Gaza : “une militarisation extrême de la guerre de classe en Israël-Palestine”
À ce stade, l’objectif de cette guerre est de noyer les prolétaires surnuméraires de Gaza sous les bombes sans autre objectif que de les “calmer”, de rappeler la hiérarchie qui sépare les groupes humains dans cette région du monde. Un chien mord, on abat la meute.
« Entretien avec Emilio Minassian (Doctorant en sciences politiques à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence. Ses recherches portent sur les structures de pouvoir dans les camps de réfugiés palestiniens de Cisjordanie) le 30 octobre 2023.
1.
Tu t’intéresses à ce qui se passe en Palestine depuis longtemps, sans pour autant être un militant pro-palestinien. Qu’est-ce qu’une critique tournée vers la révolution a à dire de ce qui se joue là-bas ?
Je dirais que la première chose, c’est de considérer qu’il n’y a pas deux camps, l’un palestinien et l’autre israélien. Ces gens vivent dans un même État et dans une même économie. Au sein de ce même ensemble, disons israélo-palestinien – mais qui relève entièrement d’Israël –, les classes sociales non seulement s’inscrivent dans des différences de statuts juridiques sur la base de critères ethno-religieux, mais sont « zonées ». La bande de Gaza a progressivement été constituées en « réserve-prison » dans laquelle sont fixés deux millions de prolétaires renvoyés aux marges du capital israélien. Mais ce dernier demeure leur maître en dernier instance. Les Gazaouis utilisent la monnaie israélienne, consomment des marchandises israéliennes, ont des pièces d’identités émises par Israël.
La « guerre » actuelle correspond en fait à une situation de militarisation extrême de la guerre de classe.
Une « terre pour deux peuples », une telle grille de la situation en Israël-Palestine est aberrante. Nulle part dans le monde, la terre n’appartient aux peuples. Elle appartient aux propriétaires. Tout ça peut sembler très théorique, mais l’existence même des rapports sociaux viennent renvoyer cette idée des « camps » à ceux à qui elle appartient : les dirigeants.
Les camps de réfugiés de Cisjordanie, qu’on pourrait considérer comme le cœur battant de la « Palestine », continuent d’être des banlieues de Tel-Aviv. J’ai passé des soirées à écouter des travailleurs journaliers d’un de ces camps raconter comment l’ethnicisation de la force de travail se déployait sur les chantiers de la capitale israélienne : les promoteurs juifs ashkénazes, les prestataires Palestiniens de 1948 pour le passage de la main-d’œuvre des Territoires occupés, les contremaîtres juifs séfarades eux aussi arabophones, etc. Et puis tous les autres prolétaires importés : les Thaïlandais, les Chinois, les Africains, qui, sans-papiers, sont en réalité ceux dont la situation est la pire. Tout ça ne peut pas se mélanger, car chaque groupe a un statut et une place distincte dans les rapports de production. Mais ces mondes ne sont pas poreux, ils sont emboîtés, se regardent, se connaissent.
Des dizaines de Thaïlandais exploités dans l’agriculture sur le pourtour de la bande de Gaza se sont retrouvés tués et enlevés par le Hamas. Maintenant, les patrons israéliens retiennent leurs salaires d’autres pour les forcer à travailler en zone de guerre. Toute critique sociale un peu conséquente doit, dans le cadre de ce qui se passe en Israël-Palestine, intégrer aussi le point de vue des travailleurs thaïlandais. Ce pays n’a pas davantage vocation à appartenir aux prolétaires palestiniens qu’aux travailleurs thaïlandais.
N’est-ce pas un peu botter en touche que de tenter de passer au-dessus de la « question nationale » en Israël-Palestine ?
Israël est parvenu à produire une situation unique au monde : l’intégration d’un prolétariat lui-même ethnicisé (« juif ») à l’État, contre le reste du prolétariat, également ethnicisé (« arabe »). L’État israélien a organisé l’accumulation d’un capital « national » en un temps record, il a organisé l’importation d’un prolétariat « national » et s’est érigé en gardien de l’existence et de la reproduction de ce dernier, menacé qu’il serait dans son existence même par une autre frange prolétarienne (« palestinienne »). Mais si l’on déchausse les lunettes de la fantasmagorie de « l’État garant de l’existence des gens », il apparaît que le prolétariat juif d’Israël constitue une sorte de butin de guerre aux mains de l’État.
Ce n’est pas le cas du côté du prolétariat palestinien, au sein duquel les dynamiques de lutte ont conservé une certaine autonomie, cohabitant de manière complexe avec les logiques instrumentales de leur encadrement politique nationaliste.
Cela peut sembler contre-intuitif, mais je pense qu’il faut considérer que le Hamas est un sous-traitant d’Israël pour la gestion du prolétariat de la bande de Gaza. Comme je le disais, ce dernier, en dernière instance, « relève » du capital national israélien. Tant que celui-ci n’a pas fait le choix d’autoriser le développement d’une autre entité capitaliste, « palestinienne », à ses côtés, le prolétariat gazaoui, même parqué, est inscrit dans ses circuits. Or, cette situation ne peut se passer d’une formation sociale externalisée chargée de la régulation des encagés – il n’y a pas de prison sans matons.
