Pourquoi la loi Travail et les interdictions de manifester révèlent une radicalisation de l’oligarchie néolibérale

Publié le par Socialisme libertaire

Manifestation à Rennes contre la loi Travail / © Myriam Thiébaud
Manifestation à Rennes contre la loi Travail / © Myriam Thiébaud

Pour la première fois depuis un demi-siècle, une manifestation syndicale est frappée d’interdiction à Paris. L’attitude du gouvernement vis-à-vis des opposants à la loi Travail et, surtout, le contenu de cette loi, montrent un durcissement en cours : pas celui de la CGT ou de « l’extrême gauche » mais « de l’offensive oligarchique dirigée contre les droits sociaux et économiques des citoyens ». Car derrière la loi de Myriam El Khomri, c’est un nouvel ordre social qui pointe. Un ordre où les plus fragiles devront être les plus flexibles, pour le seul bénéfice du taux de marge des entreprises et de leurs actionnaires.

La veille du match France-Roumanie, coup d’envoi de l’Euro 2016, le compte Twitter du ministère de l’Intérieur affiche pendant plusieurs heures un message pour le moins étrange. Parmi les consignes de sécurité aux abords des stades : « Ne pas tenir de propos politiques, idéologiques, injurieux, racistes ou xénophobes. » La communication de Bernard Cazeneuve met ainsi sur le même plan parole politique d’une part, insultes et propos sanctionnés par la loi, d’autre part.

Le lendemain de la manifestation nationale contre la loi Travail du 14 juin 2016, François Hollande amalgame le stupide acte de vandalisme contre des vitres de l’hôpital Necker et la menace terroriste. Il prévient : « À un moment où la France accueille l’Euro, où elle fait face au terrorisme, il ne pourra plus y avoir d’autorisation de manifester si les conditions de la préservation des biens et des personnes et des biens publics ne sont pas garanties. » Manuel Valls enfonce le clou sur les ondes de France Inter : « Il y a un besoin d’autorité, d’ordre exprimé par les Français. » Interdiction de tenir des propos politiques aux abords des stades, besoin d’autorité et d’ordre, recours du 49-3 en l’absence d’une majorité favorable à la loi Travail, les temps sont durs pour le débat démocratique. Pour la première fois depuis un demi siècle, et la guerre d’Algérie, une manifestation syndicale est interdite dans les rues de Paris.

Une radicalisation du néolibéralisme

Pourtant, depuis deux mois, seuls les opposants à la loi Travail, en premier lieu la CGT, sont accusés, par plusieurs médias et le gouvernement, de « se radicaliser ». Sur la radicalisation néolibérale des partisans de la loi Travail, point de commentaires. La loi « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s », dite loi Travail ou loi El Khomri, s’inscrit bien dans ce cadre idéologique. Présentée comme une simplification du Code du travail par le gouvernement, elle en est plutôt une déconstruction. Les différentes séquences du cheminement du projet de loi depuis la remise en septembre 2015 du rapport Combrexelle, jusqu’à la menace d’interdire les manifestations d’opposants à la loi illustrent cette radicalisation. Celle-ci prend deux formes, estiment le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Lava : « D’une part, la puissance renouvelée de l’offensive oligarchique dirigée contre les droits sociaux et économiques des citoyens. D’autre part, la multiplication des dispositifs sécuritaires dirigés contre les droits civils et politiques de ces mêmes citoyens. » [1]

Les politiques néolibérales sont systématiquement favorables au capital, poursuivent les deux universitaires. Une erreur de diagnostic présente le néolibéralisme comme une idéologie prônant la disparition de l’État dans une logique de pur laisser-faire des entreprises et des marchés. Or loin de disparaître, l’État néolibéral s’inscrit dans une logique qui transforme la puissance publique en véritable partenaire des intérêts privés. Dans quels domaines les chantres du « laisser-faire » lui laissent les coudées franches ? Dans le cadre réglementaire, en érodant le droit public au profit des normes privées. Ainsi que par sa mission régalienne de maintien de l’ordre et de répression, voire de criminalisation, de toute action considérée comme un obstacle à la liberté des grandes entreprises et à la valorisation du capital. « La liberté de la concurrence, la compétition acharnée et débridée entre les acteurs appellent le renforcement de la « sécurité » comme la condition indispensable [du] déploiement [du néolibéralisme]. »

Un État fort quand il s’agit de réprimer

Côté maintien de l’ordre face à la contestation sociale, le gouvernement n’a pas lésiné sur les moyens : flash-ball, canons à eaux et utilisation intensive de gaz lacrymogènes sont de rigueur dans de nombreux défilés contre la loi Travail. Intervention du Raid le 13 mai pour évacuer une salle municipale de Rennes occupée par des opposants à la loi Travail. Interdiction de manifester le 19 mai à Nantes avec 30 arrêtés d’interdiction de séjour dans le centre-ville.

