★ De l’autocratie tsariste à la dictature bolchevique
« Le 16 janvier 1905, les ouvriers des usines Poutilov cessent le travail pour protester contre le renvoi de quatre des leurs. La grève s’étend rapidement à toutes les usines de la région. Le pope Gapone qui dispose d’une grande influence suggère que la foule porte au tsar une pétition comportant une série de revendications politiques et sociales. Le dimanche 22 janvier, un cortège de 150 000 personnes, hommes, femmes et enfants arborant des icônes et chantant des cantiques, se dirige vers le palais d’Hiver. Nicolas II n’est même pas dans son palais. Il est resté dans sa résidence de Tsarkoïe Selo aux environs de Saint Pétersbourg. La foule est accueillie par la fusillade des cosaques. Un millier de personnes sont tuées, plusieurs milliers blessées. Les manifestants se dispersent tant bien que mal dans une gigantesque panique. A la suite de ces événements restés tristement célèbres sous le nom de « dimanche rouge » de Saint Pétersbourg, la vénération traditionnelle envers le tsar Père du Peuple » est brisée. L’autocratie déconsidérée ne se remettra pas de ce choc. Le phénomène révolutionnaire ne cessera de s’étendre jusqu’au coup fatal de 1917.
Les forces en présence
Plusieurs courants ou groupes s’opposent au pouvoir absolu du tsar :
◼ Les occidentalistes, ou libéraux, veulent instaurer un régime de type allemand ou anglais. Ils sont également influencés par la démocratie française. Ils désirent un système constitutionnel. Ce sont essentiellement des bourgeois et des intellectuels. Ils fondent le parti constitutionnel démocrate (parti KD ou cadet).
◼ Les populistes respectent les communes rurales et sont hostiles à l’industrialisation. Il pensent que le capitalisme, tout comme le marxisme, ne sont pas des systèmes qui peuvent convenir à la Russie. Ils souhaitent voir s’instaurer un socialisme de type coopératisme, plus conforme aux traditions russes. Ils forment le parti socialiste révolutionnaire (SR) qui comprend une aile modérée, les troudoviki (travaillistes).
◼ Les marxistes s’organisent en groupes de réflexion, à l’étranger, autour de Plékhanov. La Russie doit, pour eux, passer par le stade du capitalisme avant que le prolétariat ne prenne le pouvoir et instaure le socialisme. Ils essaient de mener une propagande dans les milieux ouvriers de Saint Pétersbourg, de Moscou, en Ukraine et dans les villes de la Volga. Ils fondent le Parti ouvrier social-démocrate de Russie qui comprend deux fractions : les bolcheviks et les mencheviks, plus modérés.
◼ Les anarchistes développent leurs idées principalement à l’étranger, à Genève et à Londres notamment. Des groupes réfléchissent sur les possibilités d’actions à partir des textes de Kropotkine et de Bakounine. Kropotkine participe à cet effort de propagande orienté vers la Russie (envois clandestins de brochures). Il existe un ou deux groupes à Saint Pétersbourg, autant à Moscou mais les groupements les plus actifs sont localisés dans le sud et dans la région ouest.
Les soviets
Au cours de l’année 1905, les ouvriers arrêtent le travail par milliers. Des conseils ouvriers (soviets) sont élus dans bon nombre d’usines. Les paysans s’attaquent aux grands domaines. Certains forment des soviets ruraux. La propagande bas son plein. Les troubles gagnent même l’armée, démoralisée par la guerre. Les révolutionnaires l’incite à fraterniser avec le peuple. Des soviets de soldats sont constitués. Les marins, particulièrement mal traités par les officiers, sont extrêmement sensibles à cette propagande. Le 27 juin 1905, l’équipage du cuirassé Potemkine se mutine. Quelque temps après, ce sont les marins de Kronstadt qui se révoltent, puis à nouveaux des marins en mer Noire. Le tsar est contraint de faire quelques concessions. Il accepte qu’une Douma (assemblée législative) soit élue au suffrage universel. Il rappelle Witte au gouvernement. Peu à peu, celui-ci devient maître de la situation mais le danger révolutionnaire n’est que momentanément écarté. La Douma n’offre en effet aucune garantie à l’opposition. Les arrestations et les déportations montrent, s’il en était encore besoin, que le tsar n’est pas disposé à renoncer à son pouvoir absolu. Les militants rejoignent la clandestinité et l’émigration. L’agitation dans les usines, dans l’armée, dans la marine, ne tarde pas à réapparaître lentement au cours des années qui suivent.