Ce qui se passe n’est pas une guerre inter-impérialiste. C’est essentiellement une « affaire interne », dans laquelle les camps « nationaux » sont un écran de fumée. Dans les événements actuels, il n’y a pas de lutte prolétarienne. La militarisation des antagonismes produite de concert par le Hamas et la classe dirigeante israélienne, produit une « résistance » qui ne contient aucune logique de lutte prolétarienne autonome, même balbutiante.
Ce n’est pas une guerre, mais c’est une gestion du prolétariat surnuméraire avec des moyens militaires qui sont ceux de la guerre totale, de la part d’un État démocratique, civilisé, appartenant au bloc central de l’accumulation. Ces milliers de morts-là me semblent avoir un sens particulier. Ils dessinent une image terrifiante de l’avenir – des crises du capitalisme à venir.
Mais une gestion du prolétariat surnuméraire par voie de tapis de bombes qui, dans la manière dont elle est regardée comme légitime par l’ensemble des États centraux de l’espace capitaliste, inscrit, je crois, ce qui se passe actuellement dans une offensive globale. En France, ce caractère global est particulièrement saillant : on est entré dans une phase où même des formulations politiques derrière des mots d’ordres humanistes sont réprimées – dès lors qu’elles pourraient rencontrer une activité de rue des classes dangereuses. Il n’y a pas d’ « importation » du conflit. Il y a une offensive globale. En ce sens, la lutte, pour nous en France, se joue bel et bien ici, contre la France. Nous avons notre propre nation à trahir, toujours, dès que c’est possible.
2.
Qu’est-ce que le Hamas a à gagner à une telle situation ?
Avant le 7 octobre, mon idée de la situation était la suivante. D’un côté, une offensive de l’extrême-droite coloniale, à la fois pour annexer la Cisjordanie et s’emparer des leviers de l’État israélien. De l’autre, deux appareils d’États palestiniens, vivant exclusivement de rentes, ayant seulement intérêt à se reproduire en tant que tels. J’avais en tête que ces pouvoirs étaient sur la défensive, et que ce à quoi ils se préparaient avant tout, c’était à affronter une perte de contrôle sur les populations à leur charge, à la fois à Gaza et en Cisjordanie.
Parmi mes interlocuteurs en Cisjordanie, qu’ils soient universitaires de gauche ou sous-prolétaires armés, tout le monde me disait il y a quelques mois : « Le Hamas ne soutient pas la résistance sur le terrain. Il pense à ses propres intérêts. »
Et de fait, le Hamas ne s’est pas comporté en organisation de lutte, mais en structure militaire, en État. Mais son opération a ceci de particulier qu’elle contenait nécessairement la perspective d’une riposte israélienne face à laquelle il serait en situation d’imposante infériorité. Le Hamas se comporte en État mais sans les moyens d’un État, et il sacrifie une partie des intérêts d’une partie de son appareil et de sa base sociale à Gaza, dans l’espoir d’avoir davantage à l’avenir. Nombre des chefs vont, par ailleurs, perdre la vie dans cette affaire.
L’opération du 7 octobre constitue, de la part d’une classe dominante, un comportement étonnant, mais qui s’explique avant tout, je pense, par les contradictions qui traversent le Hamas lui-même. C’est une hypothèse, mais il n’est pas inenvisageable que l’opération du 7 octobre ait été conçue par la branche armée du Hamas, sans grande concertation avec la direction politique. (On peut aussi imaginer que l’ampleur de la brèche qui s’est ouverte dans le mur ait surpris les concepteurs de l’attaque eux-mêmes, qui peut-être cherchaient à mener une sorte d’opération-suicide, sans s’attendre à un tel effondrement militaire israélien, qui a ouvert la porte à des massacres de grande ampleur.)
L’opération du Hamas ne relève en rien d’un délire millénariste fanatique. C’est un pari risqué, mais qui peut porter ses fruits. Les options entre les mains d’Israël sont réduites. Il y a la voie de la négociation, celle de la guerre régionale et pas grand-chose entre les deux. Mais ça demeure un pari, car il n’est pas sûr que l’État et le capital israélien vont faire le choix d’une stabilisation.
Dans tous les cas, l’étape « massacre » par tapis de tombes est inévitable, mais ça c’est une autre question, elle ne pose en rien souci aux dirigeants, évidemment.
Tu dis que le Hamas se comporte en État, mais sans en avoir les moyens. Tu dis aussi que s’il sacrifie certains de ses intérêts, c’est pour en avoir davantage par la suite. Est-ce que tu peux préciser ?
Tout simplement être reconnu dans le cadre de négociations. Sans doute pas en vue d’un accord de paix, on n’en est pas là et, en réalité, je pense que ni le Hamas ni Israël n’ont d’intérêt pour un accord global. Mais l’éradication du Hamas, du point de vue israélien, n’est pas sérieusement envisageable. En montrant sa capacité militaire, le Hamas cherche à se montrer incontournable dans le rapport de force régional.
