★ L’ADORATION DES CHOSES
★ Voltairine de Cleyre : L’Adoration des choses (1910)
Le texte que nous proposons ici est peut-être la première critique apparue de la société de consommation. On ne soutiendra pas qu’il s’agit d’un texte célèbre, en France en tout cas, puisque le nom de Voltairine de Cleyre était à peu près inconnue ici il y a une dizaine d’années. Il est paru d’abord, en 1910, dans le magasine Mother Earth, créé par Emma Goldman en 1906. E. Armand le traduisit et le publia dans La Brochure Mensuelle en 1933. Normand Baillargeon et Chantal Santerre l’ont repris dans leur excellente anthologie « Ecrits d’une insoumise », Lux Editeur, en 2018. Notre époque semble avoir hérité de la tâche de sortir de l’ombre les grands textes dont l’intérêt et l’existence même ont été occultés par le statut de culture mineure de l’anarchisme, et l’extravagante domination intellectuelle du marxisme à gauche et à l’extrême-gauche, en particulier en France. Nous reprenons la deuxième partie de cet article, L’Idée dominante, dans la version d’Armand, y compris avec certaines coupures, qui sont indiquées. Nous avons opté pour le titre « L’Adoration des choses ». [Les Obscurs]
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« Si nous regardions autour de nous pour découvrir quelle idée domine notre civilisation contemporaine, je ne sais si nous trouverions quelque chose de plus attrayant que la créature de pierre qui symbolise l’âme du Moyen Age : cette sculpture qui peuple les cathédrales, contorsionnée, à demi-informe, aux ailes de dragon, à la face large, sombre et tendue, les yeux aveugles fixant le soleil levant.
La relativité des choses s’est modifiée : l’Homme s’est élevé et Dieu s’est abaissé. Le village moderne possède des demeures plus confortables et des églises moins prétentieuses. De même, la conception de la saleté et de la maladie comme des afflictions fort recherchées, dont l’endurance patiente est un moyen de gagner le pardon de la Divinité, a fait place à la promulgation emphatique de l’hygiène. Nous avons des institutrices publiques qui notifient aux parents que « les poux » constituent une maladie contagieuse et fort désagréable. Nous avons des sociétés antituberculeuses qui tentent l’effort herculéen de purifier du mortel bacille ces écuries d’Augias que sont les usines modernes et qui ont réussi jusqu’ici à faire installer dans quelques-unes d’entre elles des crachoirs remplis d’eau. Nous en comptons bien d’autres encore de ces sociétés-là, et, bien que leurs succès ne soient pas toujours incontestables, leur existence est une preuve suffisante que l’humanité ne cherche plus dans la saleté un instrument de grâce. Nous rions de ces vieilles superstitions et nous parlons beaucoup de la science expérimentale. Nous essayons de ressusciter le mythe grec et nous prétendons aimer la culture physique. Nous sommes des touche-à-tout sous bien des rapports, mais la grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de « faire beaucoup de choses ». Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses, — des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. Dans quel but ? Le plus souvent le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. Au prix de quelle agonie du corps, de quelle impression et de quelle appréhension du danger, de quelles mutilations, de quelles hideurs, poursuivent-ils leur route, pour s’aller finalement briser sur ces rochers de la richesse ? En vérité, si la vision de l’âme médiévale est pénible dans son effort douloureux et son regard sans vie, grotesque dans ses tortures ridicules, celle de l’âme moderne est plus effrayante encore avec son regard nerveux, inquiet, scrutant sans trêve les coins de l’univers, et ses mains aussi nerveuses et aussi inquiètes, toujours en quête et toujours occupées à quelque tâche inutile.
La présence des choses en abondance, des choses vides, des choses vulgaires, des choses absurdes, a suscité le désir de leur possession, l’exaltation de la possession des choses. Parcourez les rues commerçantes de n’importe quelle ville, les rues où se trouvent les vitrines où s’étale la face cachée des choses; examinez les visages des passants — je ne parle point des affamés et des meurtris qui occupent les trottoirs et demandent plaintivement l’aumône — et voyez quelle idée révèle leur visage. Sur chacun, de la dame qui va faire des emplettes en voiture à l’employée en rupture d’atelier qui va de magasin en magasin cherchant une « occasion », vous trouverez peinte une vanité répugnante, une préoccupation du bel accoutrement, semblable à celle du geai paré des plumes du paon. Cherchez l’orgueil et la gloire d’un corps beau, libre, vigoureux, se mouvant sans entraves, vous ne le trouverez point. Vous verrez des démarches affectées, des corps amincis afin de faire ressortir la coupe d’une jupe, des visages souriants, enjoués, aux yeux en quête d’admiration pour le ruban gigantesque passé dans la chevelure surcoiffée.
