★ Pour un refus politique de l’armée
★ Publié dans "Anarchisme et non-violence" n°28 (janvier/mars 1972).
" Cent ans après la Commune de Paris et les leçons tirées par les révolutionnaires les plus conscients (Marx, Bakounine, Luxembourg…) quelles sont les positions du mouvement révolutionnaire actuel face au militarisme de l’État moderne ? Les organisations traditionnelles du prolétariat ont complètement trahi l’antimilitarisme en entrant dans l’Union sacrée en 1914, surtout les syndicats ; seule une minorité composée d’anarchistes, de syndicalistes révolutionnaires, de pacifistes et de marxistes révolutionnaires a résisté à ce courant.
La seule résistance réelle (mais qui est restée inefficace) fut la résistance individuelle : la désertion, l’insoumission, l’objection de conscience. La résistance collective fut spontanée et vite réprimée : mutinerie de 1917, révolte des marins de la mer Noire en 1921 ; elle ne fut soutenue par aucune organisation existante, excepté quelques groupes d’anarchistes.
L’antimilitarisme réapparut au sein du PC naissant, dès 1921, grâce aux traditions anarcho‑syndicalistes, mais encore plus par opportunisme, pour soutenir la révolution en Russie, du moins le pouvoir bolchevik. Le peuple russe n’eut pas de peine à détruire l’appareil militaire de l’État tsariste, celui‑ci s’étant dissous dans la débâcle de 1917, en voie de dégénérescence depuis 1905. Malheureusement, au lieu d’achever ce processus de dissolution de l’appareil étatique, Lénine et Trotsky reconstituèrent un nouvel appareil, sur les mêmes bases d’obligation militaire, malgré une dérogation pour les tolstoïens admis au service sanitaire. Les cadres de l’Armée rouge furent en partie des anciens officiers tsaristes « ralliés » à la révolution et des membres du parti bolchevik, « commissaires politiques », c’est‑à‑dire qu’il n’y avait aucune démocratie réelle.
L’autodéfense de la révolution, au lieu d’être prise en charge directement et totalement par les soviets (comme ils le furent en Ukraine et comme le voulaient les marins et les travailleurs de Cronstadt), fut liquidée au profit de l’Armée rouge sous les ordres de Trotsky. La même erreur fut répétée pendant la révolution espagnole : les milices populaires furent créées au début par les organisations politiques et syndicales pour défendre la révolution, mais aussi leurs intérêts respectifs (conflits entre les milices ouvrières anarchistes de la CNT et les brigades internationales d’obédience « stalinienne » et aussi conflit avec la Garde républicaine…). En Catalogne, fut réalisée pendant un moment, en 1936, l’unité de toutes les milices indépendamment du pouvoir central et de l’armée républicaine. Mais la situation était de plus en plus précaire, les fascistes armant à outrance Franco sans qu’aucune opposition internationale ne s’y opposât. D’un autre côté, la révolution se vendait à la Russie de Staline, ce vendeur d’armes, avec des contreparties favorables aux « communistes » entrés au gouvernement : commissaires politiques dans les brigades internationales, direction de l’armée républicaine et ensuite écrasement des réalisations révolutionnaires en 1937.
Pour nous, il est évident que le refus du service militaire s’inscrit réellement dans une perspective révolutionnaire : la non‑collaboration au militarisme permet de mener une lutte beaucoup plus efficace contre les structures répressives de la société bourgeoise et de marquer en même temps la solidarité la plus effective avec les camarades révolutionnaires dans le tiers monde se battant contre l’impérialisme.
Récupération des OC par l’État
Pour les militants révolutionnaires, le statut actuel des objecteurs de conscience préconisant le service civil reste équivoque. La légalisation du statut, bien qu’étant un progrès indéniable pour l’action des OC, permet à l’État de réglementer les raisons de conscience, et par là l’État empiète une nouvelle fois sur un droit fondamental de l’homme : sa liberté de conscience et de raison.
Mais il apparaît clairement que l’octroi par l’État du statut correspond à une nécessité stratégique pour réorganiser son potentiel militaire. En effet, les responsables politiques et militaires se sont engagés à créer un corps d’intervention militaire ayant une réelle efficacité. Il était donc logique, puisque l’idée d’une armée de métier constituée uniquement d’une élite combattante ne semble nullement plaire à bon nombre de parlementaires, de songer à éliminer les gêneurs, les poètes, les contestataires du maniement des armes, tout en gardant un contrôle étroit sur leurs activités par l’instauration du service civil obligatoire. Ainsi, le rôle éducatif, dévolu traditionnellement à l’armée, reste préservé à l’intérieur du service civil : la subordination, l’encadrement de la jeunesse.
L’instauration du service civil permet aussi à l’État de continuer à l’aise sa politique d’armement. Le service civil n’est qu’un paravent à la mobilisation militaire et ne prépare donc nullement la paix, mais contribue, par la politique de l’État, à maintenir la situation actuelle, c’est-à‑dire l’injustice sociale et l’exploitation économique des travailleurs.