L’échec de la reprise des négociations entre l’Iran et les États-Unis ces dernières années démontre que l’heure n’est pas aux « solutions ». Pour le Hamas, il s’agit, tout le monde le dit, de gripper la solution américaine d’un accord israélo-saoudien. Ce qu’il a à gagner dans l’affaire, c’est d’abord s’imposer comme interlocuteur aux pays arabes de la région, c’est poursuivre la marginalisation de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine, dont fait partie le Fatah, mais aussi le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP)] en Cisjordanie et au Liban. C’est conquérir des petits marchés de la représentation palestinienne au détriment de son concurrent de l’OLP.
Les intérêts en jeu sont-ils vraiment aussi étroits ?
Je ne sais pas bien comment répondre à cette question. Évidemment, cette opération militaire et la guerre qu’elle enclenche doivent aussi être regardés dans un contexte mondial où les canaux de régulation capitaliste sont en train de se casser la gueule.
La guerre est toujours, je crois, une tentative de solution à crise de la valorisation capitaliste, comme opération de désaccumulation. Mais elle est aussi l’expression du bouleversement de l’équilibre qui préside au rapport État-capital. Elle est un moment de crise où le contrôle du capital, du capital global, sur l’État se desserre au profit de l’accaparement de l’État par certains secteurs capitalistes particuliers, voire de clans, de politiciens. La guerre entre capitalistes n’est pas seulement une guerre entre impérialismes. Elle met aux prises des acteurs multiples, qui, en l’absence de garde-fous, vont parfois faire des paris risqués, jouer une carte pour tenter de profiter d’un bouleversement des forces en présence. C’est à un engrenage de ce type qu’on assiste depuis la guerre en Ukraine. Les fronts gelés se réveillent : on a eu le Karabagh, maintenant c’est Gaza.
Les états-majors avancent, tentent des plans, testent les résistances, se jettent à l’eau. C’est ce qu’ils ont spontanément envie de faire, tout le temps. Ce qui nous surprend depuis deux ans, c’est à quel point les garde-fous qui les retenaient semblent sauter.
Quelle est la nature de la domination du Hamas sur les gens à Gaza ? Comment assoit-il son pouvoir ; quels gains ses chefs en retirent-ils ; quels liens (ouverts ou non) entretiennent-ils avec Israël ?
Le Hamas est un mouvement issu de la mouvance des Frères musulmans. Comme un peu partout dans le monde arabe, il se développe dans les années 1970-1980 au sein de la petite bourgeoisie palestinienne, dans les Territoires et dans la diaspora. Depuis son entrée dans la lutte contre Israël à la faveur de la première Intifada, cette base sociale s’est élargie à des segments plus prolétariens, avant que le contrôle du territoire gazaoui et sa militarisation ne change profondément sa nature. Il s’est retrouvé, comme on l’a dit, dans la position d’un appareil d’État, avec la nécessité d’intégrer beaucoup d’intérêts catégoriels divers et antagonistes, de jongler entre eux, de les arbitrer. Et, parallèlement, comme Gaza n’est pas un vrai État, le Hamas s’est aussi transformé en un parti-milice, comparable au Hezbollah au Liban.
Cette double évolution a une dimension contradictoire. J’émets l’hypothèse que la guerre actuelle marque en quelque sorte la victoire de la deuxième logique sur la première. La branche armée l’a emporté sur l’appareil d’État ; les circuits rentiers militaires (en provenance d’Iran) l’ont emporté sur les circuits rentiers civils (en provenance du Qatar).
Le Hamas est un mouvement interclassiste, ce qui explique ses mouvements erratiques. La bourgeoisie commerçante de Cisjordanie a fini par s’y reconnaître massivement au mitan des années 2000 : le mouvement a gagné les élections législatives de 2006 en tant que parti de l’ordre : il promettait de mettre fin au chaos sécuritaire, de faire taire les armes, de combattre la corruption, de développer un appareil d’État probe, assurant l’ordre social, avec une redistribution sociale basé sur la charité. Il apparaissait, paradoxalement, comme le parti anti-Intifada, et la majorité des notables des deux centres économiques de Cisjordanie, Naplouse et Hébron, se sont rangés à ses côtés à l’époque, tout en demeurant liés à des intérêts économiques jordaniens. Le Hamas a gagné les mêmes élections législatives à Gaza, mas en y mettant en avant des mots d’ordres de résistance et d’embrigadement militaire qui visaient le lumpenprolétariat des camps de réfugiés. Non dans une logique de soulèvement ou de mouvement social, mais de clientélisme militaire. Contrairement à la Cisjordanie, il n’y a pas à Gaza de bourgeoisie marchande et urbaine.
L’interclassisme, depuis, n’a pas explosé. Le Hamas continue de manier des logiques de mobilisations contraires. Le chef de sa branche armée, Mohammad Deif, est une sorte d’icône mythique, un rescapé de moult tentatives d’assassinat ciblés. Il est érigé en James Bond pour parler aux ados des camps de réfugiés, tandis que des leaders en costards traînent dans les hôtels 5 étoiles du Qatar et mangent toutes sortes de bonnes choses avec des ministres et des capitalistes du monde arabe ou turc. Et si c’est la frange Mohammad Deif qui lance une opération comme celle du 7 octobre, la frange costard-cravate la laisse faire parce qu’elle nourrit de secrets espoirs d’en récolter les fruits dans les couloirs diplomatiques.
