★ Élisée Reclus : La Révolution

Publié le par Socialisme libertaire

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Élisée Reclus (1830 - 1905)

 

La Plume n° 97 - 1er mai 1893 - Numéro spécial sur l’Anarchie.  

 

« Ce serait chimère d’attendre que l’Anarchie, idéal humain, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse ; et le changement ne peut s’accomplir que par une rupture brusque, c’est-à-dire par une révolution. Mais n’y a-t-il pas aussi des socialistes parmi les gens à l’affût du pouvoir ? Sans doute, et ce sont précisément ceux que nous redoutons le plus. C’est par décret qu’ils feront le bonheur du peuple, par la police qu’ils auront la prétention de se maintenir ! Le pouvoir n’est autre chose que l’emploi de la force : leur premier soin sera donc de se l’approprier, de consolider même toutes les institutions qui leur faciliteront le gouvernement de la société. Peut-être auront-ils l’audace de les renouveler par la « science » afin de leur donner une énergie nouvelle. C’est ainsi que dans l’armée on emploie des engins nouveaux, des poudres sans fumée et ces inventions ne servent qu’à tuer plus rapidement ; c’est ainsi que dans la police, on a inventé l’anthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mesurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mesure les suspects, et nous finirons par y passer tous. « La police et la science se sont entrebaisées », aurait dit le Psalmiste.

Ainsi, rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, c’est-à-dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contre-sens de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de l’évolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que l’on opprime. C’est elle qui élabore l’idée, elle qui la réalise, elle qui, de secousse en secousse, remet constamment en marche ce char social, que les conservateurs essaient sans cesse de caler sur la route, d’empêtrer dans les ornières ou d’enliser dans les marais de droite ou de gauche. La forme extérieure de la société doit changer en proportion de la poussée intérieure et nul fait d’histoire n’est mieux constaté. C’est la sève qui fait l’arbre et qui lui donne ses feuilles et ses fleurs, c’est le sang qui fait l’homme, ce sont les idées qui font la société. Or il n’est pas un conservateur qui ne se lamente de ce que les idées, les mœurs, tout ce qui fait la vie profonde de l Humanité, se soit modifié depuis le « bon vieux temps ». Les formes sociales ne doivent-elles pas changer aussi ? La Révolution se rapproche en raison même du travail intérieur des esprits.

Que chacun fasse appel à ses souvenirs pour constater les changements qui se sont produits déjà dans la manière de penser et de sentir, depuis le milieu du siècle ! La nécessité d’un maître, d’un chef ou capitaine en toute organisation paraissait hors de doute : un Dieu dans le ciel, ne fût ce que le Dieu de Voltaire, un souverain sur un trône ou sur un fauteuil, ne fût-ce qu’un roi constitutionnel ou un président de république, « un cochon à l’engrais », suivant l’heureuse expression de l’un d’entre eux ; un patron pour chaque usine, un bâtonnier dans chaque corporation, un mari, un père à grosse voix dans chaque ménage. Mais de jour en jour le préjugé se dissipe et le prestige des maîtres diminue, les auréoles pâlissent à mesure que grandit le jour.

La diminution du respect est dans la pratique de la vie le résultat capital de cette évolution des idées. Allez chez les prêtres, bonzes ou marabouts : d’où vient leur amertume ? de ce qu’on ose penser sans leur avis. Et chez les grands personnages : de quoi se plaignent-ils ? de ce qu’on les aborde comme d’autres hommes. On ne leur cède plus le pas, on néglige de les saluer. Et quand on obéit aux représentants de l’autorité, c’est parce que le gagne-pain l’exige, et, qu’on leur donne en même temps les signes extérieurs du respect, on sait ce que valent ces maîtres et leurs propres subordonnés sont les premiers à les tourner en ridicule. Le respect s’en va, mais non pas ce juste respect qui s attache à l’homme de droiture, de dévouement et de labeur, mais ce respect bas et honteux qui suit la richesse ou la fonction, ce respect d’esclave qui porte la foule des badauds vers le passage d’un roi, et qui change les laquais et les chevaux d’un grand personnage en objets d’admiration. Et non seulement le respect s’en va, mais ceux là qui prétendent le plus à la considération de tous sont les premiers à compromettre leur rôle d’être surhumains. 
 