Une mise en bouche avait déjà été inscrite au menu des mesures gouvernementales, cet hiver, avec l’interdiction des marches pour le climat des 29 novembre et 12 décembre 2015, assortie d’assignations à résidence de militants écologistes. Depuis fin mars plus de 750 personnes, dont une centaine de jeunes de moins de 18 ans, ont été poursuivies par la justice, avec souvent des condamnations lourdes à la clé. Une qualification de « tentative de meurtre » a été ouverte suite à l’incendie d’un véhicule de police à Paris.

Cette répression s’exprime en-dehors des grandes manifestations : en janvier 2016, huit salariés de Goodyear, dont cinq syndicalistes de la CGT, ont été condamnés à 2 ans de prison dont 9 mois fermes pour la séquestration de deux cadres de leur usine. En avril 2016, treize militants de la CGT du CHRU de Lille et deux agents ont été convoqués au commissariat de police sur demande du Procureur de la République pour des faits remontant au 28 novembre 2014. L’épisode de la chemise arrachée du DRH d’Air France a conduit à l’inculpation de quinze personnes – dont cinq adhérents de la CGT – poursuivies pour « violences en réunion » et qui encourent jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Une loi du marché interdit toute politique sociale exigeante

Côté sécurité juridique des entreprises, la loi Travail s’inscrit dans un vaste mouvement de réformes du « marché » du travail amorcé au début des années 1970 avec l’introduction de l’interim. Depuis, plus d’une vingtaine de réformes se sont succédées avec une accélération depuis 1999 et la « refondation sociale » proposée par le patronat. « À l’avenir, tout dispositif social devra être passé au crible du raisonnement économique », exige alors Denis Kessler, vice-président du Medef. Traduction : toute politique sociale menée par un gouvernement doit l’être à l’aune des exigences de la compétitivité des entreprises. Avec à la clé la réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée et l’affaiblissement du salariat organisé.

Manifestation à Paris / © Eros Sana - Collectif OEIL

Manifestation à Paris / © Eros Sana - Collectif OEIL

« Même des textes dont on se souvient qu’ils apportaient des protections nouvelles, contenaient également des flexibilités nombreuses », précise le juriste Emmanuel Dockès. Dans le cadre des Lois Aubry sur les 35 heures, une mesure crée le forfait jours pour les cadres. Un dispositif dont le patronat souhaite aujourd’hui qu’il soit « sécurisé » et étendu aux autres salariés. Dans l’accumulation de textes de loi de ces vingt dernières années, souvent seules les dernières étapes restent en mémoire. Notamment les lois Rebsamen et Macron toutes deux votées en août 2015. « Si la loi Macron continue de créer des exceptions supplémentaires à un certain nombre de principes, poursuit le juriste, la loi Rebsamen est plus originale puisqu’elle s’attaque à la représentation du personnel, jusque-là restée indemne depuis 1982. »

Négocier sous la menace du licenciement

Interrogé en 2012 par La Tribune, Denis Kessler n’a pas bougé d’un iota depuis 1999 : « L’ordre public social, fixant les droits fondamentaux, doit être défini au niveau européen. Et tout le reste doit relever principalement des accords d’entreprise. Même la branche n’est plus un échelon aussi pertinent que dans le passé. » Denis Kessler l’a demandé, le gouvernement et la ministre du Travail Myriam El Khomri ont obtempéré. L’article 2 de la loi Travail présente la négociation en entreprise comme la forme la plus démocratique d’élaboration de la norme sociale. « Mais quelle valeur donner au consentement lorsqu’il est obtenu sous la menace du licenciement ? », s’interroge-t-on à la Fondation Copernic [2], qui regroupe syndicalistes et chercheurs de gauche (lire aussi : Temps de travail, salaires, licenciements, dumping social, santé : tout ce que la loi va changer pour les salariés)

Le cadre européen est-il aussi pertinent que le décrit Denis Kessler ? Cela dépend pour qui. En visite à Paris le 31 mars 2016, Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne, a qualifié la loi El Khomri d’initiative « destinée à répondre aux rigidités du marché du travail ». La loi est une réponse aux demandes de la Commission pour laquelle chômage et crise économique sont dus aux rigidités structurelles de l’économie française, notamment aux difficultés de licencier des salariés. Joli paradoxe (lire aussi : Loi travail : « Dire que c’est en facilitant les licenciements qu’on crée des emplois est ahurissant »).