Je suis plus circonspect quant à ce qu’en pense la bourgeoisie compradore de Gaza-city, alors que ses villas se font raser par les bombes.
Quelles sont les caractéristiques de l’exploitation des prolétaires à Gaza ?
J’ai passé pas mal de temps en Cisjordanie, mais je ne connais pas directement la bande de Gaza. Du fait de sa situation politique et géographique, collé à un espace d’intense accumulation capitaliste, on pourrait dire que Gaza est une grosse « poubelle » d’Israël. Mais même dans les poubelles des capitalistes il y a des divisions sociales.
C’est une sorte de ghetto, en somme ? Concrètement, est-ce que les prolétaires gazaouis ont du travail (formel ou non), ou faut-il les tenir majoritairement pour des surnuméraires ?
« Surnuméraires », dans le sens où le travail à Gaza ne permet presque nulle part d’accumulation capitaliste. Les capitaux qui circulent à Gaza proviennent essentiellement de rentes (et encore, ce sont de bien petites rentes) : rente de l’aide extérieure (Iran et Qatar), rentes de situations de monopoles (les tunnels). Les profits générés ne découlent pas de l’exploitation du travail par des capitalistes. La reproduction des prolétaires et la valorisation sont deux processus distincts, comme dirait l’autre. Les patrons sont dans leur écrasante majorité petits et l’État ne régule rien.
Gaza un espace complètement à l’écart des circuits de valorisation capitalistes, comme bien d’autres périphéries du monde. Il n’y a pas de « bourgeoisie nationale », car il n’y a pas de capitaux gazaouis. Il n’y a pas non plus de « bourgeoisie traditionnelle » comme en Cisjordanie ou à Jérusalem – ces vieilles familles assises sur un capital marchand et foncier poussiéreux mais encore efficient dans les rapports sociaux. En revanche, il y a bien à Gaza une forme de nouvelle bourgeoisie « compradore », assise sur des rentes de circulation. Ce n’est pas une classe au sens strict, c’est une formation sociale qui tire des revenus massifs de sa position d’intermédiaire dans les échanges avec les capitalistes étrangers (par opposition à une bourgeoisie ayant des intérêts dans le développement de l’économie nationale).
Une partie de cette bourgeoisie coïncide avec l’appareil politique du Hamas, car les capitaux qui circulent sont largement issus d’une rente de nature géopolitique, ils proviennent d’États tels que le Qatar ou l’Iran. Mais il y a aussi d’autres rentes, par exemple liées à la circulation frontalière avec l’Égypte. Des fortunes se sont bâties autours des tunnels de contrebandes, et là on est plutôt dans la figure du féodal mondialisé – typiquement un rapport patrons-travailleurs. Il y a eu en 2007 d’intenses affrontements armés entre des formations sociales claniques et l’appareil politico-militaire du Hamas à Rafah, dans le sud de la bande, avec pour enjeu la taxation de la circulation des marchandises.
Le Hamas, au contraire de l’Autorité palestinienne (AP), n’est pas en charge des services publics, ce n’est pas lui qui paie les salaires : ceux-ci sont toujours à la charge de l’AP. C’est d’ailleurs un enjeu de chantage permanent : régulièrement, l’AP coupe ou réduit les salaires des fonctionnaires de Gaza pour affaiblir le Hamas.
Régulièrement aussi, et sans doute en partie en conséquence, il y a des mobilisations « sociales », qui réclament la dignité – typiquement l’eau, l’électricité, les salaires. Le Hamas les réprime, plus ou moins violemment, avec une certaine retenue néanmoins qui laisse penser qu’il fait attention à ne pas jeter de l’huile sur le feu. La présente offensive militaire fait suite à un épisode de ce type qui s’est déroulé cet été. On peut facilement imaginer qu’il y a un lien, ou en tout cas une logique, qui lie ces deux types d’événements.
La contestation du Hamas-gestionnaire et le soutien au Hamas-combattant ne sont pas du tout antagonistes. Le premier s’attaque à votre dignité, tandis que le second la venge. Sans le Hamas-combattant, le Hamas-gestionnaire aurait sans doute à affronter une contestation plus importante à Gaza.
Tu dis que tu « connais » mieux la Cisjordanie que Gaza. Entre ces deux territoires, y a-t-il d’importantes différences ou au contraire assiste-t-on à deux variantes d’une même logique ?
