★ Voltairine de Cleyre

Publié le par Socialisme libertaire

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Voltairine de Cleyre en 1891.

 

Féministe, oratrice de talent, traductrice, écrivain... l’autre grande dame de l’anarchisme américain est pourtant bien différente d’Emma Goldman. Les origines et la formation intellectuelle, le tempérament et la personnalité les opposent. 

★ Le texte qui suit est paru dans le numéro 8 de la revue Itinéraire - Une vie une pensée consacré à Emma Goldman (second semestre 1990, 84 pages). 


« La première fois que je la vis — cette femme anarchiste la plus douée et la plus brillante que l’Amérique ait jamais produite — c’était à Philadelphie, en août 1893. J’étais venue dans cette ville pour parler aux chômeurs durant la grande crise de cette année, et j’étais impatiente de rencontrer Voltairine : à New York, on m’avait parlé de sa capacité exceptionnelle d’oratrice. Je la trouvais au lit, malade, la tête emballée de glace, le visage défiguré par la douleur. J’appris que cette situation se répétait après chaque apparition publique de Voltairine : elle resterait alitée pendant quelques jours (...). La rencontre suivante se déroula au pénitencier de Blackwell’s Island. Elle était venue à New York pour son discours magistral. En défense d’Emma Goldman et de liberté de parole [1], et elle me visita en prison. A partir de ce moment et jusqu’à sa mort, nos vies et nos efforts pour la cause étaient souvent unis, parfois en harmonie et quelquefois en opposition... » [2]

C’est une description un peu idéalisée d’une relation en réalité pas très harmonieuse : trop différentes étaient, de caractère comme de tempérament, ces deux femmes. Voltairine de Cleyre était anarchiste et féministe comme Goldman, et comme celle-ci une agitatrice ardente ; mais contrairement à Emma, elle n’a jamais aimé le grand public et gardait toujours ses distances. Elle était athée et libre-penseur mais, en même temps, « possédait une nature profondément religieuse. En dépit de sa conception pragmatique de la théorie et de la pratique anarchistes, elle reste au fond d’elle-même une zélote au tempérament sectaire, ascétique, se sacrifiant et même puritaine, comparable aux hérétiques religieux du passé. » [3] Toute sa vie de militante anarchiste, elle vécut dans une pauvreté extrême, les maladies et les malheurs physiques et émotionnels se poursuivant.

Voltairine De Claire [4], née le 17 novembre 1866 à Leslie au Michigan (États-Unis), est la fille cadette de Hector De Claire (1836-1906) et de sa femme Harriett née Billings (1836-1927). Son père, Français d’origine, était né à Lille. A l’âge de 18 ans, il avait émigré aux États-Unis où il fut naturalisé après la guerre civile pour y avoir participé (ainsi qu’un frère) dans l’armée nordiste. Libre-penseur et admirateur de Voltaire, il en emprunta le nom pour sa fille cadette qu’il aurait préféré être un fils. En 1867, suite à la mort accidentelle de l’aînée, Marion, la famille déménage à Saint Johns (Michigan) où Voltairine passa son enfance. Dès l’âge de 4 ans, elle savait lire et commença à écrire peu après.

En 1879, Voltairine fut envoyée chez son père (séparé de sa famille au début des années 1870) à Port Huron et, au mois de septembre de l’année suivante, elle fut placée par lui (reconverti au catholicisme) au couvent de Notre-Dame du lac Huron à Sarnia (Ontario, Canada), Elle y resta jusqu’en décembre 1881 pour une période qu’elle jugea plus tard comme la plus noire et la plus triste de sa vie, un emprisonnement. Elle sortit du couvent le 21 décembre 1883 et commença à gagner sa vie en donnant des cours privés (entre autres de Français).

Fin 1885, elle se déclarait libre-penseur et athée, fêtant cet événement par un poème intitulé l’Enterrement de mon Moi passé : « Et maintenant, Humanité, je me tourne vers toi ; je consacrerai mes services au monde ! » Elle devint active dans le mouvement libre-penseur et séculariste ; vivant à Grand Rapids à partir de 1886, elle commence à y écrire pour un petit hebdomadaire libre-penseur The Progressive Age (L’Age progressif) dont elle sera bientôt la rédactrice. Elle écrivait souvent sous des noms de plume comme « Fanny Fern », « Fanny Forrester » ou « Flora Fox », et elle affirme sa nouvelle identité en changeant l’écriture de son nom, de « De Claire » en « de Claire » d’abord, puis finalement en « de Cleyre ».

