★ Les deux voies : réformes ou révolution

Publié le par Socialisme libertaire

Malatesta anarchie anarchisme libertaire révolution réformisme politique

 

« Les conditions actuelles de la société ne peuvent durer éternellement et, désormais, on peut dire qu’elles ne peuvent durer longtemps. Tous en conviennent, du moins tous ceux qui pensent.

Des conservateurs, au vrai sens du mot, il n’y en a plus.

Il y a bien ceux qui entendent profiter du moment présent, faire durer la jouissance de leurs privilèges, se préoccupant peu qu’après eux vienne le déluge. Il y a aussi les aveugles réactionnaires qui voudraient faire rétrograder le monde, étouffer dans le sang toute tentative de libération et soumettre les masses au régime de l’épée.

Mais tout est inutile. La réaction peut réussir à teinter d’un rouge plus sanglant l’aube qui se lève, mais elle ne réussira pas à empêcher l’imminente catastrophe.

Les masses ne veulent plus se soumettre. Tant que l’on prenait les souffrances pour un châtiment ou une épreuve imposée par Dieu, tant que l’on avait la croyance qu’en un autre monde les maux supportés ici-bas seraient payés à un taux bien plus élevé, il était possible de constituer et de faire persister un régime d’iniquité dans lequel le petit nombre impose sa volonté à la masse, l’exploite et l’opprime selon son bon plaisir.

Mais cette foi, qui d’ailleurs n’a jamais été très efficace, puisqu’elle n’a jamais empêché les gens de prendre soin de leurs intérêts terrestres (et c’est pour cela que la religion n’est pas arrivée à empêcher toute rébellion et à étouffer tout progrès), cette foi, dis-je, est fort ébréchée et en train de s’éteindre. Même les prêtres, pour sauver la religion et se sauver avec elle, sont contraints à se donner l’air de vouloir résoudre la question sociale et adoucir les maux des travailleurs.

Dès l’instant où les travailleurs comprennent leur situation dans la société, il est impossible qu’ils consentent pour toujours à travailler, à souffrir, à produire pendant toute leur vie pour le compte des patrons sans autre perspective qu’une vieillesse lugubre, sans asile et sans pain assurés. Il est impossible que, producteurs de toute richesse et sachant qu’ils peuvent satisfaire amplement les moyens de tous, ils veuillent se résigner pour toujours à une vie misérable, sans cesse menacée par le spectre du chômage et de la faim.

Il est impossible que, mieux instruits, formés au contact de la civilisation, encore qu’elle soit faite pour d’autres, qu’ayant expérimenté déjà la force que l’union et l’audace peuvent leur donner, ils se contentent de rester une classe inférieure et méprisée et ne désirent pas une grande part des joies de la vie.

Aujourd’hui, qui est prolétaire se sait condamné à le rester pendant toute son existence, sauf si un changement général apparaît dans la société. Chaque prolétaire sait que ce changement ne peut se produire sans le concours des autres prolétaires et, en conséquence, cherche dans l’union la force nécessaire pour l’imposer.

Les bourgeois et les gouvernants qui les représentent n’ignorent pas cet état de choses et voient que pour éviter d’être engloutis dans un terrible cataclysme social, il leur faut y remédier d’une manière ou d’une autre, d’autant plus qu’il ne manque pas de bourgeois intelligents pour comprendre que l’organisation sociale actuelle est absurde et, au fond, funeste pour ceux qui en sont les bénéficiaires.

Donc, tôt ou tard, par bonds ou graduellement, il faut changer.

Mais quel sera le changement et jusqu’où ira-t-il ?

La société actuelle est divisée en propriétaires et prolétaires. Elle peut être modifiée par l’abolition de la condition de prolétaire en rendant tous les hommes copropriétaires de la richesse sociale, ou elle peut changer en conservant cette condition, mais en assurant aux prolétaires un sort meilleur.

Dans le premier cas, les hommes deviendraient libres et socialement égaux et organiseraient la vie sociale conformément aux désirs de chacun, et toutes les puissances latentes de la nature humaine pourraient se développer en luxuriantes variétés. Dans l’autre cas, les prolétaires, bêtes utiles et bien nourries, s’accommoderaient de la situation d’esclaves satisfaits de maîtres bienveillants.

Liberté ou esclavage, anarchie ou état servile.