La bande de Gaza est depuis longtemps cette « poubelle » à surnuméraires que j’évoquais plus haut. Un minuscule territoire vers lequel ont été poussé en 1947-1948 un flot de réfugiés, qui a submergé la population locale, essentiellement paysanne. Il n’y a aucune ressource là-bas. En Cisjordanie, la formation de classe est différente, avec des villes et des notables. Et il y a des ressources agricoles et hydrauliques, qu’Israël s’accapare. Les salaires sont deux fois plus élevés, il y a quelques industries, qui reposent sur une intégration relative entre la classe compradore de l’AP et le capital israélien. Le Fatah, qui gouverne les villes, est un parti qui n’a plus de cohérence sociale. En 2006, il a perdu les élections contre le Hamas. En 2007, il a fait un coup de force, soutenu par Israël et les États-Unis, pour conserver les leviers de la puissance publique dans les villes de Cisjordanie, « abandonnant » Gaza au Hamas. Depuis, il n’a plus de légitimité basée sur une quelconque forme de procédure démocratique. Son pouvoir repose sur la coopération avec Israël, dissimulée derrière des discours nationalistes qui sonnent creux. Il gouverne des enclaves séparées les unes des autres, toujours plus encerclées par la colonisation, dans lesquelles l’armée israélienne pénètre régulièrement. Quant au prolétariat de Cisjordanie, il est plus intégré que celui de Gaza au capital israélien. Beaucoup de travailleurs palestiniens de Cisjordanie bossent, légalement ou illégalement, sur le territoire israélien ou dans les colonies. Ils ont des liens économiques avec les Palestiniens de 1948, dotés de la citoyenneté israélienne ; ils parlent souvent hébreu.
Que se passe-t-il en Cisjordanie actuellement ? Que fait le Fatah ? Existe-t-il des forces sociales ou politiques qui aient un caractère plus ou moins prolétarien, qui pourraient se renforcer dans le moment de la crise ?
La bande de Gaza me semble pour l’instant perdue du point de vue des possibles quant à une activité prolétarienne. Il en va autrement dans les villes de Cisjordanie, où la lutte inter-palestinienne pour le contrôle politique chemine depuis des années avec des manifestations autonomes de la lutte des classes. Le contrôle social est assuré conjointement par un appareil sécuritaire tenu par des capitalistes compradores tributaires d’Israël et des baronnies urbaines liées à la Jordanie. La cohérence de cette classe ne cesse de se déliter, le Fatah ne régule plus rien, et tout le monde essaie de se tailler son fief au détriment des autres. L’événement attendu qui était censé clarifier tout ça était la mort du dinosaure paranoïaque Mahmoud Abbas, mais les choses vont nécessairement s’accélérer.
Le Hamas, depuis quinze ans, est entré en dormance en Cisjordanie. Aucune activité publique ni militaire directe. Il entretient des loyautés, mais discrètement. Les groupes armés qui ont réapparu dans le Nord (Naplouse, Jénine, Tulkarem) ne lui sont pas liés. Cette passivité donnait l’impression que le Hamas avait entériné la situation et ne voulait pas briser le statu quo. Au sein des groupes armés des camps de réfugiés, cela lui donnait mauvaise presse : il était le revers du Fatah, que de la gueule, des intérêts politiques distincts de ceux du peuple. Et là, cette opération : ça change clairement la donne en termes de perception. Le blason, qu’on le veuille ou non, va s’en trouver sacrément redoré. Déjà, on voit le drapeau hamsaoui agité un peu partout dans les manifs, ce qui était inimaginable il y a un mois. Le Hamas va-t-il directement contester le pouvoir à l’AP en Cisjordanie ? C’est peu probable, du fait que ses activités sont étroitement surveillées non seulement par l’AP mais aussi par Israël, et les enclaves palestiniennes de Cisjordanie ne forment pas un territoire cohérent, il ne peut être tenu militairement sans négocier la chose avec l’armée israélienne. Mais il peut changer de stratégie, soutenir d’une manière ou d’une autres les activités des groupes armés.
Quoi qu’il en soit, les choses vont nécessairement bouger. L’AP va avoir du mal à maintenir sa mainmise sécuritaire. La cohérence de la classe politico-sécuritaire va être soumise à rude épreuve.
L’armée et les colons, parallèlement à l’offensive sur Gaza, ont lancé une série d’attaques en Cisjordanie. Cette offensive va s’intensifier, avec son lot de massacres, plus circonscrits qu’à Gaza, mais aussi sans doute plus « auto-organisés ».
Il y a donc toutes les raisons d’être inquiet. Mais j’ai quelque part aussi l’espoir qu’un espace de lutte autonome se renforce et balaie la chape de plomb faite de répression et de clientélisme produite par l’AP depuis 15-20 ans – qu’un écroulement des forces de sécurité palestiniennes permette l’explosion sociale attendue depuis des années. Les rapports de classe en Cisjordanie sont d’une violence exceptionnelle. La bourgeoisie de Cisjordanie a longtemps profité de la situation de coopération avec Israël, elle s’est gavée, il serait bon qu’elle serre un peu les fesses.
Depuis un moment il y a une contestation sociale en Israël, contre Netanyahou et en particulier sa réforme de la justice. Quelles conséquences ces luttes ont-elles (si elles en ont) dans la situation actuelle ? Dans quelle mesure les résistances « civiles » de la population israélienne (par exemple les récentes luttes contre la réforme de la justice) expriment-elles de telles aspirations ?
