★ LE SOCIALISME "SCIENTIFIQUE" N'EXISTE PAS !

Publié le par Socialisme libertaire

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« Dans leur lutte contre les anarchistes, Marx et ses partisans se targuaient d’être les tenants d’un socialisme « scientifique », à l’inverse de leurs ennemis qualifiés de socialistes « utopiques », poursuivant des chimères de manière excentrique. La croyance fortement ancrée de la bourgeoisie de l’époque en la toute puissance de la science prend ici toute son ampleur. Dans cet esprit, une théorie (entre autre politique) sérieuse et tournée vers l’avenir se devait d’être « scientifique ». Ainsi le marxisme est considéré par ses partisans comme une science, c’est-à-dire pour les plus obtus d’entre-eux qu’on ne discute pas ses conclusions, et qu’il faut les appliquer au pied de la lettre. Ses séides ont malheureusement pu effectuer cette démarche dans quelques pays dont la Russie, avec les résultats que l’on connaît.

La science marxiste tire aussi des conclusions relevant des sciences sociales. Malheureusement pour eux, dans une entrevue donné à France Culture, Pierre Clastres (1), l’anthropologue auteur de « La société contre l’Etat » nous indique que :

« […] si le marxisme c’est la science de la société, et disons les marxistes présentent le marxisme de cette manière : « c’est la science de la société » – j’entends par marxiste pas tellement Marx sinon tout ce qui est venu après. Si le marxisme c’est la science de la société, alors les sociétés primitives relèvent d’une analyse marxistes. Forcement. Sinon on ne peut pas dire que le marxisme c’est la science de la société, puisqu’il y aurait au moins un champ de la société qui échappe à cette analyse. Or qu’est ce qu’on voit  ? C’est que peu à peu, au fur et à mesure que se mènent des études dites d’anthropologie économique, ce qu’on voit c’est que disons la clef de voûte de la conception de l’histoire du marxisme, à savoir le développement nécessaire des forces productives, eh bien ça c’est quelque chose qui ne se passe pas dans les sociétés primitives. Les sociétés primitives c’est des sociétés dans lesquelles ce qu’on appelle les forces primitives ne tendent pas du tout à se développer. Alors par conséquent là il y a quelque chose qui ne colle pas du tout avec la conception marxiste de l’histoire. »

Concernant les sciences dites «  fondamentales », Marx et Engels eux-mêmes se sont essayés aux mathématiques, avec cet exemple que nous narre Laurent Schwartz (2), tiré de son autobiographie « Un mathématicien aux prises avec le siècle » (éd. Odile Jacob, 1997) :

« Aux Etats-Unis, en 1948, où il fit paraître un article qui fit sensation, « A century balance’s sheet », dans Partisan Review, Van Heijenoort (3) prit ses distances avec le trotskisme en formulant une critique originale du marxisme et du léninisme. Passant au crible les manuscrits mathématiques de Marx, il n’y trouvait guère plus que les connaissances d’un « étudiant alerte » de notre premier cycle, et s’étonnait qu’il eût pu sérieusement se prendre pour un mathématicien. Face à tant de suffisance, comment, se demandait Van Heijenoort, se fier au jugement de Marx sur d’autres sujets ? Ce verdict un peu à l’emporte-pièce était fondé sur une intuition qu’on ne peut simplement repousser. Il cite de nombreuses erreurs mathématiques de Marx et surtout d’Engels, conjuguées à un orgueil démesuré. Glaeser en avait également noté de son côté. Marx, dans une lettre à Engels, lui annonçait qu’il avait trouvé une nouvelle définition de la dérivée sans infiniment petits, plus simple que celle des mathématiciens. Il se trouve que c’était celle de Lagrange. On ne peut certes pas lui reprocher d’avoir réinventé une définition donnée par celui-ci ! Encore faut-il savoir que c’est la seule véritable erreur de Lagrange, dont l’extraordinaire génie mathématique force le respect. La réponse d’Engels à Marx accentue encore la note mégalomaniaque du dialogue: « Bravo, vous avez enfin expliqué ce que ces Messieurs de la Faculté avaient tout fait pour nous cacher ». À ceci près que le temps a consacré la définition de ces messieurs. Engels aggrava encore son cas en avançant, pour justifier le principe hégélien selon lequel la négation de la négation est une affirmation supérieure, que la négation d’un nombre réel positif a est -a, et que la négation de la négation de a est (-a)x(-a) = a² plus grand que a ! C’est abracadabrant. Il confond l’opposé de a dans [l’ensemble des nombres réels] avec la négation d’une proposition en logique. Si l’on voulait absolument faire cette confusion, la négation de la négation de a serait -(-a) = a, et non a². Enfin, a² n’est plus grand que a que si a est plus grand que 1 ; pour a = 1/2, a2 = 1/4. Sachant cela, un mathématicien lit effectivement l’Anti-Dühring (4) avec d’autres yeux ! »

Cet exemple de la « négation de la négation » (5) a fait long feu, ainsi que nous l’explique Jacques Monod (6), dans son fameux ouvrage « Le hasard et la nécessité » (Editions du Seuil, 1970), où quelques pages sont consacrées aux rapports entre marxisme, science et épistémologie :

« Mais à la vérité il n’était pas nécessaire d’attendre les développements de la science du XX° siècle pour qu’apparaissent les confusions et non-sens auxquels cette thèse ne pouvait manquer de conduire. Pour éclairer la lanterne du pauvre M. Dühring qui les dénonçait déjà, Engels lui-même a proposé de nombreux exemples de l’interprétation dialectique des phénomènes naturels. On se rappelle le célèbre exemple du grain d’orge donné comme illustration de la troisième loi :

« Si un grain d’orge trouve les conditions qui lui sont normales, une transformation spécifique s’opère en lui sous l’influence de la chaleur et de l’humidité, il germe : le grain disparaît en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante ? Elle croît, fleurit, se féconde et produit de nouveaux grains d’orge, et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d’orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois plus grand… »

« Il en va de même, ajoute Engels un peu plus loin, en mathématiques : prenons une grandeur algébrique quelconque, par exemple a. Nions-la, nous avons -a. Nions cette négation en multipliant -a par -a, nous avons a², c’est-à-dire la grandeur positive primitive, mais à un degré supérieur… » etc.