L'objection révolutionnaire
Cette position, défendue par certains pacifistes, nous paraît incompatible avec l’idéal pour lequel nous luttons (société non autoritaire et sans hiérarchie). Nous préconisons la disparition de l’État comme préalable révolutionnaire indispensable à l’instauration d’une liberté effective pour tous basée sur la responsabilité mutuelle engendrant la démocratie directe, le fédéralisme et l’autogestion économique généralisée sans aucun intermédiaire bureaucratique.
Antimilitarisme et perspective révolutionnaire
Le rôle traditionnellement dévolu à l’armée est le nivellement des personnalités, la négation de l’individu sous l’uniforme et de la liberté de conscience, la réduction des fortes têtes et de faire de la jeunesse une jeunesse rangée. « Considérant l’armée comme une école de servilisme et d’automatisme dégradant, comme l’apprentissage du meurtre, comme un centre de prostitution intellectuelle et morale, comme un laboratoire qui anesthésie les consciences en cultivant la perte du sentiment de culpabilité chez les hommes, permettant ainsi les sanglantes hécatombes de millions d’êtres. » (Jean Van Lierde). De plus, les travailleurs sous les drapeaux peuvent être amenés à trahir le milieu dont ils sont issus en intervenant comme agents de répression aux côtés de la gendarmerie et de la police.
Seulement, l’évolution actuelle du militarisme nous oblige à trouver de nouvelles réponses pour la lutte antimilitariste, un certain effort d’imagination dans les moyens d’action (de la désobéissance civile à l’action directe contre l’appareil militariste). La résistance au militarisme se situe à plusieurs niveaux : à l’intérieur ou à l’extérieur de l’armée, contre l’infrastructure économique (usines d’armement), son infrastructure idéologique (écoles militaires)… Si l’armée moderne devient de plus en plus une armée de métier, c’est surtout une conséquence inéluctable de l’évolution technologique du capitalisme et cela n’exclut pas la conscription. Réciproquement, l’antimilitarisme se doit de lutter à la fois contre la conscription et contre l’armée de métier, tout en sachant qu’il sera plus facile d’abolir la conscription que le reste du militarisme, mais cela permettra de libérer des forces vives pour le reste du combat.
Solidarité révolutionnaire
La solution révolutionnaire à la guerre d’Indochine, pour nous « Occidentaux » loin des maquis, ne peut être qu’un soutien plus effectif à la résistance américaine à deux niveaux : exprimer notre solidarité avec les déserteurs, insoumis, objecteurs, renforcer les réseaux, l’aide financière, diffuser leur lutte, lutter contre l’Otan, s’attaquer à l’infrastructure économique, diplomatique, militaire de l’impérialisme yankee sur notre territoire et renforcer la lutte contre notre propre appareil militaire.
Accepter le service militaire, c’est consciemment faire le jeu de l’impérialisme américain au Vietnam et permettre le renforcement du potentiel militaire occidental en Allemagne de l’Ouest, favorisant ainsi l’escalade de l’agression impérialiste en Extrême‑Orient. En contrepartie, c’est admettre le militarisme soviétique et par là justifier l’impérialisme des armées d’occupation russes (pacte de Varsovie) en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Hongrie… Mais que penser des militants de gauche qui, soutenant la lutte du peuple vietnamien (d’une manière verbale, bien sûr), participent pratiquement — en accomplissant leur service militaire — à la politique impérialiste de l’Otan ?
La collaboration avec l’État, au travers du service civil, ne peut que renforcer l’emprise bourgeoise sur l’action des OC. Le sabotage à l’intérieur de certains organismes employeurs est en effet réprimé par une remise à la disposition de l’OC au ministère de l’Intérieur. Mais toutes les ASBL ne sont pas récupérées…
Théoriquement, notre opposition au service civil est donc complète, la lutte antimilitariste révolutionnaire ne peut se fourvoyer sur un tel terrain de « conscription civile ».
Mais alors, que reste‑t‑il à l’objecteur révolutionnaire ?
Le refus des compromissions mène nécessairement au radicalisme. La résistance aux structures répressives, mises en place par l’État pour encadrer la jeunesse, est nécessaire pour mener une véritable lutte révolutionnaire. Seulement, le refus du service militaire et du service civil signifiera, en toute logique bourgeoise, l’emprisonnement.
Pour ceux qui hésiteraient devant cette ultime conséquence, le service civil pourrait néanmoins s’avérer valable, mais comme « compromis provisoire », à condition de fixer dès le départ les limites de participation au service civil, étant entendu que le service civil n’est pas un but en soi, mais uniquement un moyen de militer.
Bien que nous pensions que la transformation radicale de notre société ne pourra se faire que par un mouvement révolutionnaire du prolétariat, les objecteurs de conscience peuvent jouer un rôle d’appoint, de catalyseur aussi, dans la résistance au capitalisme. En acceptant provisoirement le service civil, l’OC peut en effet se mettre à la disposition du mouvement révolutionnaire. "
François Destryker
Objection libertaire (Groupe de l’Internationale des résistants à la guerre, 35, rue Van Elevijck ‑ 1050 ‑ Bruxelles.)
- SOURCE : La Presse Anarchiste
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