★ BAKOUNINE : L'INSTRUCTION INTÉGRALE

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Bakounine : Théorie générale de la Révolution 
Extrait de la Quatrième partie : Vers le socialisme libertaire    
 Chapitre 1 : L’Instruction intégrale 
 

« L’émancipation des masses ouvrières pourra-t-elle être complète, tant que l’instruction que ces masses recevront sera inférieure à celle qui sera donnée aux bourgeois, ou tant qu’il y aura en général une classe quelconque, nombreuse ou non, mais qui, par sa naissance, sera appelée aux privilèges d’une éducation supérieure et [...] plus complète ?

En dehors de la détermination naturelle, positive ou négative de l’individu, qui, plus ou moins, peut le mettre en contradiction avec l’esprit qui règne dans toute sa famille, il peut exister pour chaque cas particulier d’autres causes occultes et qui, pour la plupart du temps, restent toujours ignorées, mais que nous devons néanmoins prendre en grande considération. Un concours de circonstances particulières, un événement imprévu, un accident quelquefois très insignifiant par lui-même, la rencontre fortuite d’une personne, quelquefois un livre qui tombe entre les mains d’un individu dans un moment propice — tout cela, dans un enfant, dans un adolescent ou dans un jeune homme, lorsque son imagination fermente et qu’elle est encore tout ouverte aux impressions de la vie, peut produire une révolution radicale en bien comme en mal. Ajoutez-y l’élasticité qui est propre à toutes les jeunes natures, surtout lorsqu’elles sont douées d’une certaine énergie naturelle, laquelle les fait [se] révolter contre les influences trop impérieuses et trop despotiquement persistantes, et grâce à laquelle quelquefois l’excès même du mal peut produire le bien.

L’excès du bien ou de ce qu’on appelle généralement le bien peut-il, à son tour, produire le mal ? Oui, lorsqu’il s’impose comme une loi despotique, absolue, soit religieuse, soit doctrinaire-philosophique, soit politique, juridique, sociale, ou comme loi patriarcale de la famille — en un mot, lorsque, tout bien qu’il paraît être ou qu’il est réellement, il s’impose à l’individu comme la négation de la liberté et n’en est pas lui-même le produit. Mais alors la révolte contre le bien, ainsi imposé, n’est pas seulement naturelle, elle est légitime : loin d’être un mal, elle est un bien, au contraire ; car il n’est point de bien en dehors de la liberté, et la liberté est la source et la condition absolue de tout bien qui soit véritablement digne de ce nom, le bien n’étant autre chose que la liberté.

Nous répétons que tout homme, à chaque moment de sa vie, est le produit de l’action combinée de la nature et de la société, d’où résulte clairement la vérité de ce [...] que pour moraliser les hommes, il faut moraliser leur milieu social.

Pour le moraliser, il n’est qu’un seul moyen, c’est d’y faire triompher la justice, c’est-à-dire la plus complète liberté de chacun dans la plus parfaite égalité de tous. L’inégalité des conditions et des droits, et l’absence de liberté pour chacun, qui en est le résultat nécessaire, voilà la grande iniquité collective, qui donne naissance à toutes les iniquités individuelles. Supprimez-la, et toutes les autres disparaîtront.

Nous craignons bien, vu le peu d’empressement que les hommes du privilège montrent à se laisser moraliser, ou, ce qui veut dire la même chose, à se laisser égaliser, nous craignons bien que ce triomphe de la justice ne puisse s’effectuer que par la révolution sociale.

Pour que les hommes soient moraux, c’est-à-dire des hommes complets dans le plein sens de ce mot, il faut trois choses : une naissance hygiénique, une instruction rationnelle et intégrale, accompagnée d’une éducation fondée sur le respect du travail, de la raison, de l’égalité et de la liberté, et un milieu social où chaque individu humain, jouissant de sa pleine liberté, serait réellement, de droit et de fait, l’égal de tous les autres.

Ce milieu existe-t-il ? Non. Donc, il faut le fonder.

La loi morale dont nous autres, matérialistes et athées, reconnaissons l’existence plus réellement que ne peuvent le faire les idéalistes de quelque école que ce soit, mazziniens ou non-mazziniens, n’est une loi vraiment morale, une loi à la fois logique et réelle, une loi puissante, une loi qui doit triompher des conspirations de tous les idéalistes du monde, que parce qu’elle émane de la nature même de l’humaine société, nature dont il faut chercher les bases réelles non dans Dieu, mais dans l’animalité.

