★ Les deux voies : liberté ou dictature

Publié le par Socialisme libertaire

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« Contrairement aux anarchistes, beaucoup de révolutionnaires ne font pas confiance à l’instinct constructif des masses et croient avoir la recette infaillible pour assurer le bonheur universel. Ils redoutent un retour possible des forces de la réaction, ils redoutent plus encore peut-être la concurrence d’autres partis et d’autres écoles de réformateurs. Et ils veulent, par conséquent, s’emparer du pouvoir et remplacer le gouvernement « démocratique » d’aujourd’hui par un gouvernement dictatorial.

Dictature, donc. Mais qui seraient les dictateurs ?

Naturellement, ces révolutionnaires pensent que ce seraient les chefs de leur parti. Ils disent encore, par habitude ou par le désir conscient d’éviter les explications claires : « dictature du prolétariat », mais c’est une plaisanterie qui ne fait plus rire !

Voici ce que Lénine explique, ou quelqu’un d’autre à sa place (voir Avanti ! du 20 juillet 1920) :

« La dictature signifie le renversement de la bourgeoisie par une avant-garde révolutionnaire (c’est la révolution et non pas la dictature), à l’inverse de la conception qu’il est avant tout nécessaire d’obtenir une majorité aux élections. C’est au moyen de la dictature qu’on obtient la majorité et ce n’est pas par la majorité qu’on arrive à la dictature [1]. » (Bien, mais si c’est une minorité qui, s’étant emparée du pouvoir, doit ensuite conquérir la majorité, c’est un mensonge de parler de dictature du prolétariat. Le prolétariat est évidemment la majorité.)

« La dictature signifie l’emploi de la violence et de la terreur. » Par qui et contre qui ? Puisqu’on suppose la majorité hostile, il ne peut s’agir, selon la conception dictatoriale, d’une foule déchaînée prenant en mains les affaires publiques, il est évident que la violence et la terreur devront être pratiquées au moyen de flics contre tous ceux qui ne se plient pas aux volontés des dictateurs.

« La liberté de la presse et le droit de réunion seraient l’autorisation donnée à la bourgeoisie d’empoisonner l’opinion publique [2]. » Donc, après l’avènement de la dictature du « prolétariat », qui devrait englober la totalité des travailleurs, il y aurait encore une bourgeoisie qui, au lieu de travailler, aurait les moyens « d’empoisonner l’opinion publique », et une opinion publique à empoisonner, différente de celle des prolétaires qui devraient constituer la dictature ? Il y aura des censeurs omnipotents qui jugeront de ce que l’on peut et de ce que l’on ne peut pas imprimer, et des commissaires de police à qui l’on devra demander la permission de tenir une réunion. Inutile de dire quelle sorte de liberté on laisserait à ceux qui ne seraient pas des serviteurs des dominateurs du moment.

« Après l’expropriation des expropriateurs, après la victoire, le prolétariat attirera à lui les masses de la population qui suivaient avant la bourgeoisie. » Mais, encore une fois, qu’est-ce donc que ce prolétariat qui n’est pas la masse des travailleurs ? Prolétaire ne signifie donc pas qui ne possède rien, mais qui a certaines idées et appartient à un certain parti ?

Laissons donc cette expression fausse de « dictature du prolétariat », qui entraîne tant d’équivoques, et discutons de la dictature telle qu’elle est en vérité, c’est-à-dire du gouvernement absolu d’un ou de plusieurs individus qui, s’appuyant sur un parti ou sur une armée, se rendent maîtres de la force sociale et imposent leur volonté « par la violence et par la terreur ».

Ce que sera cette volonté dépend du genre de personnes qui auront réussi à s’emparer du pouvoir. Dans le cas qui nous occupe, on suppose que ce sont des communistes, et donc inspirés par la volonté et le désir du bien de tous.

On peut déjà avoir bien des doutes car, généralement, les hommes qui ont le plus des qualités nécessaires pour saisir le pouvoir ne sont pas les plus sincères et les plus dévoués à l’intérêt public. Et si on insiste sur la nécessité pour les masses de se soumettre à un nouveau gouvernement, on ne fait qu’ouvrir la voie aux intrigants et aux ambitieux.

Mais supposons cependant que les nouveaux gouvernants, les dictateurs, qui devraient réaliser les objectifs de la révolution, soient de vrais communistes, pleins de zèle, convaincus que le bonheur du genre humain dépend de leur labeur, de leur énergie. Ce seraient des hommes comme Torquemada [3] et des Robespierre qui, au nom du bien, du salut public ou privé, étoufferaient toute voix discordante, détruiraient tout élan de vie libre et spontanée. Ensuite, incapables de résoudre les problèmes pratiques après avoir écarté les personnes compétentes, ils devraient, de gré ou de force, céder la place aux partisans du passé.