Ces deux solutions possibles donnent lieu à deux tendances divergentes, dont les éléments essentiels sont représentés, l’une par les anarchistes, l’autre par les soi-disant socialistes réformistes. Avec la différence que les anarchistes savent et disent ce qu’ils veulent : la destruction de l’État et l’organisation libre de la société sur la base de l’égalité économique ; tandis que les réformistes se trouvent en contradiction avec eux-mêmes, puisque, se disant socialistes, leur action tend à perpétuer, en l’humanisant, le système capitaliste et à nier par conséquent le socialisme, qui signifie avant tout abolition de la division des hommes en prolétaires et propriétaires.

La tâche des anarchistes – nous disons de tous les vrais socialistes – est de s’opposer à cette tendance menant à un état d’esclavage atténué qui priverait les êtres les plus doués de la civilisation en marche, qui empêcherait l’éclosion de ses plus belles fleurs. Ce régime sert déjà à maintenir l’état de misère et de dégradation où se trouvent les masses, en les persuadant d’être patientes et de placer leurs espoirs dans la prévoyance de l’État, la bonté et l’intelligence des patrons.

Toute la prétendue législation sociale, toutes les mesures gouvernementales qui tendent à « protéger » le travail, à assurer au travailleur un minimum de bien-être et de sécurité, de même que tous les moyens employés par les capitalistes intelligents pour lier l’ouvrier à l’usine, tels que primes, pensions et autres avantages, quand ils ne sont pas un mensonge et un piège, sont un pas vers cet état servile qui menace l’émancipation des travailleurs et le progrès de l’humanité.

Salaire minimum établi par la loi, limitation légale de la journée de travail, arbitrage obligatoire, contrat collectif de travail ayant valeur juridique, personnalité juridique des associations ouvrières, mesures d’hygiène prescrites dans les usines par le gouvernement ; assurances par l’État contre les maladies, le chômage, les accidents de travail ; pensions de vieillesse, participation aux bénéfices, etc. ; voilà autant de mesures pour maintenir les prolétaires toujours prolétaires, et les propriétaires toujours propriétaires. Autant de mesures qui donnent aux travailleurs (quand elles le leur donnent) un peu plus de bien-être et de sécurité, mais les privent du peu de liberté qu’ils ont et tendent à perpétuer la division des hommes en patrons et serviteurs.

C’est un acquis, évidemment, en attendant la révolution – et aussi pour la faciliter –, que les travailleurs cherchent à gagner davantage, à travailler moins d’heures dans de meilleures conditions. C’est bien que les chômeurs ne meurent pas de faim, que les malades et les vieillards ne soient pas abandonnés. Mais tout cela, et d’autres choses encore, les travailleurs peuvent et doivent l’obtenir d’eux-mêmes, par la lutte directe contre les patrons, par leurs organisations, par l’action individuelle et collective, et en développant dans chaque individu le sentiment de sa dignité personnelle et la conscience de ses droits.

Les bienfaits de l’État, les bienfaits des patrons sont des fruits vénéneux qui portent en eux une semence d’esclavage, il faut les repousser.

C’est un fait que toutes les réformes qui laissent subsister la division des hommes en propriétaires et prolétaires, et donc le droit de quelques-uns de vivre du travail des autres, ne pourraient, si elles sont obtenues et acceptées comme de bienfaisantes concessions de l’État et des patrons, qu’atténuer la rébellion des opprimés contre les oppresseurs et conduire à une organisation où l’humanité serait définitivement divisée en classe dominante et en classe sujette. Il ne reste comme solution que la révolution, une révolution radicale, détruisant tout l’organisme de l’État, expropriant les détenteurs des richesses sociales, plaçant tous les hommes sur un même pied d’égalité économique et politique.

Cette révolution doit nécessairement être violente, quoique la violence soit en elle-même un mal. Elle doit être violente parce que c’est folie d’espérer des privilégiés qu’ils reconnaissent comme injustes et nuisibles leurs privilèges et qu’ils se décident à y renoncer volontairement. Elle doit être violente parce que la violence révolutionnaire transitoire est le seul moyen de mettre fin à la violence perpétuelle et plus dure qui tient en esclavage la grande masse des hommes.

Si, cependant, des réformes peuvent venir, tant mieux. Elles peuvent être un avantage momentané et stimuler dans les masses des désirs toujours plus ambitieux, des revendications toujours plus hautes, à condition que les prolétaires soient bien conscients que les patrons et le gouvernement sont l’ennemi, que tout ce qu’ils cèdent leur est arraché par la force ou par la crainte de la force, et tout serait promptement repris si la crainte cessait. Si, par contre, les réformes étaient établies par des accords et une collaboration entre oppresseurs et opprimés, elles ne serviraient qu’à renforcer les chaînes qui attachent les travailleurs aux volontés des parasites.

