★ EMMA GOLDMAN : Un bel idéal

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Texte original : A Beautiful Ideal, mars 1908.  

Le texte qu’aurait dû lire Emma Goldman devant le Edelstadt Social, le 17 mars 1908, au Workingmens’ Hall, 12th & Waller Streets, Chicago. Mais elle en a été empêchée par le capitaine Mahoney du commissariat de Maxwell Street, avec une brigade d’environ cinquante policiers. 
 

INTRODUCTION 

En fait et en vérité Miss Goldman est une petite femme douce qui ne ferait pas de mal à une mouche ou à une araignée. Au contraire, elle inculque la paix, l’harmonie et la fraternité parmi les êtres humains quelle soit leur race, leur croyance ou leur couleur.

Nous publions ce petit fascicule pour qu’elle puisse être entendue de manière impartiale par le public puisqu’il est bien connu qu’aucun journal ne la laissera s’exprimer quelles que soient les circonstances.

Respectueusement,

Les éditeurs

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« Dans l’esprit populaire, l’anarchisme est synonyme de destruction ; pour les plus éclairés, il représente un idéal—-un bel mais irréalisable idéal. L’anarchisme se bat pour la destruction des institutions qui ont et continuent à garder l’esprit humain en esclavage et qui volent à l’humanité le droit d’utiliser les produits indispensables à la vie. Du point de vue des dollars et des cents, l’anarchisme est totalement irréalisable et ceux pour qui les buts dans la vie sont la richesse et le pouvoir se garderont à l’écart du mouvement anarchiste. Mais évalué à l’aune de vraies valeurs, c’est à dire l’humanité, l’intégrité et l’utilité pour la société, l’anarchisme est la plus réaliste de toutes les théories — une affirmation que je vais essayer de prouver.

L’anarchisme est une théorie de l’évolution humaine qui ne met pas moins l’accent que le socialisme sur l’aspect économique ou matérialiste des relations sociales ; mais tout en reconnaissant que la cause des maux actuels est d’ordre économique, nous croyons que la solution aux problèmes sociaux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui doit être élaborée à partir de la prise en considération de l’ensemble de nos expériences.

Pour appréhender la société dans son ensemble, il incombe à ceux qui l’étudient d’analyser séparément ses atomes — c’est à dire l’individu et les motifs qui poussent chaque individu et chaque collectivité à agir. Quels sont ces motifs ?

En premier lieu, l’instinct, défendant l’expression de soi ; ensuite, l’instinct social, qui inspire la vie sociale en collectivité. Ces instincts dans leur état latent ne sont jamais antagonistes les uns avec les autres

Au contraire, ils dépendent l’un de l’autre pour leur développement normal et complet. Malheureusement, l’organisation de la société est telle que ces instincts sont en constant antagonisme.

D’ailleurs, l’histoire de notre expérience, intellectuelle et pratique, est le reflet de ce conflit à l’intérieur de chaque individu et son écho au sein de chaque société.

Au contraire, ils dépendent l’un de l’autre pour leur développement normal et complet. Malheureusement, l’organisation de la société est telle que ces instincts sont en constant antagonisme.

D’ailleurs, l’histoire de notre expérience, intellectuelle et pratique, est le reflet de ce conflit à l’intérieur de chaque individu et son écho au sein de chaque société.

Pour mieux illustrer mon propos, laissez-moi vous donner deux exemples représentatifs du développement ultime de l’instinct individuel et social. Prenez Russell Sage (1), par exemple, un homme dont les instincts individuels ne connaissaient pas de limites ; un homme qui, pour reprendre un proverbe populaire, n’a même pas fait preuve de l’honnêteté normale qui existe chez les voleurs.

Je veux dire que ses méthodes pour atteindre son objectif, l’accumulation de richesse, étaient si obscures, si peu scrupuleuses, que même ses propres collègues avaient peu de respect pour lui.

On peut affirmer sans se tromper que l’instinct qui motivait les actions de Russell Sage était si antisocial que chacun de ses pas écrasait une vie humaine et apportait une misère et une pauvreté indicibles à ceux que son talon de fer n’écrasait pas.

Un tel type d’homme n’est possible que dans une société fondée sur l’inégalité, une société qui n’est pas cimentée par des liens naturels mais par des méthodes artificielles et arbitraires.

Prenons maintenant un type d’être humain avec l’instinct social développé à l’extrême—Louise Michel, l’anarchiste de renommée internationale, “Mère Louise,” comme l’appelaient tous les enfants des caniveaux. Son amour de l’humanité et de l’animal n’avait pas de limites.

Peu importait qu’il s’agisse d’un chaton désespéré, d’un chien ou d’un être humain sans abri — elle donnait à tous, même son dernier croûton de pain.

Mais pour satisfaire sa grande âme, elle était obligée de renier son instinct individuel au point de vivre dans une grande et constante pauvreté, de s’exposer à de nombreux dangers, à l’emprisonnement et à la fournaise de la Nouvelle Calédonie où elle a été envoyée avec de nombreux autres prisonniers politiques après la Commune de Paris de 71.

Les anarchistes soutiennent que les conditions de vie doivent être fondamentalement mauvaises si les instincts humains se développent jusqu’à de tels extrêmes aux dépens l’un de l’autre..

L’anarchisme, dans son approche scientifique et philosophique, constitue cette force de la vie humaine capable d’harmoniser et de rassembler les instincts individuels et sociaux de l’individu.

Les plus grands obstacles à ce mélange harmonieux sont la propriété, ou le monopole des biens — le refus du droit des autres à leur usage, et l’autorité — le gouvernement de l’homme par l’homme, incarné par la loi de la majorité, ou le mépris absolu de la vie individuelle dans l’organisation qui, à défaut d’un meilleur nom, est appelée société.

