collective qui s’impose comme une loi morale absolue à tous les individus qui font partie de cette classe ; et cette classe embrasse aujourd’hui tout le monde, prêtres, noblesse, artistes, littérateurs, savants, fonctionnaires officiers militaires et civils, bohèmes artistiques et littéraires, chevaliers d’industrie et commis, même les ouvriers qui s’efforcent à devenir des bourgeois, tous ceux en un mot qui veulent parvenir individuellement et qui, fatigués d’être enclumes, solidairement à des millions d’exploités, veulent, espèrent devenir marteaux à leur tour — tout le monde enfin, excepté le prolétariat. Cette pensée, étant si universelle, est une véritable grande puissance immorale, que vous retrouvez au fond de tous les actes politiques et sociaux de la bourgeoisie, et qui agit d’une manière d’autant plus malfaisante, pernicieuse, qu’elle est considérée comme la mesure et la base de toute moralité. Elle excuse, elle explique, elle légitime en quelque sorte le fureurs bourgeoises, tous les crimes atroces que les bourgeois ont commis [...] contre le prolétariat.

Si, en défendant les privilèges de la propriété contre les réclamations des ouvriers socialistes, ils avaient cru défendre seulement leurs intérêts, ils se seraient montrés sans doute non moins furieux, mais ils n’auraient pas trouvé en eux cette énergie, ce courage, cette implacable passion et cette unanimité de la rage qui les ont fait vaincre en 1848. Ils ont trouvé en eux toute cette force, parce qu’ils ont été sérieusement, profondément convaincus qu’en défendant leurs intérêts, ils défendaient les bases sacrées de la morale ; parce que très sérieusement, plus sérieusement qu’ils ne le savent eux-mêmes peut-être, la Propriété est tout leur dieu, leur dieu unique, et qui a remplacé depuis longtemps dans leurs cœurs le dieu céleste des chrétiens ; et, comme jadis ces derniers, ils sont capables de souffrir pour lui le martyre et la mort.

La guerre implacable et désespérée qu’ils font et qu’ils feront pour la défense de la propriété n’est donc pas seulement une guerre d’intérêts, c’est, dans la pleine acception de ce mot, une guerre religieuse, et l’on sait les fureurs, les atrocités dont les guerres religieuses sont capables. La propriété est un dieu ; il a déjà sa théologie (qui s’appelle la politique des Etats et le droit juridique), et nécessairement aussi sa morale [...]

La propriété-Dieu a aussi sa métaphysique. C’est la science des économistes bourgeois. Comme toute métaphysique, elle est une sorte de clair-obscur, une transaction entre le mensonge et la vérité, toujours au profit du premier. Elle cherche à donner au mensonge une apparence de vérité, et elle fait aboutir la vérité au mensonge. L’économie politique cherche à sanctifier la propriété par le travail, et à la représenter comme la réalisation, comme le fruit du travail. Si elle réussit à le faire, elle sauve la propriété et le monde bourgeois. Car le travail est sacré, et tout ce qui est fondé sur le travail est bon, juste, moral, humain, légitime.

Seulement il faut avoir une foi bien robuste pour accepter cette doctrine. Car nous voyons l’immense majorité des travailleurs privée de toute propriété. Et ce qui est plus, nous savons, de l’aveu même des économistes et par leurs propres démonstrations scientifiques, que dans l’organisation économique actuelle, dont ils sont les défenseurs passionnés, les masses ne pourront jamais arriver à la propriété ; que leur travail, par conséquent, ne les émancipe et ne les ennoblit pas, puisque, malgré tout ce travail, elles sont condamnées à rester éternellement en dehors de la propriété, c’est-à-dire en dehors de la moralité et de l’humanité. D’un autre côté, nous voyons que les propriétaires les plus riches, par conséquent les citoyens les plus dignes, les plus humains, les plus moraux et les plus respectables, sont précisément ceux qui travaillent le moins, ou qui ne travaillent pas du tout. On répond à cela qu’aujourd’hui il est impossible de rester riche, de conserver et encore moins d’augmenter sa fortune, sans travailler. Bien, mais entendons-nous : il y a travail et travail  ; il y a le travail de la production, et il y a le travail de l’exploitation. Le premier est celui du prolétariat, le second celui des propriétaires, en tant que propriétaires. Celui qui fait valoir ses terres, cultivées par les bras d’autrui, exploite le travail d’autrui. Les banques qui s’enrichissent dans les mille transactions du crédit, les [spéculateurs] qui gagnent à la Bourse, les actionnaires qui touchent de gros dividendes sans remuer un doigt  ; Napoléon III qui est devenu un propriétaire si riche et qui a rendu riches toutes ses créatures ; le roi de Prusse Guillaume 1er qui, fier de ses victoires [...] déjà s’enrichit et enrichit ses soldats par le pillage  ; tous ces gens sont des travailleurs, mais quels travailleurs, bons dieux ! Des exploiteurs de routes, des travailleurs de grands chemin : Et encore, les voleurs et les brigands ordinaires sont-plus sérieusement travailleurs, puisque, au moins, pour s’enrichir, ils font usage de leurs propres bras.

Il est évident, pour qui ne veut pas être aveugle, que le travail productif produit les richesses et donne au travailleur la misère ; et que seul le travail improductif, exploiteur, donne la propriété. Mais puisque la propriété, c’est la morale, il est clair que la morale, telle que l’entendent les bourgeois, consiste dans l’exploitation du travail d’autrui. »

Mikhaïl Bakounine

 

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