La chute du tsar
D’importants mouvements de grève reprennent à partir de 1915. Ils trouvent leur origine dans la situation générale catastrophique du pays en guerre (pertes humaines considérables, paralysie économique). En mars 1917 (février, selon le calendrier russe), des manifestations éclatent à Petrograd [1]. Elles durent quelques jours au cours desquels le gouvernement perd peu à peu le contrôle de la situation. Une partie des militaires chargés de rétablir l’ordre fraternise avec les révolutionnaires, tuant les officiers et distribuant des armes à la foule. Les bâtiments officiels sont envahis. Les révolutionnaires décident de mettre sur pied un gouvernement provisoire. Le tsar est contraint d’abdiquer.
Face au gouvernement provisoire, les soviets, en particulier celui de Petrograd, constituent un second pouvoir dont les attributions ne sont pas définies. En quelques semaines, les principales villes du pays se dotent de soviets qui émanent directement du peuple. Ils en sont même les seuls éléments représentatifs, en l’absence de toute assemblée (Douma). Le gouvernement provisoire présidé par le prince Lvov se montre vite incapable de surmonter les difficultés qui s’accumulent. Il ne satisfait personne et les révolutionnaires n’ont aucun mal à dénoncer ses maladresses. Les bolcheviks, de plus en plus intransigeants, renforcent leur structure par peur de se laisser dépasser par d’autres révolutionnaires, notamment les anarchistes de Kronstadt. Les gouvernements successifs ne parviennent pas à contrôler la situation. Le désordre se généralise dans les campagnes, dans les usines. L’inflation prend des proportions alarmantes. Kropotkine rentre en Russie en juin. Il a alors 75 ans : « Que c’est triste d’être vieux lorsqu’une révolution si riche en conséquences mondiales se produit ! » [2]. Kerensky constitue un nouveau gouvernement en juillet. Il propose un ministère à Kropotkine, ainsi qu’une pension et un logement. Le vieil homme refuse : « Comment ose-t-on me faire une semblable proposition, à moi, dont toute la vie, toutes les œuvres hurlent contre une pareille conception. Me croire assez sénile ou opportuniste pour me renier ainsi est une véritable insulte, ou dénote de la part de ceux qui me proposent cela une dose d’imbécilité peu commune » [3] . Kropotkine veut malgré tout, dans la mesure de ses possibilités, contribuer à l’instauration d’une société nouvelle. En août, il est invité à une conférence des partis politiques à Moscou. Il est le seul à y prononcer un discours en faveur de la proclamation de la république en Russie. Au même moment, les bolcheviks s’activent pour conquérir la majorité dans les soviets et pour préparer un soulèvement contre le gouvernement de Kerensky.
La mise en place du régime soviétique
Puis les événements s’accélèrent. En septembre, le soviet de Petrograd élit un nouveau bureau dont Trotsky est le président. Les bolcheviks obtiennent également la majorité à Moscou grâce aux actions de Boukharine, ainsi que dans plusieurs grandes villes. Au début du mois d’octobre, Lénine pense que le moment est venu de passer à l’action bien que les bolcheviks soient loin d’être tous favorables à l’insurrection. Le 23 octobre, il réussit à obtenir un vote en faveur de l’insurrection par 10 voix contre 2 (celles de Kamenev et Zinoviev). Au même moment, le bruit court à Petrograd que le gouvernement et les généraux veulent livrer la capitale aux Allemands. Les bolcheviks s’organisent avec des SR de gauche pour parer à une telle éventualité.
Le 6 novembre, Kerensky envoie des troupes fermer l’imprimerie des bolcheviks qui continuent malgré tout à publier leurs journaux. Au cours de la journée, ils s’assurent qu’ils sont bien soutenus en différents points stratégiques de la capitale. Le 7 novembre, les insurgés proclament la destitution du gouvernement provisoire. Le palais d’Hiver est pris d’assaut. Le croiseur Aurore, des marins de Kronstadt, tire quelques coups de canon. Les ministres capitulent. Le IIe congrès des soviets ouvre sa séance à la tombée de la nuit du 7 au 8 novembre. Sur 670 représentants, les bolcheviks sont 390 et ont, en outre, l’appui de quelques SR et de quelques mencheviks. Lénine peut déclarer, avant de clore la séance : « Nous passons maintenant à l’édification de l’ordre socialiste » [4]. Le gouvernement est constitué dans l’après-midi du 8 novembre. Sur proposition de Trotsky, il se nomme « Conseil des commissaires du peuple ». Il est présidé par Lénine et ne comprend que des bolcheviks, 15 au total dont Rykov à l’Intérieur, Lounatcharski à l’Instruction publique, Trotsky aux Affaires étrangères. Pour la question des nationalités, une commission présidée par Staline est constituée. Les opposants (SR de droite, mencheviks) ont quitté le IIe congrès des soviets. Celui-ci approuve la composition du nouveau gouvernement en fin de soirée. Il ratifie, en outre, les deux décrets rédigés par Lénine : le décret sur la paix et le décret sur la terre.
