★ Marx et Bakounine

Publié le par Socialisme libertaire

★ Marx et Bakounine
Comme nous l’avons vue dans le numéro 1664, la collaboration de Victor Serge (1890-1947) au quotidien socialiste et syndical de Liège, La Wallonie, l’amène à publier régulièrement des chroniques d’histoire sociale qui relient les luttes du passé aux combats contemporains des dominés. Ancien collaborateur de l’Anarchie, fondé par Albert Libertad (1875-1908), Victor Serge fait partie des anarchistes qui rallient les bolcheviks lors de la révolution russe de 1917 sans renier leurs engagements antérieurs. Opposant de la première heure à la dictature de Staline, Victor Serge participe aux combats de l’Opposition de gauche (trotskiste) en URSS, mais prendra ses distances avec Trotski et ses partisans dans la seconde moitié des années 1930. Désormais proche du « noyau » de la revue La Révolution prolétarienne et du POUM espagnol, il défend un socialisme démocratique original, à la fois libertaire et antitotalitaire, en phase avec les grandes évolutions des sociétés capitalistes après deux guerres mondiales et une crise économique majeure – une évolution qu’on retrouve chez son ami l’essayiste américain Dwight Macdonald (1902-1982) ou encore l’écrivain anglais George Orwell (1903-1950).
À l’occasion de la parution de la biographie de Bakounine du journaliste allemand Hanns-Erich Kaminski (1899-1963), Serge revient sur les deux principales personnalités de la Première Internationale. Il donne de chacun d’eux une vision équilibrée, ni manichéenne ni stéréotypée, qui retrouve l’origine perdue des mouvements d’émancipation, masquée par l’échec global du premier mouvement ouvrier avec la guerre de Trente Ans du capitalisme, de 1914 à 1945. Durant ces années, Victor Serge est l’un des principaux représentants de « ces minorités rebelles qui ont survécu, obscurément, à l’écrasement du mouvement ouvrier classique » et « ont sauvé la vérité de ce mouvement, mais comme vérité abstraite du passé ».
En s’inspirant de ces minorités rebelles, il faudra à nos contemporains retrouver l’unicité de la révolte que portèrent, chacun à leur manière, les fondateurs de l’Association internationale des travailleurs (AIT).
L’ensemble des deux cent deux chroniques écrites par Victor Serge de juin 1936 à mai 1940 pour La Wallonie est reproduit sur le site : www.agone.revues.org.
Quatre-vingt-treize d’entre elles ont fait l’objet d’une publication en volume sous le titre Retour à l’Ouest (Agone, collection « Mémoires sociales », 2010). En 2011, les éditions Agone ont également publié son roman Les Années sans pardon et une version complétée et actualisée de ses Carnets, à paraître à la rentrée 2012.

Les grands hommes d’action sont plus difficiles à peindre que les grands hommes de pensée : car les remous d’admiration, d’imitation, de jalousie, d’inimitié et de sottise qu’ils soulèvent compliquent de beaucoup à leur sujet la recherche de la vérité. Quant au grand révolutionnaire, la légende et l’histoire faites par les classes dirigeantes n’en laissent de coutume parvenir jusqu’à nous qu’une image caricaturale. L’influence de Michel Bakounine n’est pas près de s’éteindre : que l’on songe au rôle que ses lointains disciples ont joué dans la révolution espagnole ; et pourtant, jusqu’à ce jour, il n’existait – que nous sachions – dans aucune langue européenne, si ce n’est en russe, d’honnête biographie de l’infatigable adversaire de Marx. L’œuvre monumentale que lui a consacrée Max Nettlau 1 n’a pas trouvé d’éditeur : il n’en existe que quelques exemplaires manuscrits, en allemand, dans de grandes bibliothèques. Je ne crois pas que Iouri Stiéklov qui, à Moscou, commença de publier une biographie scientifique de Bakounine en plusieurs volumes, ait pu la continuer. Qu’est devenu Stiéklov, qui fut dans les premières années de la révolution le rédacteur des Izvestia ? Il y a fort peu de chances qu’il vive et, vivant, puisse travailler 2. Nous connaissons bien, en français, quelques ouvrages sur Bakounine : bâclés, ne méritant aucune mention indulgente. Jusque hier encore, il fallait, pour entrer en contact avec l’insurgé de 1848, le prisonnier intrépide, lucide et singulièrement habile des forteresses du tsar, l’agitateur dont les intrigues contribuèrent sensiblement à ruiner la Ire Internationale, le fondateur de l’anarchisme, lire sa Confession adressée du fond d’une cellule de Pierre-et-Paul à l’empereur Nicolas Ier, publiée il y a quelques années avec une remarquable préface de Brupbacher 3. Cela fait, dans la littérature du socialisme, un livre bien extraordinaire : et il est curieux que pas un des commentateurs des « aveux » de Moscou n’ait songé à tracer un parallèle entre les dernières déclarations d’un Boukharine et la confession de Bakounine au tsar. (Ici, une parenthèse. Bakounine lui-même garda toute sa vie un silence à peu près total sur ce document qui faillit être publié par les soins de la police russe pour le déshonorer. À l’époque, le déshonneur eût été certain. Ne faut-il pas faire remonter aux préparatifs de cette publication les rumeurs qui firent admettre, par certains de ses adversaires de l’entourage de Marx, que Bakounine pouvait être un agent provocateur ? La Confession ne fut mise à jour, dans les archives de la police impériale, qu’en 1918. J’eus connaissance de cette découverte en 1919 à un moment où le précieux manuscrit et ses rares copies avaient disparu entre les mains d’historiens rivaux qui attendaient paisiblement la victoire de la contre-révolution. Pour éviter que la Confession ne disparût définitivement, je lui consacrai dans une revue allemande un article assez détaillé, le premier, qui fit sensation à l’époque (en 1921 ou 1922) et me valut de la part de quelques anarchistes les plus amers, les plus injustes reproches. D’aucuns allèrent même jusqu’à soutenir que la Confession était un faux, fabriqué par les bolcheviks ! Séverine prit contre moi « la défense de Bakounine » que je n’attaquais point, dont au contraire je servais la mémoire en esprit et en vérité, c’est-à-dire sans aveuglement ni manœuvre.)

