★ LA FAILLITE DU COMUNISME D'ETAT RUSSE

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Rudolf Rocker : La faillite du communisme d'État russe, 
extrait de Les Soviets trahis par les bolcheviks (1921).
 
 

« La Russie présente depuis quelques mois les signes d’une crise intérieure, dont les inévitables conséquences pourraient avoir une importance sans doute plus décisive pour son proche avenir que toutes les secousses qui l'ont ébranlée jusqu'ici au cours de la révolution. Les compromis économiques du gouvernement russe avec le capitalisme étranger, la révolte de Cronstadt, la déclaration de guerre ouverte aux anarchistes et aux syndicalistes faite par LÉNINE au Xe Congrès du parti communiste, la féroce persécution de tous les partis et tendances socialistes non bolcheviques et, last but not least, l'indéniable processus de décomposition à l'intérieur du parti communiste lui-même sont autant de phénomènes dont on ne peut méconnaître l'importance ni mesurer aujourd'hui les effets sur le mouvement ouvrier international. C'est précisément l'extraordinaire importance de la crise actuelle pour l'ensemble du mouvement socialiste qui nous pousse à prendre publiquement position.

Dans le cas présent, ce n'est pas tant la critique en elle-même que les manifestations qui l'accompagnent et les circonstances dans lesquelles elle est faite qui rendent terriblement difficile une prise de position claire et sans équivoque sur la question. Il ne s'agit en effet pas seulement d'oppositions théoriques déterminées et de conceptions différentes des phases probables du développement social, mais encore de problèmes d'une importance historique mondiale, dont la solution dans l'un ou l'autre sens exerce une influence puissante sur l'avenir de l'Europe et de l'ensemble du monde civilisé. Aussi, tout socialiste et révolutionnaire sincère devrait-il aborder ces problèmes avec d'autant plus de prudence et de maîtrise de soi, éliminer toutes les questions de nature personnelle de son horizon et s'efforcer de rechercher le point central et l'origine profonde de tous les phénomènes en question. Mais, même dans ce cas, un jugement n'aura toujours qu'une signification relative, étant sujet à maintes opinions erronées, principalement sur les points d'importance secondaire ; du moins aura-t-on la satisfaction personnelle de s'être gardé de ces impulsions aveugles dues à des humeurs passagères qui furent jusqu'à présent un obstacle insurmontable à tout vrai jugement.

Dans la grande bataille pour ou contre Moscou, qui a maintenant commencé dans tout le mouvement ouvrier, on ne trouve à vrai dire pour le moment guère d'exemples d'une telle manière de traiter le problème. Il semble que l'on veuille au contraire empêcher tout approfondissement de la question par de frénétiques déformations des faits et un culte borné des grands mots. Une haine aveugle, une imbécile phraséologie jouent toujours le rôle plus éminent dans un combat qui est d'une importance vitale pour le développement du mouvement socialiste. Mais, il faut le dire dès maintenant, la responsabilité de cet état désolant incombe presqu'entièrement aux hommes de Moscou et aux partis communistes qui suivent leurs directives. Nous ne voulons pas parler des débordements personnels de quelques-uns, qui se laissent emporter par leur tempérament ou la passion politique, mais d'une méthode froidement appliquée, qui ne recule devant aucune bassesse, aucune diffamation personnelle, lorsqu'il s'agit d'atteindre un but donné ou de se débarrasser d'un adversaire gênant. Un coup d'œil sur la presse des différents partis communistes, en particulier en Allemagne, suffit pour s'assurer que notre affirmation n'est, hélas, que trop bien fondée. Qui n'est pas aveuglément d'accord avec « les diktats » et les idées des hommes au pouvoir à Moscou et de leurs petits suiveurs à l'étranger, se voit irrémédiablement étiqueté « contre-révolutionnaire » et flétri comme traître au mouvement ouvrier. Toute la polémique de ces gens vise pour ainsi dire à l'empoisonnement moral des puits. Il est cependant remarquable que ceux-là mêmes qui s'efforcent de discréditer comme « petite-bourgeoise » et au service de la bourgeoisie toute tendance du mouvement ouvrier qui leur déplaît aient emprunté à la même bourgeoisie cette arme tristement connue de la suspicion systématique des adversaires politiques.