Une série de réformes intervient dans les semaines qui suivent : abolition des distinctions honorifiques, droit à l’autodétermination des nationalités, élection des officiers, des juges, laïcisation de l’état civil, égalité des sexes, séparation de l’Eglise et de l’État, laïcisation de l’enseignement, instauration du calendrier occidental, simplification de l’alphabet cyrillique, etc.
Les résistances
Les bolcheviks se rendent maîtres de Moscou et progressent de ville en ville jusqu’à la Sibérie occidentale. Fin novembre, les élections de l’Assemblée constituante donnent la majorité absolue (58% des voix) aux SR. Les bolcheviks obtiennent 25% des voix et décident de dissoudre cette assemblée. Les SR reprennent les armes (assassinats politiques, tentative d’assassinat contre Lénine).
La situation est délicate dans le sud du pays où les socialistes et les libéraux restent influents surtout dans les petites villes et les campagnes. Ils décident de s’organiser pour lutter contre le régime soviétique. En Ukraine, la situation est encore plus confuse. Les nationalistes ukrainiens proclament la République de Kiev, déclarent la guerre au régime et signent une paix séparée avec l’Allemagne et l’Autriche alors que Makhno commence à former une armée de volontaires. Parallèlement à cette constitution de l’armée « makhnoviste », un mouvement de collectivisation des terres commence. « Pendant ce temps, dans les campagnes, en particulier dans la partie zaporogue de l’Ukraine, là où l’autocratie n’a jamais pu abolir entièrement l’esprit libre, la paysannerie laborieuse révolutionnaire considère comme de son devoir le plus impérieux et le plus fondamental l’emploi de l’action révolutionnaire directe pour se libérer au plus vite des pomechtchiks et des koulaks, estimant que cette émancipation faciliterait la victoire contre la coalition socialo-bourgeoise (...) ».
« Les paysans saisissent ensuite directement les propriétés et le bétail des pomechtchiks, des koulaks, des monastères et des terres d’État ; cela, en instituant constamment des comités locaux de gestion de ces biens, afin de les répartir entre les différents villages et communes. »
« Un anarchisme instinctif transparaît clairement dans toutes ces intentions de la paysannerie laborieuse d’Ukraine, lesquels expriment une haine non dissimulée pour toute autorité étatique, sentiment accompagné d’une nette aspiration à s’en libérer » [5].
Les bolcheviks veulent en finir avec l’opposition. Le parti KD est déclaré hors-la-loi, les arrestations se multiplient. En décembre 1917, la Tcheka est créée. Lénine en confie la direction à Dzerjinski. Cet organe, qui ressemble étrangement à l’Okhrana tsariste, est chargé de combattre l’opposition sous toutes ses formes. De larges pouvoirs mal définis lui sont confiés.