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Et sur les visages masculins : de la grossièreté. Des désirs grossiers pour les choses grossières. L’effroyable anxiété et l’inquiétude inouïe qu’engendre la création de tout cela sont moins répugnantes que l’abominable expression, de convoitise pour les choses créées.
Voilà l’idée dominante du monde occidental, du moins de nos jours. Vous la rencontrerez partout où vous regarderez, incrustée sur les choses et sur les hommes ; très vraisemblablement, si vous regardiez dans le miroir, vous l’y apercevriez encore.
[…]
Mais l’idée dominante d’un siècle ou d’une contrée ne saurait engager l’idée dominante d’une simple vie individuelle. Je n’ai aucun doute qu’aux jours d’autrefois, là-bas, sur les rives du Nil, à l’ombre des pyramides, sous le poids harassant de la stupidité des autres hommes, il exista des êtres qui s’agitèrent, actifs, rebelles, haïssant tout ce qui faisait la fierté de la société d’alors et qui, pleins d’ardeur, cherchèrent à la renverser.
Je suis certaine qu’au sein de tout ce que créa l’agile intelligence grecque, plusieurs s’en furent les yeux baissés, insouciants de tout ce qui les entourait, cherchant une révélation de la vie plus noble, acceptant de renoncer aux joies de l’existence de façon à s’approcher de quelque perfection lointaine, inconnue, que leurs semblables ignoraient. Je suis certaine qu’à l’âge des ténèbres, lorsque la plupart des hommes priaient et courbaient le front, se flagellaient et se meurtrissaient et recherchaient la douleur – comme cette sainte Thérèse qui clamait son désir de vouloir souffrir ou, sinon, mourir -, quelques-uns se rencontrèrent qui considéraient le monde comme- une mauvaise plaisanterie et s’efforçaient d’obliger l’univers à répondre à leurs questions, grâce à cette recherche patiente et silencieuse qui aboutit à la science moderne. Je suis sûre qu’il s’en trouva des centaines, des milliers dont nous n’avons jamais entendu parler.
Et actuellement, quoique la société qui nous entoure soit dominée par l’adoration des choses et qu’elle sera connue comme telle, il n’y a aucune raison pour qu’une âme individuelle l’imite. Et ce n’est pas parce que, pour mon voisin, pour tous mes voisins, la seule chose qui semble valoir la peine est la quête de l’argent, que je doive m’y livrer également. Parce que mes voisins s’imaginent avoir besoin d’une masse énorme de tapis, de meubles, de pendules, de porcelaines, de miroirs, de vêtements, de bijoux, — de domestiques pour les entretenir, de détectives pour surveiller les domestiques, de juges pour juger les voleurs, de politiciens pour nommer les juges, de prisons pour punir les condamnés, de gardiens pour surveiller les emprisonnés, de percepteurs pour recueillir les appointements des gardiens et les leurs, et de coffres-forts pour y garder les dits appointements, de manière que seuls ceux qui en ont la clé puissent les dérober; et par conséquent qu’ils acceptent d’entretenir une armée de parasites rendant nécessaire que d’autres hommes travaillent pour eux et gagnent leurs émoluments; parce que mes voisins désirent tout cela, est-ce une raison pour que je me consacre à pareille folie et courbe l’échine pour servir à maintenir semblable parade ?
Parce que le Moyen Age fut sombre, aveugle et brutal, rejetterons-nous la seule bonne chose qu’il est parvenu à introduire dans les fibres de l’Homme, à savoir que l’intériorité d’un être humain vaut plus que son apparence ? Que concevoir un objet plus élevé que soi-même et vivre pour l’atteindre constitue la seule façon de vivre qui en vaille la peine ? Le but à conquérir doit être, certes, bien différent de celui qui conduisit les fanatiques de ces temps-là à mépriser le corps et à le crucifier à chaque instant. Mais on peut reconnaître les revendications et l’importance du corps sans sacrifier la vérité, la dignité, la simplicité, la bonne foi au vulgaire service d’un corps dont les ornements même avilissent l’objet qu’ils sont censés exalter.
