★ BAKOUNINE ET LÉNINE

Publié le par Socialisme libertaire

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" Laslo Sekelj est yougoslave, universitaire et marxiste. La présence d’un de ses textes peut donc surprendre dans nos colonnes. Mais il s’est beaucoup intéressé à l’anarchisme et a écrit plusieurs textes sur ce sujet. Et sa critique de l’anarchisme a une qualité rare : elle peut être débattue car elle se fait sur des bases honnêtes. Sekelj s’attaque dans ses textes à toutes les pseudo-critiques marxistes (sociales-démocrates, communistes, staliniennes) qui utilisent la falsification, le mensonge, la calomnie, etc. Et quand lui-même critique l’anarchisme, il reste toujours sur le plan des faits, des idées et des analyses. C’est suffisamment rare dans la science officielle des Pays de l’Est pour que nous le signalons. Le texte que nous vous présentons est la dernière partie d’un article intitulé « La critique anarchiste du marxisme » paru dans la revue Gledista en 1980, et écrit à l’occasion d’un colloque. "

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« Bakounine et Lénine ont en commun l’orientation principale de leur vie : tous deux ont été des révolutionnaires professionnels, tous deux ont marqué durant leur vie la lutte révolutionnaire, et enfin ― indépendamment des différences ― ils ont profondément désiré et agi en faveur d’un régime de liberté. Ils furent internationalistes au sens propre du mot et en même temps russe. Ils étaient spécifiquement russes : lorsque l’Europe avait les yeux fixés à l’Ouest, dans l’attente de l’éclatement de la révolution dans les pays les plus proches, Bakounine et Lénine (chacun à son époque) attendaient le déclenchement de la révolution mondiale comme la conséquence de la révolution russe.

Pour certains auteurs, le rapport entre Bakounine et Lénine est de loin plus profond que leurs positions globales. De ce point de vue, les réactions des sociaux-démocrates aux « Thèses d’Avril » 1917 sont typiques. Dans cet écrit programmatique ― commencé juste après le soulèvement en Russie ― Lénine insiste pour donner tout le pouvoir aux soviets d’ouvriers et de paysans apparus spontanément, et pour abolir la police, l’armée et la bureaucratie, de même que pour l’égalité des revenus. Dans cet écrit, le génial tacticien qu’est Lénine s’oppose au parlementarisme et cherche à transformer la guerre mondiale impérialiste en combat révolutionnaire contre le système capitaliste.

Commentant les « Thèses d’Avril », L.P. Goldenberg écrit : « Lénine a posé sa candidature à la place ― libre en Europe depuis trente ans ― de Bakounine. Ces dernières paroles de Lénine, nous ramènent à la vieille époque. Ces mots indiquent l’anarchisme dépassé et primitif. » [Erwin Oberlander « Des Anarchismus » p. 41.]

Au moment où Kropotkine adressait sa lettre aux ouvriers occidentaux en 1920, le social-démocrate allemand Wilhelm Blos éditait une brochure sous le titre évocateur de « Marx ou Bakounine ? Démocratie ou dictature ? Pamphlet contre le prédécesseur du bolchevisme ». Sous ce titre matraqueur se cache l’esprit de la brochure ― selon l’auteur dans son introduction ― de Marx et Engel contre l’Alliance : « afin de montrer la position réelle de Marx et Engels envers le bakouninisme, et en particulier le bolchevisme. » En effet, comme l’affirme Blos, le bolchevisme se protège derrière Marx comme derrière un « défenseur ». Toutefois, souligne notre auteur, les rapports entre le marxisme et le bolchevisme sont précisément opposés : « On verra que cette orientation (le bolchevisme) qui veut placer aujourd’hui placer tout le monde culturel sous la domination de la “révolution universelle”, n’a pas eu de pire ennemi dès le départ que Karl Marx. Car le bolchevisme de notre époque n’est que le bakouninisme sous une nouvelle forme. » [Wilhelm Blos « Marx oder Bakunin ? Demokratie oder Diktatur ? Ein Kampfschrift gegen der Vorlaüfer des Bolchevismus » Stuttgart 1920, p. 3.]

Pour Blos, l’anarchisme est le frère jumeau des bolcheviks parce qu’il fait appel non à la démocratie comme chez Marx, mais au système des soviets [À ce propos voir l’interprétation de Radek dans mon article « Critique marxiste de l’anarchisme » Gledista no3–4, mars-avril 1980.] comme les bolcheviks. Ainsi le rôle que joue le lumpenprolétariat chez Bakounine « offre une grande parenté avec celui qu’il à chez les bolcheviks. » Après ces mots, Blos donne directement sa pensée : « Le but politique de Marx a toujours été la démocratie, et en aucun cas le despotisme [Ibid. p. 4.]. » Par conséquent, le but marxiste est identique à la position de la sociale démocratie d’alors. (Pauvre Bakounine ! Voilà que finalement son but politique est le despotisme étatique, ce qui est pour notre auteur la même chose que le système des soviets).