Mais, aujourd’hui, le danger que les réformes endorment les masses et arrivent à consolider et perpétuer le régime bourgeois semble surmonté. La trahison consciente de ceux qui ont réussi à acquérir la confiance des travailleurs en prêchant le socialisme pourrait seule être en danger.

La cécité de la classe dirigeante et l’évolution naturelle du système capitaliste, accélérée par la guerre, ont fait que toute réforme qui peut être acceptée par les propriétaires est impuissante à résoudre la crise qui ravage le pays.

La révolution s’impose donc et elle est sur le point d’arriver. Mais comment doit-on faire, comment doit se dérouler cette révolution ?

Naturellement, il faut commencer par l’action insurrectionnelle, pour balayer l’obstacle matériel, c’est-à-dire les forces armées du gouvernement opposées à toute transformation sociale. Pour l’insurrection, puisque nous sommes dans une monarchie, il est indispensable que toutes les forces antimonarchiques soient unies, préparées le mieux possible matériellement et moralement. Et surtout, il faut profiter de tous les mouvements populaires spontanés, en cherchant à les généraliser, à les transformer en mouvements décisifs, pour éviter le danger que, pendant que les partis se préparent, la force populaire s’épuise en actes isolés.

Mais, une fois que l’insurrection est victorieuse, que le gouvernement est tombé, que faut-il faire ?

En tant qu’anarchistes, nous voudrions que dans chaque localité, les travailleurs, plus exactement les plus conscients, ceux qui ont le plus d’esprit d’initiative, prennent possession de tous les instruments de travail, de toute la richesse : la terre, les matières premières, les maisons, les machines, les denrées alimentaires, etc., pour ébaucher le mieux possible la nouvelle forme de vie sociale. Nous voudrions que les travailleurs de la terre, aujourd’hui sous les ordres des patrons, ne reconnaissent plus aucun droit aux propriétaires, et continuent le travail pour leur propre compte en l’intensifiant, en étant directement en rapport avec les ouvriers des industries et des transports pour échanger avec eux des produits. Et que les ouvriers des industries, ingénieurs et techniciens compris, s’emparent des usines pour y continuer le travail, avec plus de rendement, pour eux-mêmes et pour la collectivité. Et qu’ils transforment immédiatement toutes les usines produisant aujourd’hui des marchandises inutiles on nuisibles, pour fabriquer ce qu’il est urgent de fournir aux besoins des gens. Et que les cheminots continuent l’exploitation des voies ferrées, mais au service de la collectivité. Des comités de volontaires ou d’élus de la population prenant possession, sous le contrôle direct des masses, de toutes les habitations disponibles pour y loger au mieux pour l’instant tous les plus démunis. D’autres comités, toujours sous le contrôle direct des masses, fournissant l’approvisionnement et distribuant des produits de consommation. Nous voudrions que tous les bourgeois actuels soient obligés de se mêler à la foule de ceux qui furent les prolétaires et de travailler comme les autres pour jouir des mêmes avantages que les autres. Et tout cela immédiatement, le jour même ou le lendemain de l’insurrection victorieuse, sans attendre d’ordres de comités centraux ou de quelque autre autorité.

C’est ce que veulent les anarchistes, et c’est ce qui surviendra naturellement si la révolution doit être une véritable révolution sociale et ne pas se borner à un simple changement politique, après quelques convulsions, ramenant la situation à l’état antérieur.

En effet, ou on enlève aussitôt le pouvoir économique à la bourgeoisie, ou elle le reprendra bientôt ainsi que le pouvoir politique que l’insurrection avait conquis. Et pour parvenir à enlever à la bourgeoisie le pouvoir économique, il faut organiser immédiatement un nouvel ordre économique établi sur la justice et l’égalité. Les besoins économiques, au moins les plus essentiels, n’admettent pas d’interruption et il faut les satisfaire tout de suite. Et les « comités centraux » ne font rien ou ils agissent quand on n’a plus besoin d’eux. »

Errico Malatesta
 

Umanità Nova, 12 août 1920
 

★ Les deux voies : réformes ou révolution
★ Les deux voies : réformes ou révolution
Commenter cet article