Grâce au livre consciencieux de M. E. Kaminski 4, Michel Bakounine, la vie d’un révolutionnaire (éd. Aubier 5), une image vivante et, je crois, ressemblante nous est donnée de Bakounine. Sans doute y reviendrais-je : elle en vaut la peine. Une chose cependant déplait dans ce livre : la nuance d’antipathie, étoffée d’incompréhension, dont fait preuve l’auteur à l’égard de Karl Marx. Nous n’avons plus à prendre parti entre les deux géants, mais à rechercher d’une part la vérité sur les matières qu’ils ont traitées et la vérité sur eux-mêmes. Ces deux vérités, on les aperçoit du reste clairement dans le livre de Kaminski, chez qui la connaissance du sujet l’emporte, fort heureusement, sur le parti pris. Et le débat entre Marx et Bakounine nous devient aisément intelligible. Contre Bakounine, Marx a scientifiquement raison d’une façon pour ainsi dire éclatante.

Marx, écrit Kaminski, « n’a pas de biographie. Trente ans de British Museum, une table à écrire, des livres, voilà toute sa vie… Ce révolutionnaire donne plutôt l’impression d’un bourgeois ou, pour être plus exact, d’un professeur d’université barbu et entiché de son importance. On l’admire, mais on ne l’aime pas… ». Alors l’inaltérable amitié d’Engels, les dévouements d’un Lafargue, d’un Longuet 6, d’un Kautsky, cela ne compte pas ? Le culte posthume d’un Riazanov, cela ne compte pas ? Mais lisons encore : en 1848, « Marx était rédacteur d’un journal, révolutionnaire bien entendu, tandis que Bakounine luttait sur les barricades de Dresde ». Marx donna tout au long de sa vie, au milieu des révolutions, dans une gêne tout à fait voisine par moments de la misère, sous la calomnie, l’injure, la menace, assez de preuves d’un tranquille courage pour que l’historien n’ait pas à lui reprocher d’avoir éludé l’épreuve superflue des barricades. Kaminski lui-même définit bien « la différence entre ces deux hommes, entre ces deux formes de la révolution, la scientifique et la spontanée ». Bakounine, en 1848, n’était qu’un ardent révolté que sa passion jetait aux barricades ; Marx, dès alors, était un cerveau supérieurement organisé au service de la révolution. Établissons, pour éviter tout malentendu, cette différence entre la révolte et l’action révolutionnaire : la première procède du sentiment et des convictions en dernier lieu affectives ; la seconde s’arme de connaissances exactes, se plie aux nécessités sociales au lieu de les ignorer ou de chercher à leur faire violence, dédaigne les arguments passionnels, veut le possible, tout le possible, au sein du réel ! Ce qui est vrai de Bakounine et de Marx en 1848 le demeure en 1870-1871, alors qu’ils ont tous les deux des cheveux gris. Bakounine tente alors de déclencher la révolution en s’emparant de l’hôtel de ville de Lyon et en y proclamant la déchéance de l’État (28 septembre 1870). L’aventure est épique et puérile à la fois. Marx voit très bien que les conditions d’une victoire prolétarienne ne sont pas encore données en France ; il craint que le prolétariat parisien ne se fasse saigner en engageant une bataille irréfléchie, multiplie les avertissements et, l’irréparable consommé, prend la défense des communards vaincus, explique leur action, en dégage le sens pour l’avenir…