Par conséquent, le premier objectif de l’anarchisme est de rétablir la dignité de chaque être humain en le libérant de toute contrainte arbitraire – économique, politique, sociale.

Ce faisant, l’anarchisme propose de rendre apparents la vraie force des liens sociaux qui ont toujours soudé et souderont toujours les êtres humains et qui représentent le fondement réel d’une vraie société, normale et saine. Les moyens d’y parvenir reposent sur les qualités latentes de chaque individu et ses possibilités.

J’ai déjà parlé de l’aspect arbitraire et coercitif de la centralisation que ce soit dans la vie industrielle ou politique d’un peuple et je veux maintenant dire quelques mots sur ce qui semble l’aspect le plus dangereux de la centralisation pour un anarchiste.

L’individu a été abaissé au simple rang d’une machine et tout ce qui engendre la spontanéité, l’originalité la capacité d’initiative, a été soit étouffé, soit totalement détruit en lui, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un corps mouvant, menant une existence apathique, sans but et sans idéal.

L’être humain est là pour être sacrifié sur l’autel des biens matériels, des tas et des tas d’objets, aussi ternes et mornes que les machines humaines qui les ont fabriqués.

Alors, comment pouvons-nous parler de prospérité sociale lorsque celle-ci se fait au prix de vies humaines, de milliers et de milliers de vies humaines ? Et que valent ces vies sans la capacité d’initiative, de spontanéité ?

L'anarchisme soutient que la vie humaine la plus simple, avec toutes ses capacités et ses possibilités, est infiniment plus importante pour la société que toutes les réglementations scientifiques et les réformes sociales.

Car, à mesure que cette vie simple deviendra un élément conscient, intelligent et épanoui, reconnaissant son véritable rapport à ses semblables, les réglementations et les mœurs s’établiront d’eux-mêmes.

Les anarchistes pensent que l’autorité organisée, ou l’état, n’est nécessaire que dans l’intérêt du monopole. A aucune période de l’histoire de l’humanité, ils ne voient la volonté d’améliorer le bien-être humain ou amélioré ou une tentative quelconque pour l’épanouissement de la personnalité ou des capacités des individus. Par conséquent, l’anarchisme vise au renversement simultané du monopole et du gouvernement.

Il est utile de faire la distinction ici entre gouvernement, en tant que autorité organisée, dont les objectifs ont été poursuivis de tous temps à travers l’exercice de la force brute — matraques de la police, milices d’état, armées — et le gouvernement au sens de l’émergence d’un ordre social spontané dont l’apparition immédiate n’attend que la disparition des forces asservissantes et meurtrières du monopole à travers le monde.

Les méthodes de production centralisées ont rendu nécessaire une forme de gouvernement centralisé qui accroît sans cesse son pouvoir et s’immisce constamment dans les aspects les plus intimes de la vie humaine.

En fait, on peut affirmer sans se tromper que la vie entière de l’individu, du berceau jusqu’à la tombe, se déroule sous la surveillance constante de l’autorité. Je pense que l’Amérique illustre parfaitement ce point de vue. Lorsque ce pays était jeune, ses habitants luttant contre les éléments, pour leur vie, la liberté et la poursuite du bonheur, chaque individu avait de la valeur.

Les gens étaient plus étroitement liés les uns aux autres et le sens de la camaraderie et de la fraternité était plus solide et profond.

Mais à mesure que l’Amérique s’est enrichie, ses formes de gouvernement sont devenus plus centralisées, plus étendues, plus contraires aux façons de vivre et aux droits des individus, jusqu’à aujourd’hui où il mène une existence misérable, non par la »grâce de Dieu » mais par celle d’un enchevêtrement de lois qu’il ne connaît pas et qui est totalement étranger à son évolution et développement naturel.

Dans cette perspective, l’anarchisme se prononce pour des associations volontaires de production et de distribution, utilisant un capital commun et fédérées librement en communes, évoluant finalement vers le communisme dans la production et la consommation, reconnaissant toutefois à tout moment le droit de l’individu ou de plusieurs individus d’arranger leur mode de travail selon leurs goûts ou leurs inclinations.

Quant aux crimes et aux criminels, les anarchistes ne savent que trop bien qu’ils ne représentent rien d’autre que le symptôme de dispositions sociales artificielles. Ils disparaîtront dans une large mesure avec la destruction de leurs créateurs, c’est à dire le capitalisme et le gouvernement.

Le crime qui résulte d’un cerveau déficient ne peut certainement pas être traité par la force brute. Mais des méthodes médicales modernes et un sens accru de la fraternité, ajoutés à une éducation améliorée, peuvent accomplir davantage que les barreaux des prisons, les menottes ou les chaînes (2).

Les méthodes américaines proposées ou utilisées pour traquer les anarchistes ont été employées par les pouvoirs européens pendant presque un siècle et ont du être abandonnées en désespoir de cause.

La vérité ne peut pas être réduite au silence par la découverte incessante de « complots anarchistes », en désignant toute personne atteinte de démence comme anarchiste, ou même en brûlant la littérature anarchiste ou en établissant un système d’espionnage, qui viole le sanctuaire de la vie privée et transforme la vie de ses victimes en enfer intolérable.

Il existe des milliers de personnes dans ce pays qui voient dans ces méthodes les derniers efforts désespérés d’une époque à l’agonie. Une nouvelle, riche en réflexions et en idéal, pleine d’empathie et de camaraderie humaine, approche rapidement et lorsqu’elle sera là, nous nous souviendrons de l’époque actuelle comme d’un cauchemar qu’a fait l’humanité plus que comme la réalité atroce que nous vivons aujourd’hui. »

Emma Goldman
 

★ NDT :

1. Voir Russel Sage

2. voir Les prisons. Un crime et un échec social

 

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