La doctrine qui consiste à proclamer que les circonstances sont tout et les hommes, rien a été et est le fléau de nos mouvements modernes de réforme sociale.
Notre jeunesse, animée par l’esprit des anciens éducateurs qui croyaient à la suprématie des idées, même à l’heure où ils allaient abandonner cette thèse, a regardé avec des yeux avides l’Orient socialiste et cru que les merveilles de la Révolution allaient bientôt se réaliser. Dans leur enthousiasme, ils faisaient dire à l’Évangile des circonstances que bientôt la pression de l’évolution matérielle briserait le système social, ne donnant à la société mourante que quelques années à vivre. Ils assisteraient eux-mêmes à la transformation et prendraient part à ses joies. Les quelques années prévues ont passé et rien ne s’est produit ; l’enthousiasme s’est refroidi. Et voici que ces idéalistes sont devenus des hommes d’affaires, des industriels, des propriétaires fonciers, des prêteurs d’argent; les voici se glissant dans les rangs de cette société qu’ils méprisaient jadis, s’y introduisant pitoyablement, à la remorque de quelque personnage insolvable auquel ils ont prêté de l’argent ou rendu gratuitement quelque service professionnel. Les voici qui mentent, trompent, trafiquent, flattent, achètent et se vendent pour une bouchée de pain, pour n’importe quel petit prétexte. L’idée sociale dominante les a engloutis, leurs vies s’y sont englouties, et lorsque vous leur en demandez la raison, ils vous répondent que les circonstances les y ont contraints. Si vous leur citez leurs propres mensonges, ils sourient avec une complaisance flegmatique, vous assurant que lorsque les circonstances exigent qu’on mente, mentir vaut beaucoup mieux que dire la vérité, qu’agir par flatterie est parfois plus efficace que de s’y prendre franchement ; que flatter et duper importent peu si la fin recherchée est désirable ; que d’ailleurs, dans les circonstances actuelles, la vie ne serait pas possible sans tout cela ; qu’elle serait possible si les circonstances rendaient plus facile de dire la vérité que de mentir ; mais que jusqu’à ce moment-là chacun doit s’en tirer par lui-même comme il peut et coûte que coûte. Et le cancer continue à ronger la fibre morale, l’être humain devient un tas, une masse, un morceau de glaise, prenant toutes les formes et les perdant toutes, selon le coin ou le trou particulier où il désire se glisser ou s’enfuir, — incarnation répugnante de la banqueroute morale engendrée par l’Adoration des Choses.
N’eût-il pas été dominé par pareille conception matérialiste de la vie, sa volonté n’eut-elle pas été bannie de son existence par le raisonnement intellectuel et par son acceptation de son propre néant, que le même homme eût vu les aspirations désintéressées de ses premières années croître et se fortifier par l’exercice et l’habitude. Sa protestation contre l’époque ne se serait point effacée et elle aurait eu son effet.
[…]
Qu’on donne au leader ouvrier un poste politique et voilà le système social devenu parfait, disent nos ennemis en riant. Et ils nous citent un John Burns déclarant à son entrée à la Chambre des Communes : « que le temps de l’agitateur est passé et le temps du législateur est venu ». Qu’un anarchiste épouse une héritière et le pays est sauf, ricanent nos adversaires. Et ils en ont le droit. Mais l’auraient-ils ou pourraient-ils le prendre, ce droit, si nos vies n’étaient pas au premier plan dominées par des désirs plus impérieux que ceux que nous voulons qu’autrui prenne pour nos aspirations les plus chères ?
C’est la vieille histoire : « Visez les étoiles et vous pourrez atteindre le linteau de la porte ; mais visez le sol et vous atteindrez le sol ».
Il ne faut pas supposer qu’un individu quelconque ne puisse jamais atteindre la pleine réalisation de ce qu’il vise, même quand son but n’implique pas une action en commun avec d’autres ; il manquera son but. Dans une certaine mesure il sera vaincu par l’hostilité ouverte ou latente. Mais il atteindra quelque chose de haut s’il continue à viser un but élevé.