Renflouer les actionnaires

Avec la promesse de « fluidifier » le marché du travail, la loi Travail bénéficiera-t-elle d’abord aux 5,4 millions de chômeurs en leur permettant de retrouver plus facilement un emploi ? Pour l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, le véritable mobile de la loi Travail consiste à maintenir constant, quelle que soit la conjoncture économique, le taux de marge des entreprises, c’est-à-dire leur pourcentage de gain. Après la crise de 2008, ce taux a perdu 3 points, soit environ 60 milliards d’euros. Comment récupérer ces milliards alors que le carnet de commande des entreprises peine à se remplir ? Par la baisse des cotisations sociales, qui a pris la forme du CICE (20 milliards en année pleine) et du pacte de responsabilité (20 milliards en 2017). La loi Travail amène un nouveau levier : diminuer le coût des indemnités en cas de licenciement. L’affaiblissement de la négociation syndicale et du Code du travail, qui permettait jusque-là d’avoir des normes nationales et valables pour toutes les entreprises, répond à des objectifs très pragmatiques lorsqu’on est actionnaire. Chaque entreprise pourra, à terme, fixer ses propres normes.

Liêm Hoang-Ngoc avance un second mobile, mais ce dernier reste pour le moment tabou : la réforme du CDI, jugé trop onéreux et peu sécurisant lorsque les entreprises souhaitent licencier. « La sécurité juridique est une valeur essentielle pour les juristes, pour l’État de droit et plus généralement pour tout système juridique démocratique », rappelle la note de la Fondation Copernic. Cette sécurité juridique exige un droit intelligible aux marges d’interprétation réduites et aux effets prévisibles, afin que les justiciables puissent se projeter dans l’avenir et connaître les conséquences juridiques de leurs actes. « Ce n’est toutefois pas dans ce sens que la sécurité juridique est aujourd’hui mobilisée. L’expression sert à revendiquer la réduction voire la suppression du risque pour les employeurs d’être juridiquement sanctionnés. » Le Sénat vient d’ailleurs d’ajouter à la loi Travail un nouvel amendement : la création d’un « contrat de mission », d’une durée de 18 mois à quatre ans, encore plus souple pour l’employeur qu’un CDD.

Le 22 février 2016, ils étaient trois à visiter au pas de course l’usine de fabrication de nylon de Chalampé, non loin de Mulhouse : Manuel Valls, Emmanuel Macron et Myriam El Khomri. « Il faut bouger, martèle le Premier ministre. Il y en a qui sont encore au XIXe siècle, moi, et les membres du gouvernement ici présents, nous sommes dans le XXIe siècle et nous savons qu’économie et progrès social vont de pair. »

Qu’est-ce que le Code du travail du XXIe siècle ?

Simple querelle entre les anciens et les modernes ? Mais qu’est-ce qu’un Code du travail du XXIe siècle ? Si les rapports Combrexelle et Badinter ont largement été évoqués, un autre document est depuis tombé aux oubliettes : celui rédigé par Bruno Mettling, directeur des ressources humaines de l’opérateur Orange, remis à Myriam El Khomri, fraichement nommée à la tête du ministère du Travail. La lettre de mission, signée par son prédécesseur François Rebsamen, est claire : « La révolution numérique de l’économie est engagée. Ses conséquences sur les métiers, les compétences, les organisations du travail, les relations de travail, le management ou le dialogue social sont réelles et croissantes. […] Il est temps de réfléchir à d’autres organisations du travail et régulations (sur les messageries, les temps de travail, le télétravail, la manière de dérouler sa carrière et de circuler entre les entreprises). »