Institutrice anarchiste 

En mai 1886 commença à Chicago le drame des martyrs de Haymarket, événement qui changea la vie de Voltairine de Cleyre comme de bien d’autres. « Ceci est ma confession : il y a quinze ans, en mai dernier, (...) que je lisais, comme le reste du monde crédule et brute, une manchette mensongère : Des anarchistes jettent une bombe dans la foule à Haymarket, Chicago, et je m’écriais immédiatement : Ils devraient être pendus. Et cela bien que je n’ai jamais cru en la peine capitale pour les criminels ordinaires. Je ne me pardonnerai jamais cette phrase ignorante, épouvantable, féroce... » [5]. En décembre 1887, elle écoutait dans une réunion commémorative pour Thomas Paine un discours du socialiste et juriste Clarence Darrow. Celui-ci l’impressionna tellement qu’elle se déclara peu de temps après socialiste et, six semaines plus tard, à Pittsburgh, l’anarchisme lui fut présenté d’une façon sérieuse par un anarchiste juif. Déjà « sa conscience s’était éveillée, comme la mienne, au moment de l’assassinat légal de Chicago » (Emma Goldman), et bientôt elle se déclara anarchiste et commença a militer dans le mouvement. Elle y rencontre entre autres Dyer D. Lum, l’ami des martyrs de Chicago (il procura la cartouche de dynamite à Louis Lingg qui lui permit de se suicider dans sa cellule). Celui-ci devint son « instituteur », son ami le plus proche et aussi, quelque temps, son amant jusqu’à ce qu’il se suicide en avril 1893.

En 1889, elle déménage à Philadelphie où elle restera pour l’essentiel jusqu’en 1910. Elle y avait fait en juin 1888, lors d’une conférence, la connaissance de James B. Elliott, un libre-penseur avec qui elle se lie et dont elle aura un fils [6]. En 1891, elle commence à enseigner aux juifs immigrés de Philadelphie. Elle apprendra ainsi à lire et, plus tard, à écrire le yiddish, continuant toute sa vie cette activité d’institutrice et de propagandiste anarchiste dans les milieux juifs, travail comparable dans le mouvement à celui de Rudolf Rocker. Mais elle ne se limite pas à faire de la propagande orale, lors de ses cours à Philadelphie et de tournées de conférences ; elle écrit, traduit et publie aussi incessamment des articles politiques, des nouvelles, des poèmes [7]. Son anarchisme, d’abord individualiste et inspiré par la lecture de Liberty, le journal de Benjamin Tucker, transforme sous l’influence de Dyer D. Lurm en un mutualisme plus prononcé. Vers la fin du siècle, elle développe sa propre forme d’anarchisme sans adjectifs comme, au même moment, Ricardo Mella en Espagne, Fernando Tarrida del Mármol et Max Nettlau. Comme eux elle plaidera pour la coexistence des différentes formes d’anarchisme (et de socialisme).

En juin 1897, elle part pour un voyage En Europe. Elle passe quatre mois en Grande-Bretagne et y rencontre Kropotkine, Louise Michel, Tarrida del Mármol et Nettlau, les anarchistes espagnols torturés à Montjuich et un bon nombre d’exilés anarchistes français. Au mois d’août elle arrive à Paris, entre autres pour rendre visite à Sébastien Faure et au bureau du Libertaire, ainsi qu’au mur des Fédérés du Père-Lachaise. Elle retourne aux États-Unis fin octobre, après avoir fait une tournée de propagande en Écosse. Pendant quelque temps, elle envoya des rapports d’Amérique à Freedom et, en 1900, au congrès anti-parlementaire de Paris, remarquable pour les dates qu’elle a accumulées et pour ses propos sur la propagande.