La calomnie, arme de la bourgeoisie 

Lorsque Robespierre et Saint-Just préparaient la condamnation des hébertistes, la presse jacobine commença à accuser ces derniers d'être des « agents de PITT ». Depuis lors, ce jeu criminel ne cesse d'être joué et la dernière guerre nous a amplement fourni en exemples du procédé. Quiconque osait, en Angleterre, en France ou ailleurs, dire un mot de protestation contre la grande boucherie des peuples était traité d'agent allemand par la meurtrière presse patriotique, tandis qu'en Allemagne même, tout opposant à la guerre était évidemment un « espion anglais ». Or cette misérable méthode, dont l'utilisation était restée jusqu'à présent l'apanage douteux du plus bas terrorisme journalistique bourgeois, est aujourd'hui l'arme préférée de la presse du parti communiste russe et de ses tristes succursales à l'étranger.

Maria Spiridonova et les maximalistes : des contre-révolutionnaires ! les anarchistes : des contre-révolutionnaires ! les syndicalistes : des contre-révolutionnaires ! Makhno : un contre-révolutionnaire ! les insurgés de Cronstadt : des contre-révolutionnaires ! Et qui ne le croit pas ne peut naturellement qu'être un contre-révolutionnaire !

Les circonstances particulières du développement de la révolution russe ont permis aux partisans du « communisme » moderne de mettre cette tactique jésuitique en pratique aussi longtemps et avec autant de succès. L'explosion de la révolution russe fut en effet le premier signe flamboyant du réveil de l'humanité dans l'horrible monotonie de la tuerie qui avait transformé l'Europe en un immense abattoir. Le monde entier se prit à respirer de nouveau : le maléfice était rompu ! L'effrayante hypnose de la folie meurtrière, qui avait entraîné depuis des années l'humanité dans une ronde insensée de sang et de ruines, avait perdu sa force — on sentait venir sa fin. De même qu'autrefois la guerre d'indépendance des colons américains avait donné une puissante impulsion à l'idée révolutionnaire dans l'ancienne France, la Révolution russe agissait maintenant sur l'évolution politique en Allemagne et en Autriche, précipitant l'écroulement des puissances centrales. La révolution avait délivré le monde de la malédiction de la guerre, ce qui explique l'immense enthousiasme qu'elle souleva dans la classe ouvrière tout entière et même dans des milieux d'habitude tout à fait étrangers à la cause révolutionnaire. On y voyait le début d'une ère nouvelle en Europe et au sein des masses prolétariennes se levait un puissant désir de libération de l'esclavage salarié, surtout après la chute de Kerenski et la prise du pouvoir par les bolcheviks.

Dans les pays latins, cette sympathie sans mélange pour la Révolution russe avait une autre raison particulière. Là où les traditions du vieux mouvement bakouniniste sont encore vivantes dans les masses ouvrières, on n'était que trop porté à confondre le bolchevisme avec les idées de Bakounine et ses tentatives de réalisation.

Lorsque, par la suite, les puissances impérialistes de l'Entente mobilisèrent contre la Russie et y déchaînèrent la contre-révolution, lorsque les hordes de Koltchak, Dénikine et Wrangel menacèrent l’existence de la république soviétique, la sympathie de tout vrai révolutionnaire, de quelque tendance qu'il se réclame, alla sans partage à la Russie soviétique. Et tous ceux qui sont un tant soit peu au courant des choses savent que beaucoup d'entre eux, bien qu'ils fussent fondamentalement opposés aux théories bolcheviques, n'en restèrent cependant pas à une sympathie platonique. Telle fut en particulier l'attitude de nos camarades anarchistes, aussi bien en Russie même que dans tous les autres pays. Des hommes comme Kropotkine, Malatesta, Bertoni, Domela Nieuwenhuis, Sébastien Faure et bien d'autres, qui s'étaient dès le début expressément opposés au bolchevisme, se placèrent sans hésiter un instant aux côtés de la Russie révolutionnaire, non pas parce qu'ils étaient d'accord avec les principes et directives bolcheviques, mais simplement parce qu'ils étaient des révolutionnaires et, comme tels, les ennemis de toute tentative contre-révolutionnaire.

La presse anarchiste et syndicaliste s'efforça particulièrement d'observer une grande retenue dans sa critique des idées bolcheviques, pour ne pas apporter d'eau aux moulins de la contre-révolution. Bien des nouvelles qui nous parvenaient, bien des mesures du gouvernement soviétique que nous pensions devoir être fatales au développement de la révolution, furent passées sous silence, car l'on se disait que ce n'était pas le moment de critiquer. Chacun ressentait toute la force des énormes difficultés qui s'amassaient en Russie et menaçaient le cours des événements révolutionnaires. Aussi se disait-on qu'il est plus facile de formuler des critiques que d'améliorer les choses et c'est ce sentiment instinctif de responsabilité qui fit que beaucoup d'entre nous se turent à une époque où la Russie, saignant de mille blessures, devait se battre pour son destin. Mais ce fut justement cette position difficile, où l'irrésistible pression des circonstances poussa toutes les tendances non bolcheviques du mouvement socialiste en général, qui donna aux partisans sans scrupules du bolchevisme la possibilité de diffamer comme contre-révolutionnaires tous ceux qui suivaient une autre voie et ne voulaient pas se plier à leur diktat.