L’homme naturel ne devient un homme libre, il ne s’humanise et ne se moralise, ne reconnaît en un mot et ne réalise en lui-même et pour lui-même son propre caractère humain et son droit qu’à mesure seulement qu’il reconnaît ce même caractère et ce droit dans ses semblables. Dans l’intérêt de sa propre humanité, de sa propre moralité et de sa liberté personnelle, l’homme doit donc vouloir la liberté, la moralité et l’humanité de TOUS.

La solidarité sociale est la première loi humaine ; la liberté, voilà la seconde. Ces deux lois, se pénétrant mutuellement et inséparables l’une de l’autre, constituent toute l’humanité. La liberté n’est donc pas la négation de la solidarité, elle en est le développement et pour ainsi dire l’humanisation.

N’est-il pas évident qu’entre deux hommes, doués d’une intelligence naturelle à peu près égale, celui qui saura davantage, dont l’esprit se sera plus élargi par la science, et qui, ayant mieux compris l’enchaînement des faits naturels, et sociaux, saisira plus facilement et plus largement le caractère du milieu dans lequel il se trouve, que celui-ci, disons-nous, s’y sentira plus libre, qu’il sera pratiquement aussi plus habile et plus puissant que l’autre ? Celui qui sait davantage dominera naturellement celui qui saura moins ; et n’existât-il d’abord entre deux classes que cette seule différence d’instruction et d’éducation, cette différence produirait en peu de temps toutes les autres, le monde humain se retrouverait à son point actuel, c’est-à-dire qu’il serait divisé de nouveau en une masse d’esclaves et un petit nombre de dominateurs, les premiers travaillant comme aujourd’hui pour les derniers.

On comprend maintenant pourquoi les socialistes bourgeois ne demandent que de l’instruction pour le peuple, un peu plus qu’il n’en a maintenant et que nous, démocrates socialistes, nous demandons pour lui l’instruction intégrale, toute l’instruction, aussi complète que la comporte la puissance intellectuelle du siècle, afin qu’au-dessus des masses ouvrières, il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir davantage, et qui, précisément parce qu’elle en saura davantage, puisse les dominer et les exploiter.

Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler ? demande-t-on. Notre réponse est simple : tout le monde doit travailler et tout le monde doit être instruit. A ceci on répond fort souvent que ce mélange du travail industriel avec le travail intellectuel ne pourra avoir lieu qu’au détriment de l’un et de l’autre : les travailleurs feront de mauvais savants et les savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers. Oui, dans la société actuelle, où le travail manuel aussi bien que le travail de l’intelligence sont également faussés par l’isolement tout artificiel auquel on les a condamnés tous les deux. Mais nous sommes convaincus que dans l’homme vivant et complet, chacune de ces deux activités, musculaire et nerveuse, doit être également développée, et que, loin de se nuire mutuellement, chacune doit appuyer, élargir et renforcer l’autre ; la science du savant deviendra plus féconde, plus utile et plus large quand le savant n’ignorera plus le travail manuel, et le travail de l’ouvrier instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que celui de l’ouvrier ignorant.

D’où il suit que, dans l’intérêt même du travail aussi bien que dans celui de la science, il faut qu’il n’y ait plus ni ouvriers ni savants, mais seulement des hommes.

Il en résultera ceci, que les hommes qui, par leur intelligence supérieure, sont aujourd’hui entraînés dans le monde exclusif de la science et qui, une fois établis dans ce monde, cédant à la nécessité d’une position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs inventions à l’utilité exclusive de la classe privilégiée dont ils font eux-mêmes partie, que ces hommes, une fois qu’ils deviendront réellement solidaires de tout le monde, solidaires, non en imagination ni en paroles seulement, mais dans le fait, par le travail, feront tourner tout aussi nécessairement les découvertes et les applications de la science à l’utilité de tout le monde, et avant tout à l’allégement du travail, cette base, la seule légitime et la seule réelle, de l’humaine société,