Le 19 décembre 1902, pendant qu’elle se rend à son cours, un de ses anciens élèves du nom Herman Helcher tire sur elle trois coups de pistolet. Elle ne sera jamais opérée, gardant les balles dans le corps, et en souffrira toute sa vie. Helcher, juif d’origine russe, avait été antérieurement un de ses admirateurs les plus dévoués. Son acte s’explique par la frustration ressentie après de vains efforts pour réconcilier Voltairine de Cleyre et son amant. Elle refusa de l’identifier comme l’auteur de l’attentat et fit tout ce qu’elle pu pour lui épargner une condamnation. (Il sera quand même condamné à six ans et neuf mois de prison et, peu de temps après, transféré dans un hôpital psychiatrique.) En juin 1903, elle se rend de nouveau en Europe et passe quelques mois en Norvège, puis en Écosse et en Angleterre pour s’y reposer. A Londres, elle rencontre Malatesta et Rocker.

Mais bientôt, elle souffre encore des conséquences de l’attentat et de ses maladies chroniques. En 1904, elle est hospitalisée pendant quelque temps et, en 1905, essaye (pour la deuxième fois) de se suicider. Peu après, elle reprend ses activités de militante anarchiste, donne régulièrement des conférences, écrit des articles dont beaucoup sont publiés dans Mother Earth d’Emma Goldman (comme The Dominant idea, mars 1908, et Anarchism and American Traditions, décembre 1908 et janvier 1909). Impressionnée par Francisco Ferrer, elle traduit son essai sur L’Ecole Moderne (Mother Earth, novembre 1909 et, séparément, en brochure). Elle s’installe en 1910 à Chicago où elle enseigne tous les dimanches à la nouvelle Ecole moderne.

Au printemps 1911, pile s’enthousiasme pour la Révolution mexicaine et plus particulièrement pour Ricardo Flores Magón, commençant une remarquable campagne de soutien. A partir de juillet 1911, elle écrit régulièrement pour Regeneración, le journal de Magón. Abandonnant. son pacifisme tolstoïen de naguère, elle fixe son espoir en une révolution sociale qu’elle voit venir au Mexique. Mais, en avril 1912, elle tombe malade d’une sinusite qui amène d’autres complications. Après avoir subi deux opérations qui ne servent à rien, elle tombe paralysée et perd la voix. Voltairine de Cleyre décédera à l’hôpital de Chicago le 20 juin 1912 et sa dépouille est enterrée au cimetière de Waldheim, près du monument aux martyrs de Haymarket. »

 

★ Notes :


[1] Le discours prononcé à New York le 16 décembre 1893 fut en réalité publié sous le titre En défense d’Emma Goldman et du droit d’expropriation, Voltairine de Cleyre, Philadelphie, 1894.

[2] Emma Goldman, Voltairine de Cleyre, The Oriole Press, Beckley Heights, 1932, pp. 5-6. Cf. aussi l’extrait de ses souvenirs dans L’Épopée d’une anarchiste, Hachette. Paris, 1979, et éd. Complexes, Bruxelles. 1984, chap. X, pp. 79-102.

[3] Paul Avrich, An American Anarchist. The Live of Voltairine de Cleyre, Princeton University Press, Princeton (New Jersey), 1978, p. 11.

[4] Ce n’est qu’à partir de 1887 ou 1888 qu’elle adopte la graphie « de Cleyre ».

[5] « The Eleventh of November, 1887 » (« Le 11 novembre 1887 »), discours prononcé à Chicago le 11 novembre 1901, in Voltairine de Cleyre, The first Mayday : the Haymarket speeches 1895-1910, avec une introduction, des notes et une bibliographie publiés par Paul Avrich, Cienfuegos Press, Sanday Orkney, 1980, p. 23.

[6] Né le 12 juin1890, il est appelé Vermorel Elliott en souvenir d’Auguste Vermorel (nom qu’il changea plus tard en Harry de Cleyre) et mourut en 1974.

[7] Elle traduisit entre autres du français La Société mourante et l’Anarchie de Jean Grave, publié en 1899 à San Francisco sous le titre Moribund Society and Anarchy et La Commune de Louise Michel (inachevé). Elle a aussi écrit avec Lum un roman resté inédit.

 

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