★ LES ANARCHISTES ET LES SOCIALISTES : AFFINITÉS ET CONTRASTES

Publié le par Socialisme libertaire

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« ANARCHISTES ET SOCIALISTES, nous sommes également ennemis de la société bourgeoise. Les uns et les autres, nous voulons abolir le capitalisme, l’exploitation de l’homme par l’homme : nous voulons que les richesses naturelles et le travail humain servent à satisfaire les besoins de tous et non plus à procurer un profit aux usurpateurs des moyens de production. Socialistes et anarchistes, nous voulons que les hommes cessent de vivre de la souffrance d’autrui, d’être des loups se dévorant entre eux, et que la société serve à assurer à tous le plus grand bien-être possible, le plus grand développement matériel, moral et intellectuel.

Nous, anarchistes et socialistes, voulons donc substantiellement la même chose et, alors même que nous paraissons adversaires et ennemis, nous sommes naturellement frères.

Mais nous différons, affirme Zibordi [1], sur le moyen de démolir et sur la manière de reconstruire.

Parfaitement, mais il ne faut pas se tromper sur les moyens que nous préconisons et sur la manière dont nous entendons procéder à la transformation sociale et arriver à la réalisation de notre idéal.

En tant qu’anarchistes, nous sommes tous ou presque tous convaincus que la société bourgeoise, basée sur la violence, ne s’effondrera que sous les coups de la violence des prolétaires et, en conséquence, nous envisageons une préparation morale et matérielle qui puisse aboutir à une insurrection victorieuse.

Mais on cherche à faire croire que nous voudrions provoquer à tout instant des grèves, des embuscades, des conflits violents. Nous voulons vaincre, et c’est pourquoi nous n’avons aucun intérêt à user peu à peu nos forces et celles du prolétariat. Malgré les mensonges des feuilles policières, tout le monde sait que lors des épisodes sanglants de ces derniers temps, il n’y a jamais eu conflit à proprement parler, mais, d’un côté, toujours des agressions spontanées, et de la part de la force publique, il y a eu souvent des assassinats prémédités.

Notre propagande, en donnant espoir et confiance en un mouvement général définitif, tend à éviter les faits isolés, le gaspillage de forces et à pousser à une préparation méthodique propre à nous assurer la victoire.

Mais cela ne veut pas dire que nous devons contenir, lorsqu’ils se produisent, les explosions de la colère populaire. L’histoire est entraînée par des facteurs plus puissants que nous, et nous ne pouvons prétendre qu’elle veuille bien attendre notre autorisation. Tout en continuant notre préparation, nous entendons agir chaque fois que l’occasion se présente et tirer de toute agitation spontanée le maximum de résultats possibles au profit de l’insurrection libératrice. Et comme nous sommes aussi convaincus que le Parlement et tous les organes étatiques ne peuvent être des organes d’émancipation, et que toutes les réformes faites sous un régime bourgeois tendent à le conserver et à le renforcer, nous sommes fermement opposés à toute participation aux luttes électorales et à toute collaboration avec la classe dominante. Nous voulons creuser l’abîme qui sépare le prolétariat du patronat et rendre toujours plus aiguë la guerre de classe.

Et en cela, nous nous séparons nettement des socialistes réformistes, mais nous pourrions nous trouver parfaitement d’accord avec les socialistes dits « maximalistes ». Et, en effet, il y a eu une période au cours de laquelle une coopération cordiale paraissait assurée entre nous et les maximalistes. Si nos rapports se sont tendus, c’est que nous perdons de plus en plus confiance dans leur volonté révolutionnaire réelle. Malgré l’absurdité consistant à vouloir se faire élire au Parlement tout en déclarant qu’il n’y avait rien à y faire, nous avons cru aux bonnes intentions manifestées dans Avanti ! et dans les réunions électorales.

Mais ensuite… il est arrivé ce qui est arrivé [2], et nous nous sommes demandé, avec perplexité, si tout le feu révolutionnaire avait été l’effet d’une excitation passagère ou une simple manœuvre électorale.

En tout cas, si les dirigeants socialistes veulent agir, ils savent que nous ne resterons pas en arrière. En attendant, nous nous adressons directement aux jeunes et aux masses socialistes, qui veulent réellement la révolution.

Passons maintenant à la question de ce que nous entendons faire après l’insurrection victorieuse.

Elle est essentielle, car c’est notre manière de reconstruire qui constitue à proprement parler l’anarchisme et qui nous distingue des socialistes. L’insurrection, les moyens pour détruire sont un aspect contingent, et à la rigueur on pourrait être anarchiste même en étant pacifiste, comme l’on peut être socialiste et vouloir l’insurrection.

On dit que les anarchistes sont contre l’État, ce qui est juste, mais qu’est-ce que l’État ? L’« État » est un mot pouvant prêter à cent interprétations, et nous préférons employer des mots clairs excluant toute équivoque.

Bien que la chose puisse paraître étrange à celui qui n’a pas pénétré la conception fondamentale de l’anarchisme, en vérité les socialistes sont des violents, tandis que nous sommes opposés à toute violence, sauf lorsqu’on nous l’impose pour nous défendre contre celle d’autrui. Aujourd’hui, nous sommes pour la violence, moyen nécessaire pour abattre la violence bourgeoise ; demain, nous serons encore pour la violence, si elle sert à nous forcer à accepter une forme de vie ne nous convenant pas. Mais notre idéal, l’anarchie, est une société fondée sur le libre accord d’individus libres. Nous sommes contre l’autorité, parce que l’autorité, pratiquement, est la violence du petit nombre contre le grand nombre. Mais nous serions contre l’autorité, même si elle n’était, conformément à l’utopie démocratique, que la violence de la majorité contre la minorité.