La guerre me semble aussi être le symptôme de la perte de cohérence de la classe capitaliste ; et en même temps l’unité militaire vient dissimuler cette perte de cohérence. L’écroulement militaire israélien du 7 octobre semble largement découler de la lutte qui traverse la classe capitaliste israélienne et qui, pour la première fois, a atteint l’institution militaire. La lutte, ces derniers mois, a été intense et s’est déversée dans la rue. Le vieil Israël, ashkénaze, bourgeois, laïc et militaire, qui accumule verticalement à Tel-Aviv, s’est affronté à l’extrême-droite au pouvoir, séfarade, revancharde et qui accumule horizontalement dans les collines de Cisjordanie. Mais dans ces manifs, rien de prolétarien n’a jamais débordé. Pire : rien de démocratique, au sens « civil », comme tu dis. Le prolétariat en Israël, qui subit pourtant un niveau d’exploitation élevé, est muselé par son intégration existentielle à l’État militaire.
L’union nationale guerrière vient provisoirement mettre cette lutte au sein de la classe dominante israélienne sous le tapis : pour noyer Gaza sous un tapis de bombes, tout le monde est d’accord ; et pour instaurer une chape de plomb sécuritaire aussi. Depuis la mobilisation générale, la chasse à l’ennemi intérieur est ouverte. Elle concerne les poignées de gauchistes qui subsistent, mais aussi et surtout le prolétariat musulman (les Palestiniens de 1948), dont le moindre mouvement de solidarité envers les victimes des bombardements indiscriminés est traqué. Que se passera-t-il dans quelques mois ? La guerre va-t-elle entraîner un alignement de la classe dominante sur le parti des colons ? Celui-ci, pour être méprisé pour son arriération religieuse par la majorité de la bourgeoisie, n’en est pas moins le plus en phase avec une mobilisation tournée vers la chasse à l’Arabe qui n’est sans doute pas prête de cesser.
3.
Penses-tu que la grille d’analyse purement coloniale est opérante pour définir les rapports entre Israël et le prolétariat palestinien ?
Oui et non, évidemment.
On est dans une situation où ce qui est en jeu, c’est moins l’exploitation d’une force de travail indigène que la gestion d’une population prolétarienne excédentaire, dans des proportions uniques au sein des centres d’accumulation capitalistes. Pour chaque travailleur avec un contrat de travail en Israël, il y en a un autre maintenu dans une des grandes banlieues fermées que constituent les centres de peuplement sous juridiction palestinienne : la bande de Gaza et les villes de Cisjordanie. Ça fait près de cinq millions de prolétaires parqués à quelques kilomètres de Tel-Aviv, invisibles, vivant de la vente de leur force de travail au jour le jour, gardés par des soldats pour qu’ils ne sortent pas de leurs cages.
Ce grand enfermement, cette opération de séparation entre prolétaires utiles et prolétaires surnuméraires sur une base ethnico-religieuse, débute en même temps que s’amorce le processus de paix, qui est en réalité un processus d’externalisation du contrôle social des surnuméraires. Auparavant, dans les années 1970-1980, les Palestiniens étaient massivement employés par le capital israélien.
En ce sens, le terme « colonial » est quelque peu impropre pour désigner le rapport social qui a cours depuis le début des années 1990 en Israël-Palestine. Il a en outre le désavantage d’entériner une opposition entre deux formations nationales, qui sont en réalité produites et reproduites ensemble. Prolétaires palestiniens et israéliens sont les segmentations d’un même ensemble. Ce qui se joue depuis le 7 octobre doit être regardé comme une négociation par la violence entre le sous-traitant gazaoui et son employeur israélien. Cela doit en ce sens être nettement distingué de l’activité de lutte des prolétaires palestiniens, face à laquelle les sous-traitants du Hamas et de l’AP sont en première ligne. Elle qui n’a jamais cessé, mais à laquelle l’embrigadement nationaliste va porter un sale coup, en tout cas à Gaza.
Au-delà de toute considération morale, le terme de « résistance », qui renvoie à l’imaginaire colonial, me semble impropre pour désigner l’opération militaire du 7 octobre : les intérêts du Hamas ne sont pas ceux des prolétaires, ils ne sont pas ceux – pour reprendre le vocable en vigueur – du « peuple palestinien ». Les prolétaires de Gaza, quel que soit le résultat de cette négociation, seront les grands sacrifiés – ils le sont déjà. Actuellement, si Israël se sentait pousser les ailes de se débarrasser de son sous-traitant, cela voudrait dire qu’il se sent les ailes de se débarrasser de ses prolétaires surnuméraires gazaouis. L’un ne peut aller sans l’autre.
Mais d’un autre côté, je pense qu’on ne peut pas se passer d’une grille d’analyse basée sur le colonial.
Israël hérite de cette logique européenne qui consiste à « animaliser » la force de travail sur la base de critères raciaux, à tracer une barrière entre monde civilisé et monde pré-civilisé. Ce paradigme agit à plein régime en Israël, et de manière assumée. Présentement, on massacre les Gazaouis selon cette logique : on les noie sous les bombes sans autre objectif politique que de les « calmer », de rappeler la hiérarchie qui sépare les groupes humains dans cette région du monde. Un chien mord, on abat la meute.