Il est possible et même très probable qu’à l’époque de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont considérablement au-dessous de leur niveau actuel ; comme il est indubitable aussi que le luxe, et tout ce qui constitue les raffinements de la vie, devra disparaître de la société pour longtemps, et ne pourra reparaître, non plus comme jouissance exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de tout le monde, que lorsque la société aura conquis le nécessaire pour tout le monde. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure sera-t-elle un si grand malheur ? Ce qu’elle perdra en élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa base ? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même temps il y aura infiniment moins d ignorants. Il n’y aura plus ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des millions d hommes, aujourd’hui avilis, écrasés, marcheront humainement sur la terre ; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en descendant un peu, les autres en montant beaucoup. Il n’y aura donc plus de place ni pour la divinisation ni pour le mépris. Tous se donneront la main, et, une fois réunis, tous marcheront avec un entrain nouveau à de nouvelles conquêtes, aussi bien dans la science que dans la vie.

La liberté individuelle, non privilégiée mais humaine, les capacités réelles des individus ne pourront recevoir leur plein développement qu’en pleine égalité. Quand il y aura 1 égalité du point de départ pour tous les hommes sur la terre, alors seulement — en sauvegardant toutefois les droits supérieurs de la solidarité, qui est et qui restera toujours le plus grand producteur de toutes les choses sociales : intelligence humaine et biens matériels-, alors on pourra dire, avec bien plus de raison qu'aujourd’hui, que tout individu est le fils de ses œuvres. D où nous concluons que, pour que les capacités individuelles prospèrent et ne soient plus empêchées de porter tous leurs fruits, il faut avant tout que tous les privilèges intellectuels, tant politiques qu’économiques, c’est-à-dire toutes les classes, soient abolis. Il faut la disparition de la propriété individuelle et du droit d’héritage, il faut le triomphe économique, politique et social de l’égalité.

Mais une fois l’égalité triomphante et bien établie, n’y aura-t-il plus aucune différence entre les capacités et les degrés d’énergie des différents individus ? Il y en aura, pas autant qu’il en existe aujourd’hui peut-être, mais il y en aura toujours sans doute. C’est une vérité passée en proverbe, et qui probablement ne cessera jamais d’être une vérité : qu’il n’y a point sur le même arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus forte raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes, les hommes étant des êtres beaucoup plus complexes que les feuilles. Mais cette diversité, loin d’être un mal, est, au contraire, comme l’a fort bien observé Feuerbach, une richesse de l’humanité. Grâce à elle, l’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous ; de sorte que cette diversité infinie des individus humains est la cause même, la base principale de leur solidarité, un argument tout-puissant en faveur de l’égalité.

Pour être parfaite, l’éducation devrait être beaucoup plus individualisée qu’elle ne l’est aujourd’hui, individualisée dans le sens de la liberté et uniquement par le respect de la liberté, même dans les enfants. Elle devrait avoir pour objet non le [dressage] du caractère, de l’esprit et du cœur, mais leur éveil à une activité indépendante et libre, et ne poursuivre d’autre but que la création de la liberté, ni d’autre culte ou plutôt d’autre morale, d’autre objet de respect : que la liberté de chacun et de tous ; que la simple justice, non juridique, mais humaine ; la simple raison, non théologique, ni métaphysique, mais scientifique, et le travail tant musculaire que nerveux, comme base première et obligatoire pour tous, de toute dignité, de toute liberté et du droit. Une telle éducation, répartie largement à tout le monde, aux femmes comme aux hommes, dans des conditions économiques et sociales fondées sur la stricte justice, ferait évanouir bien de soi-disant différences naturelles.

La philosophie positive, ayant détrôné dans les esprits les fables religieuses et les rêveries de la métaphysique, nous permet d’entrevoir déjà quelle doit être, dans l’avenir, l’instruction scientifique. Elle aura la connaissance de la nature pour base et la sociologie pour couronnement. L’idéal, cessant d’être le dominateur et le violateur de la vie, comme il l’est toujours, dans tous les systèmes métaphysiques et religieux, ne sera désormais rien que la dernière et la plus belle expression du monde réel. Cessant d’être un rêve, il deviendra lui-même une réalité.