* * *

Dans le monde qui travaille, où l’on a pourtant bien des causes de tristesse, on n’a pas le temps de se livrer aux langueurs du pessimisme. Les grands événements auxquels notre génération a participé sont issus du monde du travail, et les « classes dirigeantes » n’y ont été pour rien. L’Internationale ! Depuis la découverte de l’Amérique et la circumnavigation de la Terre, n’est-ce pas le fait le plus considérable de l’histoire des hommes ? Colomb, Magellan, El Cano ont constaté, les premiers, l’unité matérielle de la Terre, et depuis cette époque, maints philosophes et révolutionnaires avaient prévu sa future unité morale. Que de fois n’a-t-on pas célébré les jours à venir où disparaîtraient les frontières, mais elles n’en existaient pas moins, jusqu’au jour où des travailleurs anglais, français, allemands, oubliant la différence d’origine et se comprenant les uns les autres malgré la diversité du langage. se réunirent pour ne former qu’une seule et même nation, au mépris de tous les gouvernements respectifs.

Déjà des signes avant-coureurs ont annoncé la grande lutte. N’avons-nous pas vu, le 1er Mai 1890, les ouvriers du monde entier s’unir dans une même pensée pour répondre à l’appel d’un inconnu quelconque, peut-être d’un camarade australien ? N’a-t-il pas été prouvé ce jour-là, que l’Internationale était bien ressuscitée, non point à la voix des chefs, mais par la pression des foules ? Ni les « sages conseils » des socialistes en place, ni l’appareil répressif des gouvernements n’ont pu empêcher les opprimés de toutes les nations de se sentir frères sur tout le pourtour de la planète et de se le dire les uns aux autres.

La force des choses, c’est-à-dire l’ensemble des conditions économiques, fera certainement naître pour une cause ou pour une autre, à propos de quelque fait imprévu, une de ces crises soudaines qui passionnent même les indifférents, et nous verrons tout à coup jaillir cette immense énergie qui s’est emmagasinée dans le cœur des hommes par le sentiment violé de la justice. par les souffrances inexpiées, par les haines inassouvies. Chaque jour peut amener une catastrophe et la situation est tellement tendue que dans chaque pays on s’attend à un éclat, qui sait ! peut-être la première fusée de l’explosion ! Le renvoi d’un ouvrier, une grève locale, un massacre fortuit, peuvent être la cause de la révolution, de même qu’une simple étincelle peut allumer une poudrière. C’est que le sentiment de solidarité gagne de plus en plus et que toute secousse locale tend à ébranler l’Humanité. Il y a deux ans à peine qu’un ouvrier proposa quelque part la « grève générale » ! Le mot parut bizarre, on le prit pour l’expression d’un rêve, d’une espérance chimérique, puis on le répéta d’une voix plus haute, et maintenant il retentit si fort que le monde des capitalistes en tremble. Non, la grève générale n’est pas impossible. Salariés Anglais, Belges, Français, Allemands, Américains, Australiens, comprennent qu’il dépend d’eux de refuser le même jour tout travail à leurs patrons, et ce qu’ils comprennent aujourd’hui, pourquoi ne le pratiqueraient-ils pas demain ? Un vent d’orage passe sur les peuples comme sur l’Océan : attendons-nous à la tempête !

Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder. D’ailleurs ne s’accomplit-elle pas constamment sous nos yeux par multiples secousses ? Plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur force, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte. Le jour viendra où l’Évolution et la Révolution se succédant immédiatement, du désir au fait, de l’idée à la réalisation, se confondront en un seul et même phénomène. C’est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde. »
 

Élisée Reclus

 

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