Il faut rappeler que ces frontières entre le civilisé et l’animal sont mouvantes. Elles ont été, et demeurent, agissantes au sein même de la citoyenneté israélienne juive. Les juifs arabes (mizrahis) ou éthiopiens (fallashas) étaient longtemps du mauvais côté de la barrière, et constituaient des sortes de supplétifs indigènes utilisés pour calmer d’autres indigènes.
Le colonial, comme héritage de la période coloniale à proprement parler, génère une sorte d’économie « pulsionnelle » autour de laquelle se noue la construction des catégories sociales – et c’est d’ailleurs juste l’image grossie de ce qui se passe dans l’ensemble de la « forteresse » constituée par les pays centraux de l’accumulation capitaliste, on le voit avec le transfert immédiat de la « guerre de civilisation » en France.
La dynamique actuelle, et sa logique de mise en réserve des prolétaires surnuméraires, charrie un torrent d’affects construits sur l’humiliation. Devant l’impossibilité d’intervenir collectivement sur le rapport social, l’impuissance produit une logique de ressentiment double : recherche de reconnaissance d’un côté, de vengeance de l’autre.
C’est parce qu’ils n’ont pas de bourgeoisie sur laquelle ils s’appuient, parce qu’ils n’ont pas de prolétariat qu’ils exploitent eux-mêmes, que des politiciens comme ceux du Hamas sont amenés à s’appuyer sur l’exploitation de ces affects, dont ils deviennent l’incarnation – faute de mieux, faute de plus.
Pour en revenir à Israël, si l’on considère que l’accumulation capitaliste repose largement sur « l’économie de guerre » permanente + sur l’appropriation foncière + sur l’exploitation du prolétariat palestinien plus ou moins formel, faut-il considérer comme résolument impossible toute « solution » (ex. : « à deux États ») ?
À partir des années 1990, quand Israël veut se débarrasser de la gestion de la main d’œuvre palestinienne des Territoires, il la confie à un sous-traitant, l’Autorité palestinienne. Mais Israël ne respecte pas le contrat qui était censé conduire à une forme de souveraineté symbolique. Il maltraite son sous-traitant. Alors le sous-traitant se révolte : c’est la deuxième Intifada, où se mêle une lutte de l’AP contre son employeur et une lutte prolétarienne tous azimuts, contre Israël et contre le sous-traitant, mais qui se révèle étouffée par la triangulation. À l’issue de cette séquence historique, la sous-traitance de l’AP se scinde. Un sous-traitant maltraité mais docile en Cisjordanie ; un autre maltraité et remuant à Gaza. Le Hamas a beau être traité en ennemi, le fait est qu’Israël, dans ce contexte, ne peut se passer de sous-traitant.
Revenons rapidement sur ce processus et son échec. Pourquoi les capitalistes n’ont pas saisi la « paix » qui consistait à soutenir un « processus national » palestinien à Gaza et en Cisjordanie ? Ce qui leur tendait alors les bras, c’était l’ouverture d’un marché régional avec les pays alentours, la possibilité d’investissements dans des pays où la main d’œuvre est bon marché. Il aurait suffi de laisser à l’Autorité les attributs d’un État-croupion, financé à bout de bras par des donneurs extérieurs, qui serait demeuré un marché captif. La réponse à cette question pour moi n’est pas tranchée. J’émets deux hypothèses. La première est celle du poids du capital « militaire », soutenu par la rente militaire qui se déverse sur Israël en provenance des États-Unis. Ce capitalisme militaire, lié au secteur de la haute technologie, est internationalisé par-dessus la tête du marché régional. La deuxième hypothèse inscrit l’échec du processus de paix dans cette grande catastrophe qu’a constitué la tentative de remodelage du Moyen-Orient opéré par les États-Unis dans les années 2000. Ce serait alors dans l’attente de la fluidification de la circulation des capitaux dans la région par voie militaire qu’Israël se serait maintenu, avant de se figurer qu’il était possible d’avoir la sous-traitance sans avoir besoin de céder quoi que ce soit aux autorités en place dans les réserves palestiniennes. Cela a tenu près de vingt ans. Dans ce contexte a même fini par se dégager la perspective de l’ouverture de nouveaux marchés dans le monde arabe (les accords dits d’Abraham, et de nouvelles perspectives de pax americana avec l’Arabie saoudite), et c’est sans doute cette situation qui vient de voler en éclats. Ce qui s’est manifesté le 7 octobre, c’est que l’équation du beurre et de l’argent du beurre n’est pas tenable : il va falloir traiter avec les geôliers palestiniens des réserves palestiniennes pour contenir les ghettos-réserves constitués sur son territoire, ou s’en débarrasser, ce qui ouvrirait clairement une nouvelle page dans l’histoire de la violence capitaliste dans les pays du bloc d’accumulation central. Ce n’est pas impossible. Ça fait frémir.
L’idée de « peuple palestinien », pour passer outre les divisions sociales, n’en est-elle pas moins opératoire, y compris au sein des classes dominées ?