Il faut prendre position 

Les temps ont depuis bien changé. La Russie elle-même est arrivée à un tournant de son évolution interne, qui pourrait être décisif pour son proche avenir. Les fameux 21 points de LÉNINE et la tentative de la « IIIe Internationale » d'attirer l'ensemble du mouvement ouvrier dans le sillage du communisme d'État nous forcent à prendre publiquement position.

Ceux qui croyaient que les dirigeants russes étaient obligés par la fatalité de la guerre de prendre des mesures auxquelles ils répugnaient en leur for intérieur, et qu'avec la fin des hostilités l'état de guerre dans la vie politique russe verrait aussi venir son terme, ont été amèrement déçus. L'état des choses ne s'est pas amélioré, il est devenu tout simplement insupportable. Une terrible réaction domine aujourd'hui le pays, y étouffant toute vie spirituelle.

Au cours des derniers mois, nous avons eu l'occasion de nous entretenir avec des douzaines d'hommes et de femmes qui avaient pris part aux congrès de la IIe Internationale et de l'Internationale des syndicats rouges à Moscou et qui nous ont rapporté ce qu'ils avaient vécu et appris. Parmi eux se trouvaient des partisans des tendances socialistes les plus diverses et des citoyens de huit nations différentes, mais quel changement d'hier à aujourd'hui !

Autrefois, la plupart de ceux qui revenaient de Russie n'étaient que louanges sur tout ce qu'ils avaient vu. Tout était comme il faut, chaque limitation de liberté justifiée par l'absolue nécessité dans la situation critique du pays et le moindre début de doute signifiait une haute trahison de la cause révolutionnaire. Cela dit, quatre-vingt-dix pour cent de nos rouges pèlerins, partis pour La Mecque moderne puiser la sagesse révolutionnaire à sa source, n'avaient absolument rien appris sur l'état véritable de la Russie. La plupart ne connaissaient pas le russe et logeaient à l'Hôtel Lux, à Moscou, ou dans quelque autre logement convenable. Une troupe d'employés zélés — pour la plupart agents de la Tchéka — s'occupaient amplement du bien-être physique et intellectuel de leurs hôtes et les renseignaient sur tous les détails du merveilleux monde communiste. Sous leur conduite, ils visitaient ainsi usines, écoles, théâtres, etc., et faisaient dans de confortables wagons de chemin de fer, ou même en auto, des excursions dans le pays — toujours sous les yeux vigilants des agents soviétiques, attentifs à ce que rien ne vienne troubler le programme prévu. On leur montrait des villages à la Potemkine et ils s'en émerveillaient ; quant à l'état réel des campagnes, fort peu d'entre eux en voyaient quelque chose. La plupart ne soupçonnaient même pas qu'ils étaient victimes d'un mauvais charme de théâtre. En outre, le ministère des Finances se montrait très prévenant pour hôtes et délégués, ce qui ne contribuait naturellement pas peu à faire monter chez plusieurs de quelques degrés encore l'enthousiasme dû. Ainsi le monde est-il depuis quelques années inondé d'un flot d'articles de journaux, de brochures et de livres écrits par des gens qui, après avoir passé six ou huit semaines en Russie, se sont sentis obligés de communiquer leurs « expériences » à leurs contemporains étonnés. Nul autre que Bill Haywood vient de nous en donner un exemple typique en remplissant, deux jours à peine après son arrivée à Moscou, les colonnes du journal londonien Daily Herald d'un véritable hymne à la louange de la Russie soviétique. Lorsqu'un homme comme Haywood ne recule pas devant une aussi niaise escroquerie, n'ayant apparemment même pas compris le caractère réprouvable d'une telle manière d'agir, que peut-on bien attendre d'esprits subalternes de troisième ou quatrième qualité ?