« Pendant toute sa vie, Bakounine gardera la conviction que les véritables forces de la révolution se trouvent dans les masses paysannes arriérées, qui n’ont pas été corrompues par la civilisation moderne et sont anarchiques par instinct » (Kaminski, p. 101). Et voilà le fond du débat ! C’est dire que Bakounine, petit gentilhomme russe, conduit à la révolte par le despotisme, ne comprendra jamais véritablement la transformation du monde et de l’histoire qui s’accomplit par la révolution industrielle du XIXe siècle ; que jamais il ne s’assimilera véritablement la notion de lutte de classes dans une société capitaliste à base de machinisme ; qu’il confondra toujours la paysannerie serve, misérable, et dès lors prompte aux jacqueries, de l’Empire russe de son temps, en retard d’un bon siècle sur l’Occident, avec la paysannerie cossue et rétrograde qui fit la force de Napoléon III et fournit à Galliffet ses fusilleurs de Fédérés… À travers Bakounine, la révolte des masses arriérées, rurales et prolétariennes, mais encore liées à la terre, prenant d’elle-même une naïve conscience, se mêle au mouvement ouvrier de l’Europe industrialisée que le puissant cerveau de Marx amène à la conscience rationnelle et pourvoit d’une vue objective de la société.

Victor Serge



1. Max Nettlau (1865-1944). Né en Autriche, cet historien, collectionneur et érudit s’est intéressé toute sa vie à l’histoire de l’anarchisme international. Vivant successivement dans plusieurs pays d’Europe, il appartint à la Socialist League et au groupe Freedom à Londres dans les années 1890. En 1897, il publia, à l’initiative d’Élisée Reclus, une Bibliographie de l’anarchie. Après la Première Guerre mondiale, il vécut pauvrement à Vienne tout en continuant ses travaux. En 1935, il vendit son immense collection à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam et, après l’Anschluss, se réfugia dans cette ville où il s’éteignit le 23 juillet 1944. (Ndé.)
2. Lire Aleksander Wat, « La mort d’un vieux bolchevik : souvenirs sur Stiéklov », Le Contrat social, novembre-décembre 1963, n° 6, p. 322-330. (Ndé.)
3. Fritz Brupbacher (1874-1945). Médecin suisse et militant libertaire. Issu d’une famille aisée de Zurich, il choisit de s’installer dans un quartier ouvrier après ses études et fréquenta le milieu libertaire dès 1898. Adhérent du Parti socialiste, mais antimilitariste et partisan du syndicalisme révolutionnaire, proche du français Pierre Monatte, il rallia le Parti communiste en 1921, mais le quitta en 1932 après de multiples heurts avec les dirigeants staliniens. En 1932, il écrivit une introduction à La Confession de Bakounine, traduit par sa compagne, Paulette. Écrivant que « Bakounine redeviendra actuel le jour où l’homme commencera à trouver insupportables le despotisme bourgeois et le despotisme prolétarien », il est l’auteur d’une grande étude sur Marx et Bakounine (non traduite) et de Bakounine ou le démon de la révolte (Éditions de la Tête des feuilles, 1971). (Ndé.)
4. Hanns-Erich Kaminski (1899-1963). Journaliste allemand. Après des études d’économie, il entama une carrière dans le journalisme de gauche, d’abord à la revue Die Weltbühne de Carl von Ossietzky, puis comme rédacteur d’un journal social-démocrate de Francfort. Devant la faillite de la social-démocratie face au nazisme, il se rapprocha des anarcho-syndicalistes de la FAU, dont un contingent de volontaires combattit en Espagne. Après la défaite française, il quitta Paris pour Marseille d’où il parvint à rejoindre Lisbonne, et ensuite l’Argentine. Outre son témoignage sur la révolution espagnole, Ceux de Barcelone (1937 ; rééd. Allia, 2003), il est aussi l’auteur de Céline en chemise brune (1938 ; rééd. Mille et une nuits, 1997) qu’on rapprochera de l’article de Victor Serge, « Pogrom en quatre cents pages », également à propos de Bagatelles pour un massacre (in Retour à l’Ouest, Agone, 2010). (Ndé.)
5. Réédité par Bélibaste en 1971 et La Table ronde en 2003. (Ndé.)
6. Charles Longuet (1839-1903). Opposant à l’Empire, il dut s’exiler en Belgique, puis à Londres où il entra au conseil général de l’Internationale (1866). À la chute de l’Empire, il fut délégué au comité central des vingt arrondissements et l’un des principaux chefs de l’insurrection du 18 mars. Du 27 mars au 12 mai, il dirigea le Journal officiel de la Commune. Il parvint à échapper aux Versaillais et se réfugia à Londres où il reprit sa place dans l’Internationale. Il épousa, Jenny, la fille aînée de Marx, en 1872 et rentra à Paris, après l’amnistie, collaborant à La Justice de Clemenceau. (Ndé.)

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