La grande justification de la dictature serait l’incapacité des masses et la nécessité de défendre la révolution contre les tentatives réactionnaires.

Si, réellement, les masses étaient un troupeau incapable de vivre sans le bâton du berger, s’il n’y avait pas déjà une minorité nombreuse et consciente et capable d’entraîner le peuple par la parole et par l’exemple, alors nous comprendrions les réformistes qui redoutent le soulèvement populaire et ont l’illusion de pouvoir peu à peu, à force de petites réformes, en fait de petits replâtrages, miner l’État bourgeois et préparer la voie au socialisme. Nous comprendrions alors les éducationnistes qui, sous-estimant l’influence du milieu, n’espèrent pouvoir changer la société qu’en changeant d’abord tous les individus. Mais nous ne pourrions absolument pas comprendre les partisans de la dictature qui veulent éduquer et former les masses « par la violence et la terreur » et devraient faire des gendarmes et des surveillants les principaux piliers de l’éducation.

En réalité, personne ne pourrait établir la dictature révolutionnaire si le peuple n’avait d’abord réalisé la révolution, montrant ainsi par les faits qu’il est capable de l’accomplir, et la dictature ne pourrait alors que se superposer à la révolution, la dévier, l’étouffer, la tuer.

Dans une révolution politique où l’on ne vise qu’à renverser le gouvernement en laissant intacte toute l’organisation sociale, une dictature peut s’emparer du pouvoir, mettre ses hommes à la place des fonctionnaires limogés et organiser d’en haut un régime nouveau.

Mais dans une révolution sociale où toutes les bases des rapports sociaux sont renversées, où la production de l’indispensable doit être immédiatement reprise par et au profit des travailleurs, où la distribution doit être immédiatement régulée équitablement, la dictature ne pourrait rien faire. Le peuple s’organiserait lui-même en communes et en diverses industries, ou bien la révolution échouerait.

Peut-être qu’au fond, les partisans de la dictature (et quelques-uns en conviennent déjà ouvertement) ne désirent tout d’abord qu’une révolution politique. Cela revient à dire qu’ils voudraient simplement s’emparer du pouvoir, puis graduellement transformer la société par des lois et des décrets. En ce cas, ils auraient probablement la surprise de voir arriver au pouvoir de tout autres gens qu’eux-mêmes, et dans tous les cas, ils devraient avant tout penser à organiser la force armée (les policiers) nécessaire pour imposer le respect de leurs lois.

Cependant, une fois passé le moment critique de la colère populaire, la bourgeoisie, restée détentrice de la richesse, préparerait la réaction, infiltrerait la police avec ses agents, exploiterait le malaise et la désillusion de ceux qui attendent la réalisation immédiate du paradis terrestre… et reprendrait le pouvoir, soit en attirant à elle les dictateurs, soit en les remplaçant par ses hommes.

Cette peur de la réaction, commode pour justifier le régime dictatorial, vient précisément du fait que l’on prétend faire la révolution en laissant subsister une classe privilégiée capable de reprendre le pouvoir. Si l’on commence, au contraire, par l’expropriation complète, il n’y aura plus alors de bourgeoisie et toutes les forces vives du prolétariat, toutes les possibilités existantes seront employées à l’œuvre de reconstruction sociale.

Du reste, dans un pays comme l’Italie – pour appliquer ce qui vient d’être dit au pays où nous avons notre activité –, où les masses sont pénétrées d’instincts libertaires et rebelles, où les anarchistes représentent une force considérable moins par leurs organisations que par l’influence qu’ils peuvent exercer, une tentative de dictature ne pourrait se faire sans déchaîner la guerre civile entre les travailleurs, et elle ne pourrait triompher que par la plus féroce des tyrannies.

Alors, adieu le communisme.

Il n’y a qu’une voie de salut possible : la liberté. »

Errico Malatesta
 

Umanità Nova, 15 août 1920
 

[1] Le texte de Lénine dit : « La dictature signifie le renversement de la bourgeoisie [par une classe, le prolétariat, et précisément par son] avant-garde révolutionnaire. » Les autres phrases sont un résumé approximatif. Lénine, Polnoe Sobranie Sotchinenii, t. 40, Œuvres complètes, 1974, p. 56 ; « Projet de réponse du PC de Russie à la lettre du Parti indépendant social-démocrate », rédigé en janvier 1920, publié en russe en mars 1920.

[2] Cette phrase, attribuée à Lénine, ne semble pas exister, mais l’idée est tout à fait exacte, comme Lénine l’explique dans son décret « Au sujet de la presse » du 27 octobre 1917.

[3] Tomás de Torquemada (1420-1498), premier inquisiteur de toute l’Espagne dont l’objectif était de traquer les mauvais chrétiens parmi les juifs convertis au catholicisme. Pour ce faire, des milliers de personnes furent emprisonnées et entre 2 000 et 10 000 brûlées vives.
 

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