Sûrement sans rapport avec Blos, et afin de justifier son passé anarchiste, Novomirski ― devenu fonctionnaire du Komintern ― critique Kropotkine et fait l’éloge de Bakounine. Cette appréciation prend la forme suivante : Bakounine a été, comme Marx, un partisan de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie. En outre, Bakounine était réaliste et pour lui « tout se faisait en faveur des classes. [Novomirski « P.A. Kropotkin als Theoriteker des Anarchismus » Komunistische Internationale no12, 1921 p. 214, 215, 226.] »

Cinquante ans après ces escarmouches idéologiques, Paul Avrich, l’historien de l’anarchisme russe, compare Bakounine et Lénine dans l’article « L’héritage de Bakounine ». Pour Avrich, « Bakounine a prévu la vraie nature de la révolution moderne plus clairement que tous ses contemporains, sans excepter Marx. [Paul Avrich « The legacy of Bakunin » dans « Bakunin on anarchy » édité par S. Dolgoff, p. XV « Pour Marx, la révolution socialiste avait besoin de la formation d’un prolétariat bien organisé et ayant une conscience de classe, événement attendu dans des pays hautement industrialisés comme l’Allemagne ou l’Angleterre » (p. XV) ] » Bakounine ― selon Avrich ― et non Marx a vu le cours de la révolution russe et ses porte-paroles : les paysans, les intellectuels déclassés et le lumpenprolétariat. De même Bakounine a également annoncé son développement : l’établissement d’une dictature et le pouvoir d’une « nouvelle classe ». Sur cette base, Avrich cherche ces éléments chez Lénine. Et il trouve aussitôt l’anti-libéralisme et l’anti-parlementarisme, en se fondant sur les « Thèses d’Avril ». Avrich trouve également d’autres éléments anarchistes dans d’autres parties de cet écrit, qu’il groupe de la façon suivante : le problème de la réalisation immédiate du socialisme, en évitant la phase capitaliste (et cela en se basant de nouveau sur les « Thèses »). Tout ceci montre, pour Avrich, l’adoption de tradition anarcho-populiste russe par Lénine : « alors que le côté marxiste demande à Lénine d’être patient, pour laisser la Russie évoluer selon les lois du matérialisme historique, le côté bakouninien lui suggère que la révolution doit être faite tout de suite, en fondant la révolution prolétarienne avec celles de la paysannerie assoiffée de terre et de l’élite militante des intellectuels déclassés ; éléments sociaux que Marx, comme nous l’avons vu, méprisait. » [Ibid. p. XXI.]

Faisant allusion à la période suivant la conquête du pouvoir, Avrich affirme que Bakounine a prévu les conséquences autoritaires de la révolution russe. Cela correspond, avant tout, à l’apparition d’une « nouvelle classe » d’intellectuels qui prendront de force la position prise par les forces sociales, à la place des propriétaires terriens et de la bourgeoisie dépossédés. À la différence de Kunzli et de la majorité des interprétations de Bakounine, Avrich développe la réalisation de la prophétie selon la théorie anarchiste de la révolution de Bakounine. Ce dernier a affirmé ― ce qui s’est avéré exact ― que les méthodes révolutionnaires doivent déterminer de façon décisive la nature de la société post-révolutionnaire. [Arnold Kunzli « Problemi moći u anarhisticoj kritici marksizma » Praxis no1–2, 1970, p. 122.]

Avrich, faisant référence à la collaboration (jamais démontrée, note de L. Sekelj) de Bakounine et de Netchaev [Cette accusation absurde a été abandonnée même par l’historiographie soviétique actuelle, voir Natalia Pirumova « Bakunin », éd. russe ou yougoslave (Rijeka, 1975, p. 223).] au « Catéchisme révolutionnaire ». déclare que c’est justement ce qui est arrivé dans la société post-révolutionnaire, à cause de l’emploi de moyens conformes au « Catéchisme révolutionnaire ». Avrich va encore plus loin, en reliant de prétendus jugements amoralistes de la téléologie révolutionnaire de Bakounine avec la théorie de l’organisation révolutionnaire : « Bakounine fut amené à créer sa propre société secrète de conspirateurs, dont les membres seraient “sujets” à une hiérarchie stricte et à une obéissance inconditionnelle ». Cette organisation clandestine, de plus, demeurera intacte même après la réalisation de la révolution afin d’éviter l’établissement de toute « dictature officielle. » [Avrich, O. c. p. XXI. Tel est le commentaire d’Avrich.]

En falsifiant la théorie bakouninienne de la révolution et en la réduisant à une contradiction latente (le blanquisme) contre laquelle Bakounine a lutté toute sa vie, Avrich en arrive à la thèse centrale de son article : « par sa croyance en une organisation clandestine de révolutionnaires et en une dictature révolutionnaire “provisoire”, Bakounine était un ancêtre direct de Lénine. » [Ibid. p. XXIII.] Ainsi Avrich arrive exactement à la même conclusion que Goldenberg et Blos, avec une différence : ce qui chez les deux sociaux-démocrates était un argument au plan des luttes politiques devient chez notre historien un argument « scientifique ». »

Laslo Sekelj, in Iztok n°9 (septembre 1984) 

 

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