Ces exemples illustrent surtout l’ampleur du désastre épistémologique qui résulte de l’usage « scientifique » des interprétations dialectiques. Les dialecticiens matérialistes modernes évitent en général de tomber dans de pareilles niaiseries. Mais faire de la contradiction dialectique la « loi fondamentale » de tout mouvement, de toute évolution, ce n’en est pas moins tenter de systématiser une interprétation subjective de la nature qui permette de découvrir en elle un projet ascendant, constructif, créateur ; de la rendre enfin déchiffrable, et moralement signifiante. C’est la « projection animiste », toujours reconnaissable, quels qu’en soient les déguisements.

Interprétation non seulement étrangère à la science, mais incompatible avec elle, ainsi qu’il est apparu chaque fois que les dialecticiens matérialistes, sortant du pur verbiage « théorique », ont voulu éclairer les voies de la science expérimentale à l’aide de leurs conceptions. Engels lui-même (qui cependant avait de la science de son temps une connaissance profonde) avait été conduit à rejeter, au nom de la Dialectique, deux des plus grandes découvertes de son temps : le deuxième principe de la thermodynamique et (malgré son admiration pour Darwin) l’interprétation purement sélective de l’évolution. C’est en vertu des mêmes principes que Lénine attaquait, avec quelle violence, l’épistémologie de Mach ; que Jdanov plus tard ordonnait aux philosophes russes de s’en prendre « aux diableries kantiennes de l’école de Copenhague » ; que Lyssenko accusait les généticiens de soutenir une  théorie radicalement incompatible avec le matérialisme dialectique, donc nécessairement fausse.

Malgré les dénégations des généticiens russes, Lyssenko avait parfaitement raison. La théorie du gène comme déterminant héréditaire invariant au travers des générations, et même des hybridations, est en effet tout à fait inconciliable avec les principes dialectiques. C’est par définition une théorie idéaliste, puisqu’elle repose sur un postulat d’invariance. Le fait qu’on connaisse aujourd’hui la structure du gène et le mécanisme de sa reproduction invariante n’arrange rien, car la description qu’en donne la biologie moderne est purement mécaniciste. Il s’agit donc encore, au mieux, d’une conception relevant du « matérialisme vulgaire », mécaniciste, et par conséquent « objectivement idéaliste », ainsi que l’a noté M. Althusser (7) dans son sévère commentaire de ma Leçon inaugurale au Collège de France. »

Le fait que Marx et Engels surestiment fortement leurs capacités en mathématique, ou que certains de leurs sectateurs les plus zélés aient raconté absolument n’importe quoi, n’atténue bien sûr en rien la pertinence éventuelle de certains de leur travaux (quoique des confusions de cette nature peuvent amener à avoir des doutes sur la validité de leurs raisonnements…). Par contre cela incite à reconsidérer ce qu’est le marxisme.

Pour ceux qui auraient encore des doutes sur l’existence d’une théorie pouvant tout expliquer, les extraits cités mettent fin à toute discussion ! On peut même aller plus loin et être stupéfait de voir que les hérauts du socialisme « scientifique » aient pu faire des confusions de cette nature – et qu’ils aient quand même été pris très au sérieux.

Parler de socialisme scientifique est une aberration, tant au niveau scientifique qu’au niveau du socialisme. Si le socialisme scientifique n’existe pas, la dichotomie entre socialisme scientifique et socialisme utopique ne signifie plus rien, et on peut dire que le socialisme utopique n’existe pas non plus… car l’on sait bien que les utopies n’existent pas !

Reste le socialisme, qui sera uniquement ce que nous en ferons. »

Toulouse, septembre 2005

Texte issu de la brochure « Marx et l’Anarchisme », éditée par la CNT-AIT de Toulouse et publiée pour la première fois en septembre 2005. 
 

NOTES : 

(1) Pierre Clastres (1934-1977). L’émission en question s’intitule « Les chemins de la connaissance », juin 1976.

(2) Laurent Schwartz (1915-2002) reçut notamment la médaille Fields en 1950. Il fut un des premiers trotskystes en France, avant de rompre à l’après-guerre.

(3) Jean Louis Maxime van Heijenoort, est un pionnier de la logique mathématique. Il a également été le secrétaire personnel de Léon Trotski de 1932 à 1939 et un activiste trotskyste de 1939 à 1947, avant de rompre avec le marxisme en 1948. Il a publié en 1967 une anthologie « From Frege to Gödel », peut-être le livre le plus important jamais publié sur l’histoire de la logique et des fondements des mathématique

(4) Ouvrage d’Engels de 1878. Un chapitre est consacré à la « négation de la négation ».

(5) En logique, la négation de la négation peut effectivement être « plus grande » (dans un sens qu’il faudrait convenablement définir) que l’assertion de départ, mais certainement pas de la façon décrite au-dessus !

(6) Jacques Monod (1910-1976) reçu notamment le prix Nobel de médecine en 1965.

(7) Louis Althusser (1918-1990), philosophe marxiste.

 

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