L’opposition intérieure est encouragée par l’intervention étrangère (États-Unis, France, Angleterre, Japon). Une guerre civile qui durera plus de trois ans commence, ravageant les territoires et terrorisant les population. Les bolcheviks qui ne contrôlent que 25% du territoire environ mettent en place une dictature impitoyable afin de conserver le pouvoir. L’Armée rouge est créée le 28 janvier 1918. En juin, le service militaire devient obligatoire pour tout homme de 18 à 40 ans. L’élection des officiers est abolie la même année. En pleine guerre civile, Lénine décide de rencontrer Kropotkine. Lénine respecte Kropotkine principalement pour son œuvre sur la Révolution française. Il apprécie particulièrement la façon dont l’auteur a su mettre l’accent sur l’action du peuple. Il considère hautement cette étude et en souhaite une très large diffusion dans toute la Russie. Mais ceci ne suffit certainement pas à le décider à rencontrer Kropotkine. Au-delà de son estime personnelle pour l’historien, il souhaite probablement obtenir le ralliement de Kropotkine au pouvoir bolchevique en espérant ainsi porter un coup décisif aux anarchistes ukrainiens, les makhnovistes, que le pouvoir bolchevique ne parvient pas à mater. Mais le vieil homme, fidèle à ses idées, ne peut se rallier à la dictature du parti communiste qu’il considère comme une erreur fondamentale dans la révolution : « La Russie n’est une République soviétique que de nom » [6]. Toutefois, le 10 juin 1920, il adresse une lettre aux ouvriers occidentaux dans laquelle il condamne l’aide étrangère apportée à la rébellion contre la révolution : « Tous, pas seulement les travailleurs, mais tous les éléments progressistes des nations civilisées, doivent mettre obstacle à l’aide donnée, jusqu’ici, aux adversaires de la révolution. Non qu’il n’y aurait rien à objecter aux méthodes du gouvernement bolcheviste. Loin de là ! Mais chaque intervention armée d’un pouvoir étranger renforce nécessairement les tendances dictatoriales du gouvernement et paralyse les efforts des Russes qui, indépendamment du gouvernement, sont prêts à aider la Russie et la reconstruction de la vie sur de nouvelles bases » [7]. Il ne se fait aucune illusion sur la nature du gouvernement bolchevique mais ne souhaite pas en voir renforcer le caractère autoritaire. Il est révolutionnaire et c’est à ce titre qu’il défend la révolution en Russie. En 1921, les bolcheviks sortent victorieux de la guerre civile mais le pays est épuisé, la situation économique est catastrophique. On doit enregistrer, dans ce domaine, un recul de plusieurs décennies. La population est démoralisée, les vivres manquent, la situation sanitaire est déplorable. La propagande des mencheviks, des anarchistes et des SR contre le monopole du pouvoir bolchevique a peu à peu des échos dans la population. Au sein même du parti communiste, « l’opposition ouvrière » demande une démocratisation.
Funérailles de Kropotkine, le 13 février 1921.
Kropotkine s’éteint le 8 février 1921. Le 13, son enterrement est l’occasion d’une grande manifestation. Des milliers de personnes assistent à la cérémonie. Ce sera la dernière manifestation anarchiste et antibolchevique. Les organisations anarchistes russes saisissent l’occasion pour exiger la libération de tous les anarchistes emprisonnés par les communistes. La Tcheka consent à en libérer sept alors que des centaines sont incarcérés. Ces sept personnes s’engagent à retourner en prison après les obsèques et elles tiendront parole. Le 28 février 1921, les marins de Kronstadt se rebellent. Lénine comprend très vite la gravité du slogan : « Vivent les soviets ! A bas les communistes » qui peut rapidement encourager la guérilla paysanne qui sévit encore en Ukraine. Un ultimatum est lancé aux « égarés » avant l’attaque, le 7 mars, selon un plan élaboré par Trotsky. Le 18 mars, pour le cinquantenaire de la Commune de Paris, la révolte des marins de Kronstadt est écrasée.
Les bolcheviks interdisent l’activité de tous les partis ou groupes d’opposition, emprisonnent les opposants ou les autorisent à quitter le pays. Le Xe congrès du parti (8-16 mars 1921) interdit même toute fraction en son sein. A partir de mars 1921, les bolcheviks sont les maîtres absolus en Russie. Le pays s’engage sur les voies du stalinisme. Kropotkine n’est plus là pour constater ce qu’il avait su, très tôt, analyser avec clairvoyance, ce qu’il avait tenté de faire comprendre à Lénine en 1919, ce qu’il a répété jusqu’à la fin de sa vie : « La tentative de construire une République communiste sous la règle de fer de la dictature d’un parti finira en une faillite » [8]. »
NOTES
[1] Anciennement Saint-Pétersbourg.
[2] Pierre Kropotkine, Œuvres, Paris, Ed. Maspéro, 1976, p. 325.
[3] Ibid, note p. 331.
[4] Cité par Michel Laran, Russie-URSS 1870-1970, Editions Masson, 1973, p. 97.
[5] Nestor Makhno, article paru dans Dielo Trouda n° 29, oct. 1927, in La lutte contre l’État et autres écrits, Ed. J.-P. Ducret, 1984, p. 18.
[6] Œuvres, Op. Cit.p. 339.
[7] Ibid, p. 343.
[8] lbid, p. 345.
- SOURCE : Partage Noir
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