Mais, comme nous le disions, un grand changement est intervenu en ce domaine et l'on sent qu'un profond dégrisement se fait jour. Parmi les douzaines de camarades socialistes des tendances les plus diverses évoqués plus haut, revenus de Russie ces dernières semaines, nous n'en avons plus trouvé un seul pour prononcer un jugement empreint de la même naïveté qu'autrefois. Tous, sans exception, étaient très inquiets et la plupart, amèrement déçus par ce qu'ils avaient vu, donnaient libre cours à leurs sentiments. Nous avons vu des hommes, partis enthousiastes, voire fanatiques partisans du bolchevisme, rentrer totalement brisés et ayant perdu tout espoir. Parmi eux, un camarade espagnol qui, quelques mois auparavant, avait encore accusé publiquement les syndicalistes allemands de mentalité contre-révolutionnaire pour avoir communiqué au monde l'appel au secours désespéré des anarcho-syndicalistes russes et exigé des dirigeants russes la libération des révolutionnaires emprisonnés.

L'atmosphère étouffante du despotisme 

Ce ne furent nullement les terribles conditions économiques existant en Russie qui amenèrent ces hommes et ces femmes à réviser leur opinion, mais avant tout l'atmosphère étouffante de l'insupportable despotisme qui y pèse aujourd'hui comme un épais nuage et auquel il a été réservé de pousser à leur limite les pires excès du tsarisme. L'impitoyable répression de toute pensée libre, l'absence de toute garantie de liberté personnelle, ne serait-ce qu'à l'intérieur de certaines limites comme c'est le cas même dans les pays capitalistes, la suppression de tous les droits donnant aux travailleurs la simple possibilité de faire connaître leurs idées et leurs sentiments — tels que la liberté de réunion, le droit de grève, etc. — l'effroyable développement d'un système de police et d'espionnage qui dépasse tout ce qui a pu exister dans ce sombre domaine, la pétaudière des commissaires et l'aveugle routine de toute une hiérarchie de fonctionnaires sans esprit, qui a depuis longtemps étouffé tout mouvement d'autonomie et de vie dans les masses — tout cela, parmi de nombreux autres faits que l'on ne peut plus dissimuler aujourd'hui avec la même habileté qu'autrefois, a ouvert bien des yeux qui semblaient avoir succombé sans espoir à l'hypnose générale.

Mais d'autres phénomènes troublants se manifestent aujourd'hui, que beaucoup, revenus il y a seulement quelques mois, auraient alors estimés impossibles. Des gens qui, il n'y a pas longtemps, déclaraient traître à la classe ouvrière et contre-révolutionnaire quiconque osait émettre la moindre critique au sujet des méthodes et manière d'agir des dictateurs moscovites, sont aujourd'hui devenus leurs furieux adversaires. Le parti communiste ouvrier allemand (KAPD) en offre un exemple classique, lui dont les chefs aux regards avides de roubles guignaient Moscou, essayant de s'attirer la bienveillance et les bonnes grâces de la centrale russe par une phraséologie « révolutionnaire » aux limites du ramollissement cérébral. Il y a trois mois à peine, ces lilliputiens de l'esprit, qui ne se plaisent que dans des poses de héros de tragédie et ont de terribles colères lorsque d'aucuns ne prennent pas leur sotte farce au sérieux, rampaient à la lettre aux pieds de la IIIe Internationale et se séparaient de leurs têtes les plus capables pour profiter de la manne de roubles ; or les voici maintenant qui rivalisent formellement dans la diffamation de cette même Internationale et de l'Union soviétique : « Lénine ne veut pas la révolution ! La IIIe Internationale est la plus grande escroquerie qui soit ! Trotsky, Zinoviev, Radek et consorts, des escrocs ! Le gouvernement soviétique devenu simple représentant du capitalisme ! Le gouvernement bourgeois soviétique, avocat des intérêts de la bourgeoisie internationale ! », tels sont aujourd'hui les titres du journal l'Ouvrier communiste. Nous avons bien peur, quant à nous, que d'aussi soudains retournements politiques ne se renouvellent souvent et que les bolcheviks ne doivent encore connaître beaucoup d'amères déconvenues, de la part précisément de leurs partisans les plus fanatiques et les plus servilement dévoués. La dernière prise de position du parti communiste allemand (KPD) et l'affaire LEVI et Camarades sont de mauvais présages, et qui donnent à penser. Ces phénomènes sont inévitables, car un parti qui doit acheter ses propagandistes et ses hommes de confiance en leur versant régulièrement de fortes sommes, loin de se faire ainsi de vrais amis, favorise l'extension autour de lui d'une zone marécageuse de corruption, qui attire irrésistiblement tous les aventuriers politiques et qui lui sera à plus ou moins brève échéance fatale.