Les socialistes sont dictatoriaux ou parlementaires.

La dictature, dut-elle même s’appeler « du prolétariat », est le gouvernement absolu d’un parti, ou plutôt des chefs d’un parti qui imposent à tous un programme spécial, voire celui qui convient à leurs intérêts.

La dictature est toujours annoncée comme provisoire, mais, comme tout pouvoir, elle tend à se perpétuer et à élargir sa domination, et finit par provoquer la révolte ou consolider un régime d’oppression.

Nous, les anarchistes, nous ne pouvons pas être autre chose que les adversaires de n’importe quelle dictature. Les socialistes, qui préparent les esprits à subir la dictature, doivent au moins s’assurer que le pouvoir aille aux dictateurs qu’ils désirent, puisque, si le peuple est disposé à obéir, il y a toujours le danger de le voir obéir aux plus habiles, c’est-à-dire aux plus mauvais.

Reste le parlement, la démocratie.

Nous n’avons pas à refaire ici, dans un simple article, la critique du parlementarisme et à démontrer comment il ne peut jamais interpréter les besoins et les aspirations des électeurs, et donne nécessairement naissance à une classe de politiciens, aux intérêts bien distincts et souvent même opposés à ceux du peuple.

En admettant même l’hypothèse la meilleure et la plus utopique que les corps élus puissent représenter la volonté de la majorité, nous ne saurions reconnaître à cette majorité le droit d’imposer sa volonté à la minorité au moyen de la loi, autrement dit de la force brutale.

Est-ce pour cela que nous repousserions toute organisation, coordination, division et délégation de fonctions ?

Nullement. Nous comprenons toute la complexité de la vie sociale et n’entendons renoncer à aucun des avantages de la civilisation. Mais nous voulons que tout, même les quelques limitations de liberté nécessaires, soit le résultat de la libre entente. La volonté de chacun n’a pas à être lésée par la force d’autrui, mais tempérée par l’intérêt pour tout le monde de s’entendre, aussi bien que par des accords naturels indépendants de la volonté humaine.

L’idée de libre volonté semble épouvanter les socialistes. Mais pour tout ce qui dépend des hommes, n’est-ce pas toujours la volonté qui décide ? Dès lors, pourquoi la volonté des uns plutôt que celle des autres ? Et qui décidera de la volonté ayant le droit de prévaloir ? La force brutale ? Celle qui aurait réussi à s’assurer un corps de policiers suffisamment fort ?

Nous croyons que l’on pourra se mettre d’accord et aboutir à la meilleure forme de vie sociale uniquement si personne ne peut imposer sa volonté par la force, et chacun devra donc chercher, poussé par les nécessités mêmes, aussi bien que sous l’impulsion d’un esprit fraternel, le moyen de concilier ses propres désirs avec ceux d’autrui. Un maître d’école, permettez-moi cet exemple, qui aurait le droit de frapper ses élèves et de se faire obéir à la baguette, n’aurait plus aucun travail intellectuel à faire pour comprendre la mentalité des enfants qui lui sont confiés et élèverait des sauvages. Au contraire, un maître qui ne peut ou ne veut pas frapper cherche à se faire aimer et il y réussit.

Nous sommes communistes ; mais nous repoussons tout communisme imposé par les flics. Ce communisme violerait non seulement la liberté qui nous est chère, il ne pourrait non seulement produire d’effets bénéfiques, car il lui manquerait le soutien cordial des masses et il n’aurait que l’action stérile et pernicieuse des bureaucrates, mais il conduirait sûrement à une révolte anticommuniste qui, en raison des circonstances, risquerait de se terminer par une restauration de la bourgeoisie. Cette différence de programme entre nous et les socialistes suffira-t-elle à nous rendre ennemis au lendemain de la révolution, et poussera-t-elle les anarchistes, qui probablement seront en minorité, à préparer une nouvelle insurrection violente contre les socialistes ?

Pas nécessairement.

L’anarchie, nous l’avons souvent répété, ne peut se faire de force et nous ne pourrions ni voudrions imposer nos conceptions aux autres, sans cesser d’être anarchistes. Mais, en tant qu’anarchistes, nous voudrions vivre en anarchie, pour autant que les circonstances extérieures et nos propres capacités nous le permettent.

Si les socialistes nous reconnaissent la liberté de propagande, d’organisation, d’expérimentation, et ne veulent pas nous obliger par la force à obéir à leurs lois, et nous saurons vivre en les ignorant, il n’y aura aucune raison qu’il y ait un conflit violent.

Une fois la liberté conquise et le droit assuré à tous de disposer des moyens de production, nous comptons, pour le triomphe de l’anarchie, uniquement sur la supériorité de nos idées. Et en attendant, nous pourrons tous collaborer au bien commun, chacun avec nos méthodes.

Au contraire, si les gouvernants socialistes voulaient, par la force des policiers, soumettre les opposants à leur domination, alors… ce serait la lutte. »

Errico Malatesta

Umanità Nova, 1er mai 1920  ; traduction du Réveil communiste-anarchiste, 22 mai 1920. 
 

[1] Giovanni Zibordi (1870-1943), journaliste et politicien socialiste.

[2] Une allusion aux aléas du Parti socialiste entre le positionnement vis-à-vis du Komintern et celui de la position à suivre contre Benito Mussolini.

 

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