Un Code du travail du XXIe siècle serait donc un code qui intègre la révolution numérique dans l’organisation du travail... Que cela signifie-t-il concrètement ? En remettant en cause le temps de travail et le temps de repos dans les métiers du numérique, le rapport du DRH d’Orange en livre un aperçu et suscite la polémique. « La charge de travail ne se mesure plus seulement par le temps de travail », déclare-t-il au site Rue 89. Avant d’ajouter : « Ce que nous ont dit les acteurs du numérique, c’est que quand on est "charrette" sur un projet qu’on termine tard le soir, il peut être nécessaire d’être là le lendemain matin pour son déploiement. Donc les 11 heures ne sont pas toujours respectées. » Certes. Mais cela devra-t-il s’appliquer à tous les métiers ?

Extension du modèle de l’industrie numérique

L’économiste Philippe Askenazy a largement décrit les conséquence de la révolution numérique sur les secteurs industriels « classiques » dans son ouvrage Les décennies Aveugles, emploi et croissance, 1970-2010 [3]. Les innovations technologiques – smartphone, Big Data, réseaux sociaux, applications – nécessitent un vivier de travailleurs diplômés dont ont besoin les entreprises du numérique. Les technologies et les organisations qui y sont associées exigent la flexibilité tant du travail que de l’emploi. Ce modèle n’est pas l’apanage des « start-up » numériques. Il tente de se déployer dans l’ensemble du monde du travail.

« On observe de manière récurrente certaines pratiques clefs et complémentaires de travail : le travail en équipe autonome, la rotation de poste, les démarches de qualité totale ou le juste-à-temps. Le cœur du principe du juste-à-temps, est que la production est enclenchée par les commandes auxquelles il faut répondre rapidement. Une conséquence espérée est une plus grande réactivité et des niveaux de stocks réduits », décrit Philippe Askenazy. Parallèlement, la recherche de flexibilité impose à la fois une intensification du travail et un volant accru de main d’œuvre précaire, en intérim ou en contrat court, ainsi qu’un usage intensif de la sous-traitance sur site.

Les plus faibles seront les plus flexibles

Cette mécanique propre du productivisme réactif a été accentuée partout par des politiques limitant les « rigidités » du marché du travail, analyse l’économiste. La logique de ces politiques est justement que le droit du travail ne doit pas être un obstacle à un processus d’innovation et de création de richesse. « De ce point de vue, la politique en tant qu’exercice du pouvoir n’est rien d’autre que la forme sous laquelle la guerre des classes est inlassablement menée par l’oligarchie politico-financière », affirment Pierre Dardot et Christian Laval. Cette guerre vise à transformer, parfois à détruire, les institutions sociales qui assuraient une relative autonomie individuelle, familiale et plus largement collective vis-à-vis du marché du travail et de la subordination au capital.

À l’heure actuelle, un salarié sur cinq ignore à quel moment il travaillera le mois suivant. Un pourcentage en hausse. Mais pas chez qui l’on croit : le nombre de cadres qui ne peuvent plus prévoir leurs horaires d’un mois sur l’autre diminue. « Ceux qui sont de plus en plus flexibles ce sont les ouvriers qualifiés et les employés du commerce et des services », décrit le juriste Emmanuel Dockès. Ce ne sont donc pas les plus forts – les mieux payés, disposant plus facilement d’un réseau en cas de recherche d’emplois – qui sont les plus flexibles mais les plus faibles. Loin de se cantonner au monde du travail, cette flexibilité débridée a des impacts sur la société toute entière. Elle a des conséquences sur le temps consacré à la vie personnelle, familiale, militante, associative… Des activités qui ont besoin de prévisibilité et qui sont extrêmement précieuses pour la société dans son ensemble. Seront-elles les victimes de ce nouvel ordre social qui se construit sous nos yeux ?

Nadia Djabali

Notes

[1] Leur dernier ouvrage : Ce cauchemar qui n’en finit pas (La Découverte).

[2] Le Code du travail en sursis ? Josepha Dirringer, Emmanuel Dockès, Guillaume Etiévant, Patrick Le Moal, Marc Mangenot, Collection Les Notes et Documents de la Fondation Copernic, Syllepse, octobre 2015.

[3] Les décennies Aveugles, emploi et croissance, 1970-2010, Philippe Askenazy, Le Seuil, 2011.

Pourquoi la loi Travail et les interdictions de manifester révèlent une radicalisation de l’oligarchie néolibérale
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