Pour l'observateur sérieux, les condamnations actuelles des chefs du KPD ne sont pas plus importantes que les louanges passées de ces messieurs. On doit aussi peu en tenir compte, pour une étude sérieuse des événements russes, que des invectives de la presse bourgeoise, mais elles sont importantes comme symptômes de l'état actuel des choses.

La faillite du socialisme d'État 

Ce que nous pouvons observer aujourd'hui en Russie, c'est l'écroulement d'un système, la déclaration de faillite du socialisme d'État dans sa forme la plus rebutante. Le caractère personnel ou, comme certains le prétendent, le manque de caractère des acteurs de ce drame n'y joue qu'un rôle secondaire. Quand Lénine lui-même se voit obligé de dire qu'au moins cinquante pour cent des « commissaires » soviétiques ne devraient pas être à la place qu'ils occupent, cela ne prouve pas encore en soi que son système est mauvais. Mais qu'il ne puisse plus se débarrasser des mauvais esprits qu'il a déchaînés et qui lui mangent maintenant la soupe sur la tête, c'est là un phénomène qui a sa racine dans le système et qui ne peut être expliqué que par lui.

Lénine, ce grand opportuniste, le sent bien, même s'il n'ose l'avouer ouvertement. Il sait que l'expérience bolchevique a irrémédiablement fait faillite et que rien au monde ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit arrivé. C'est pourquoi il appelle le capitalisme international à sa rescousse, tout autre chemin lui étant barré. Lui reprocher d'être soudain devenu modéré, dire que l'on doit chercher dans ce changement d'opinion l'explication de son actuelle politique de compromission est sans aucun fondement, et même simplement absurde. Le gouvernement russe ne passe pas accord avec le capitalisme étranger parce que Lénine et d'autres avec lui sont effectivement devenus modérés, mais parce qu'il n'a plus d'autre moyen. Le pas qu'il fait aujourd'hui n'est pas dû à un changement d'idées, mais à l'inflexible nécessité, née de circonstances qu'il a lui-même plus que quiconque contribué à créer.

Certes, il pourrait volontairement partir, cédant la place aux éléments de gauche, mais c'est justement là ce que ne fait pas un gouvernement. C'est en effet une caractéristique essentielle de tout pouvoir, que ceux qui le détiennent cherchent par tous les moyens à conserver le monopole de leur domination. En ce qui concerne l'actuel gouvernement soviétique, il faut encore tout spécialement considérer que son retrait, dans les conditions présentes, aurait obligatoirement de lourdes conséquences personnelles pour ses membres, d'où la nécessité actuelle pour eux d'affirmer leur pouvoir sans aucune concession. La phrase célèbre de Lénine : « Nous sommes prêts à tous les compromis dans le domaine économique, mais à aucun dans le domaine politique », est à ce point de vue très claire et peut difficilement prêter à méprise.

Ainsi s'explique aussi la persécution des anarchistes, syndicalistes, maximalistes, etc., menée ces temps derniers avec une ardeur toute particulière : ne sont-ils pas justement ceux qui pourraient faire obstacle au virage à droite et ne doivent-ils pas, en conséquence, c'est-à-dire en vérité dans l'intérêt de la raison d'État, être écartés d'une manière ou d'une autre ?

Le fait que le gouvernement soviétique n'ait même pas hésité à fermer l'imprimerie du Golos Truda qui s'occupait principalement de l'édition des œuvres de Kropotkine, est sans doute la meilleure preuve du cours que les bolcheviks ont fait prendre à leur machine d'État. On se dirige toutes voiles dehors, vers la droite et, afin que le passage se fasse le plus aisément possible et sans de trop graves conflits, l'intérêt de l'actuelle politique gouvernementale exige la mise à l'écart des éléments de gauche.

Il se passe aujourd'hui en Russie des événements semblables à ceux de mars 1794, pendant la Révolution française. Lorsque Robespierre et la poignée d'hommes, qui avaient alors entre leurs mains les destinées de la France, infléchirent leur politique vers la droite, ils furent forcés d'abattre l'opposition de gauche. Ils envoyèrent à l'échafaud les hommes de la Commune, hébertistes et Enragés — c'est-à-dire ceux que le girondin Brissot nommait de manière significative les « anarchistes » — tout comme aujourd'hui, en Russie, on emprisonne ou livre au bourreau les vrais défenseurs du système soviétique, les anarchistes, les syndicalistes et les maximalistes. La politique de Robespierre a conduit la France au 9 Thermidor, puis à la dictature militaire de Napoléon. À quels abîmes la politique de Lénine et de ses camarades conduira-t-elle la Russie ? »

Rudolf Rocker 
 

  • SOURCE :  Bibliothèque Anarchiste 
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