La critique sociale, c’est, je crois, avant tout la production de catégories permettant de penser les antagonismes en termes de contradiction sociales. Dans un contexte comme celui d’Israël-Palestine, cela peut sembler une opération qui vient tordre les catégories subjectives qui circulent, et sur la base desquels les affects de combat se construisent, sur ce qui est perçu comme identité.
L’idée de « peuple palestinien » comme catégorie opposée à « Israël », est évidemment efficiente à plein d’endroits : sur les papiers d’identité, et dans la plupart des esprits, aussi comme mode de légitimation pour des luttes prolétariennes.
Mais l’ethnicisation des rapports sociaux a une histoire, qui est d’abord celle des classes dominantes : c’est celle de la formation d’une bourgeoisie juive capitaliste venant éradiquer une bourgeoisie féodale-marchande arabe ; la fusion de cette bourgeoisie avec un État militaire, etc. Les prolétaires se retrouvent embarqués dans cette ethnicisation des antagonismes au sein de la classe dominante.
Il ne faut jamais perdre de vue que dans la « lutte palestinienne », y compris celle menée sous la bannière du Hamas, il faut lire avant tout une lutte menée par les classes sociales dominantes arabes – ou de ceux qui aspirent à les investir – pour leur intégration au capital israélien. Les intérêts des prolétaires, pour se retrouver parfois sous la bannière de la lutte nationale, sont, en dernière instance, contradictoires avec ceux de leur bourgeoisie.
Je pense qu’il y a une solidarité à apporter non pas à la « résistance palestinienne », mais aux luttes menées par les prolétaires contre les conditions d’existence qui leur sont faites. Or les prolétaires luttent sous les drapeaux qui s’offrent à eux. Ce n’est pas le drapeau qu’il faut regarder, mais bien les luttes eux-mêmes. Un drapeau palestinien, et même un drapeau du Fatah ou du Hamas, sont potentiellement des étendards de lutte, qui, selon les contextes, échappent aux gestionnaires politiques. Au demeurant, ce n’est pas parce que c’est des islamistes qu’il faut chier sur le Hamas, mais parce que c’est un appareil d’encadrement du prolétariat, un État en gestation.
Reste que cette critique sociale peut parfois apparaître comme incroyablement froide et éloignée d’un vécu de lutte qui mobilise d’autres catégories. La casquette que j’enfile pour parler matérialisme dialectique à froid n’est pas la même que lorsque la situation se déploie sous mes yeux, avec sa violence, ses luttes, ses subjectivités.
Dans un contexte aussi chargé en termes d’identifications, une critique matérialiste ne prend-elle pas le risque d’apparaître trop détachée ?
Il me semble que dans un tel contexte, il y a un enjeu à tenir, non pas une position, mais un point de vue, une méthode. Un regard révolutionnaire consiste d’abord à ne pas se laisser aveugler par l’autonomisation de catégories morales maniées par le gauche. J’en perçois deux qui, actuellement, menacent constamment, dans les conversations, d’écraser une pensée tournée vers la dialectique.
La première est le réflexe de la déploration sur le thème de « le prolétariat n’est pas comme on aimerait qu’il soit » : prolétaires musulmans antisémites, prolétaires juifs racistes. Outre que cette pensée – qui consiste à regarder l’intériorité du prolétaire depuis une position intellectuelle – est par nature bourgeoise, elle est particulièrement inappropriée dans une situation qui est celle d’un antagonisme où aucune forme d’autonomie prolétarienne ne se manifeste.
Ce qui se déploie actuellement est une logique d’embrigadement du prolétariat, d’une part, et de pur massacre de prolétaires surnuméraires de l’autre. Alors certains vont regretter le bon vieux temps où les formations politiques palestiniennes (et, de ce fait, suppute-t-on, le peuple lui-même) étaient de gauche. Il me semble que c’est idiot. L’idéologie des groupes politiques, dès lors qu’on considère que ceux-ci sont d’abord en lutte pour que leurs dirigeants s’érigent et se reproduisent en classe dirigeante, est secondaire. Quant aux méthodes, je voudrais simplement rappeler, par exemple, que c’est un commando du FDLP [Front démocratique de libération de la Palestine], une formation palestinienne idéologiquement d’extrême-gauche (et liée à des éléments de l’extrême-gauche israélienne), qui a commis le massacre de 22 enfants dans une école de Ma’alot en 1974.
Un deuxième réflexe de pensée problématique consiste à laisser la métaphysique s’introduire dans l’analyse. Cette pensée métaphysique est contenue dans l’idée de répétition, qui fige et sidère. Elle est à l’œuvre dans les élaborations autour des « massacres de juifs » ; mais aussi autour de la « tragédie palestinienne ». Ces élaborations, qui peut-être s’élaborent de manière autonome dans les tréfonds de la psyché, n’en sont pas moins des purs produits de la manière dont la pensée bourgeoisie déplace les rapports sociaux dans le ciel des idées.
Laissons tomber les histoires de farce et de tragédie. L’histoire ne se répète pas : les antagonismes qui se déploient sont avant tout des antagonismes actuels. »
- SOURCE : Ni patrie ni frontières
- SOURCE initiale : Le Serpent de Mer
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