Le principe de l’autorité, dans l’éducation des enfants, constitue le point de départ naturel ; il est légitime, nécessaire, lorsqu’il est appliqué aux enfants en bas âge, alors que leur intelligence ne s’est aucunement développée ; mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l’éducation aussi, implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s’amoindrir graduellement à mesure que leur éducation et leur instruction s’avance, pour faire place à leur liberté ascendante. Toute éducation rationnelle n’est au fond rien que cette immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation ne devant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui. Ainsi le premier jour de la vie scolaire, si l’école prend les enfants en bas âge, alors qu’ils commencent à peine à balbutier quelques mots, doit être celui de la plus grande autorité et d’une absence à peu près complète de liberté ; mais son dernier jour doit être par contre celui de la plus grande liberté et de l’abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin de l’autorité.

Je dois signaler que la méthode relâchée que l’on préconise aujourd’hui sous prétexte de liberté et qui consiste à céder sans fin à l’enfant est loin de favoriser le développement d’une forte volonté. La volonté est développée au contraire par l’habitude, tout d’abord bien entendu imposée, qui consiste à lui faire refréner ses mouvements instinctifs et sa concupiscence ; en même temps que cette éducation progressive et cette concentration de la force intérieure se forme aussi peu à peu la concentration de l’attention, de la mémoire et la pensée indépendante de l’enfant. L’individu incapable de se maîtriser, de vaincre ses désirs charnels d’un moment, de s’abstenir de gestes ou d’actes involontaires et préjudiciables, inaccoutumé à résister aux pressions internes et externes, bref n’ayant pas de volonté, est tout simplement une loque.

Le principe d’autorité, appliqué aux hommes qui ont dépassé ou atteint l’âge de la majorité, devient une monstruosité, une négation flagrante de l’humanité, une source d’esclavage et de dépravation intellectuelle et morale. Malheureusement les gouvernements paternels ont laissé croupir les masses populaires dans une si profonde ignorance, qu’il sera nécessaire de fonder des écoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple lui-même. Mais de ces écoles devront être éliminées absolument les moindres applications ou manifestations du principe d’autorité. Ce ne seront plus des écoles, mais des académies populaires, dans lesquelles il ne pourra plus être question ni d’écoliers ni de maîtres, où le peuple viendra librement prendre, s’il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de son expérience, il pourra enseigner, à son tour, bien des choses aux professeurs qui lui apporteront des connaissances qu’il n’a pas. Ce sera donc un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la jeunesse instruite et le peuple.

Les éducateurs vivent et agissent dans une certaine société et tout leur être aussi bien que les moindres détails de leur existence sont imprégnés, sans que la plupart d’entre eux s’en rendent compte, des idées et des préventions, des intérêts, des passions et des habitudes de cette société. Ces éducateurs les transmettent intégralement à leurs élèves ; toutefois il est consolant d’observer qu’en raison de la propension naturelle de l’individu à opprimer tout ce qui est plus faible que lui — presque tous les éducateurs sont des oppresseurs et des despotes-, en raison aussi de l’esprit salutaire de contradiction, ce garant de la liberté et de tout progrès, qui s’éveille chez l’individu quasiment dès le berceau, les enfants et les adolescents détestent généralement leurs éducateurs, s’en méfient et, protestant contre leur enseignement routinier et vulgaire, deviennent aptes à créer ou à recevoir de nouveaux enseignements. Voilà une des principales raisons qui font que les jeunes, tant qu’ils sont encore sur les bancs de l’école et n’ont pas eu le temps de prendre une part directe et positive aux intérêts de la société, sont plus aptes que les adultes à accepter une vérité nouvelle. Mais dès qu’ils quittent l’école, dès qu’ils occupent une certaine place dans la société et s’assimilent les conditions, les habitudes, les intérêts et pour ainsi dire la logique d’une certaine situation plus ou moins lucrative, la majeure partie d’entre eux deviennent, de la même manière que les anciens, et parfois pires que ceux-ci, les esclaves de la société, et, à leur tour, les oppresseurs de la jeune génération au nom des préjugés sociaux.

Il est évident que la question si importante de l’instruction et de l’éducation populaire dépend de la solution de cette autre question bien autrement difficile d’une réforme radicale dans les conditions économiques actuelles des classes ouvrières. Relevez les conditions du travail, rendez au travail tout ce qui d’après la justice revient au travail, et par cela même donnez au peuple la sécurité, l’aisance, le loisir, et alors, croyez-le bien, il s’instruira, il créera une civilisation plus large, plus saine, plus élevée que la vôtre. »

Mikhaïl Bakounine
 

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