Que voulez-vous donc ? me demanderez-vous. Je voudrais que les hommes aient la dignité de choisir un but plus élevé que la chasse aux écus ; qu’ils choisissent une chose à faire dans la vie qui soit en dehors des choses qui se font pour se faire et qu’ils s’y tiennent. Non pour un jour, non pour une année, mais pour toute la vie. Et qu’ils aient foi en eux-mêmes ! Qu’ils ne soient pas comme un feu follet, professant ceci aujourd’hui et demain acclamant cela, et s’évadant de ceci comme de cela chaque fois qu’ils le trouvent facile. Qu’ils ne défendent pas une thèse aujourd’hui et baisent la manche de ses adversaires demain, avec, pour excuse, ce cri de faiblesse et de lâcheté dans la bouche : « Ce sont les circonstances qui me font ». Regardez bien au-dedans de vous-même et si vous aimez les Choses et le pouvoir et la plénitude des Choses mieux que vous aimez votre propre dignité, la dignité humaine — oh ! dites-le ! Dites-vous-le à vous-même et tenez-vous-y. Ne soufflez pas à la fois le froid et le chaud. N’essayez pas d’être un réformateur social et en même temps un possesseur respecté des Choses. Ne prêchez pas le sentier étroit quand c’est avec joie que vous cheminez sur la voie large. Prêchez la voie large ou ne prêchez rien du tout. Ne faites pas de vous un fou en disant que vous voudriez préparer la route à une société libérée, alors que vous n’êtes pas même disposé à lui sacrifier un fauteuil. Lectrice, dites franchement : « J’aime plus les fauteuils que les hommes libres, et c’est ce que je préfère et je les achète parce que c’est ce que je choisis, et non parce que les circonstances me font telle que je suis. J’aime les chapeaux, grands, immenses, avec quantité de plumes et de grands rubans. Et je préfère me procurer ces chapeaux-là que de m’occuper des rêves de la société qui ne s’accompliront pas de mon temps. Ce monde adore les chapeaux et je désire les adorer en sa compagnie ».
Mais si c’est la liberté, l’orgueil et la force d’être une âme unique, et la libre fraternité des hommes basée sur l’affinité que vous choisissez comme l’objectif qui conduira votre vie, eh bien ne le vendez pas pour du clinquant ! Croyez à la force de votre âme et qu’elle se frayera sa propre route ; lentement peut-être, en passant par d’amers conflits, votre force s’accroîtra. Et il ne vous sera pas difficile de renoncer à des possessions pour lesquelles d’autres abandonnent jusqu’à la dernière possibilité de liberté.
A la fin de votre vie, vous pourrez fermer les yeux en disant : « Je n’ai point été gouverné par l’idée dominante de mon siècle. J’ai choisi ma propre cause et je l’ai servie. J’ai prouvé par toute une vie qu’il est quelque chose en l’homme qui le sauve de l’absolue tyrannie des circonstances, qui en triomphe et les refonde, et cela c’est le feu immortel de la volonté individuelle, laquelle est le salut de l’avenir ».
Il nous faut des Hommes, des Hommes qui se tiennent à la parole qu’ils se sont donnée à eux-mêmes; qui s’y tiennent non seulement quand c’est facile, mais aussi quand c’est difficile, quand l’ouragan gronde, que le ciel est zébré de lignes blanches et de traits de feu, que les yeux sont aveuglés et les oreilles assourdies par la guerre des forces en conflit, qui s’y tiennent quand le ciel est gris et que rien n’interrompt sa désespérante monotonie. Tenir jusqu’au bout, voilà ce que signifie avoir une pensée dominante que ne peuvent briser les circonstances. Et les hommes qui tiennent jusqu’au bout font et défont les Circonstances. »
Voltairine de Cleyre
- SOURCE : Les Obscurs
★ Voltairine de Cleyre - Socialisme libertaire
Voltairine de Cleyre en 1891. Féministe, oratrice de talent, traductrice, écrivain... l'autre grande dame de l'anarchisme américain est pourtant bien différente d'Emma Goldman. Les origines et ...
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★ VOLTAIRINE DE CLEYRE
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Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866 à Leslie, dans le Michigan. Libre-penseur, son père admire beaucoup Voltaire, notamment sa critique de la religion, ce qui explique le choix du ...
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★ COURTE BIOGRAPHIE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE.