★ LA PROPRIÉTÉ

Publié le par Socialisme libertaire

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« L’idée que l’homme eut de la propriété, c’est-à-dire du rapport existant entre lui et les choses, a varié tellement, suivant les peuples et les siècles, qu’elle nous semble aujourd’hui fort obscure et par conséquent fausse. Alors que l’humain ne se différenciait pas encore de l’animal, l’instinct de la satisfaction de ses appétits lui a enseigné son droit de jouissance sur les biens de la terre. L’affaiblissement de l’instinct et le développement cérébral l’ont amené à choisir en connaissance de causes et connaître ses préférences, mais la distinction du mien et du tien comment s’établit-elle ?

Les malédictions de Rousseau contre le premier qui fit de son champ un enclos et dit : ceci est à moi, sont puériles ; ce premier est un être symbolique : son cas suppose une révélation et est anti-scientifique. Il fallut des causes impossibles à être précisées et agissant pendant des siècles pour l’établissement de la propriété privée. Vraisemblable est cette hypothèse autre que, antérieurement les préhistoriques humains se sont naturellement associés pour chasser, voyager, cultiver, récolter etc. ainsi vivent encore certaines races. Quelques unes de ces associations, sous l’action de causes mauvaises se sont rompues, probablement, car un isolement au moins moral de l’être humain fut nécessaire pour que l’antagonisme du mien et du tien apparut. On ne peut comprendre le maintien et le développement de la propriété individuelle que par l’état de guerre devenu habituel. Comment put-elle se développer ? Non par le travail personnel et l’épargne, car tout produit était normalement la proie du plus fort, mais par la rapine des biens d’autrui, des étrangers et surtout par la réduction de ceux-ci à l’esclavage.

L’histoire ancienne entière en témoigne. Elle nous dit clairement que là où la propriété individuelle était, l’humanité fut malheureuse. Nous n’hésitons pas à voir dans cette concordance le lien de cause à effet. Un peuple où la propriété est en communauté est un peuple paisible, de mœurs douces et de passions généreuses, par définition. On conçoit d’évidence que les principes selon lesquels vivent entre. eux les membres d’un tel peuple c’est à dire, leur morale, soit infiniment supérieure à celle des nations où les individus sont en concurrence l’un de l’autre.

La forme de la propriété est une conséquence des mœurs. Le progrès des mœurs, le seul qui importe, peut s’énoncer la conscience que l’humanité prend d’elle-même ; elle tend fatalement à vivre selon sa raison et à n’être plus guidée vers la vérité de Nature par l’instinct, comme à l’époque animale, mais par la science. Or la question de la propriété n’a guère encore été étudiée qu’empiriquement, l’empirisme étant l’intermédiaire entre l’instinct et la sagesse. Le code civil français, par exemple, ne lui donne aucune base rationnelle et ne parle pas une fois du droit naturel de l’homme sur les choses. Les législateurs ne se sont inquiétés que des divers modes d’acquérir des meubles et des immeubles, sans les justifier en droit. Parmi ces modes d’acquisition, avec une belle sincérité, ils n’ont pas admis le travail ; ils ont même pris soin de dire formellement que le producteur n’a aucun droit sur le produit, réduisant ainsi à néant toute l’argumentation des économistes. Une citation s’impose :

ART. 547. - « Les fruits industriels, les fruits civils, le croît des animaux appartiennent au propriétaire par droit d’accession ». (c’est une reproduction du texte le plus rigoureux du droit féodal).

ART. 548. - « Les fruits produits par la chose n’appartiennent au propriétaire qu’à la charge de rembourser les frais de labours, travaux et semences faits par les tiers ».

Ainsi est attribué arbitrairement au seul propriétaire du capital, terre ou argent, le produit tout entier, quant au producteur il a droit à une indemnité ou salaire. Eh bien, en déniant au producteur aucun droit de propriété sur le produit, le code énonce une vérité absolue. Nous ne dirons pas que la propriété du produit appartient au propriétaire de la chose, car cela ne repose sur rien, c’est une simple attribution impossible à légitimer comme serait celle qui donnerait au producteur la propriété en question. 

* * *

« Comment ! s’écriera-t-on peut-être, vous aussi vous prétendez que le producteur n’a aucun droit sur le produit ? »

C’est en effet notre conviction. Nous nous sommes demandé la raison d’être d’un produit, son pourquoi, sa cause finale, et nous avons trouvé que c’était sa consommation, ce qui revenait à constater que la propriété appartenait au consommateur.

D’autre part en recherchant un fondement légitime à la propriété personnelle nous avons rencontré le besoin personnel. Et nous avons conclu que le droit à la propriété d’un morceau de pain, c’est la faim. C’est le seul droit d’appropriation, ce droit est à l’individu de par son existence, étant donné sa tendance à persévérer dans son être.

La théorie adverse qui attribue le produit au producteur est très réfutable.

Tout d’abord, il faut remarquer qu’il n’y a jamais création, mais transformation, assemblage, composition : la substance est toujours, et qui dit produit ne parle que d’une de ses modalités : or l’auteur de cette modalité que vous appelez producteur n’est qu’un co-auteur, car toute production est collective, coopérative : le travail de tous les peuples, de toutes les générations précédentes et de l’univers a été indispensable pour produire ce qui est nécessaire à l’existence d’un seul individu. Personne ne peut dire : « Ceci est mon produit » mais bien : « J’ai participé à la production de ceci ». Ainsi, le pommier ne forme pas la pomme, il coopère à sa formation : Ses associés ce sont les humains qui défrichèrent les terres et assainirent la contrée, ce sont ceux qui ont cultivé les sauvageons, ce sont ceux qui les ont greffés et soignés, c’est la chaleur et la lumière du soleil et de la lune, c’est l’air, la terre, le vent, la pluie, etc., etc. À qui la pomme ?

À aucun de ceux qui la produisirent, mais à celui pour qui elle fut, à son destinataire ; le fruit mûri se tend de lui-même vers le vivant que le besoin attire vers le fruit, et le fruit se détache de l’arbre à la moindre pression de la main parce qu’il est bon à être mangé. Ainsi le veut l’harmonie de la nature, la raison des choses et des hommes : c’est l’ordre. Avant d’appartenir réellement à celui qui en avait désir, ce fruit, ce bien, cette utilité lui appartenait déjà virtuellement, en totalité et de toute éternité. 

* * *

De l’observation de la nature, la raison de l’homme déduit que la production est collective et la consommation individuelle : ce qui ne sert ni à la production, ni à la consommation est res nullius et à l’usage de tous.

En dehors d’un arbitraire empirique, la propriété des choses, nécessairement collective pour la production, s’individualise non moins nécessairement pour la consommation. Autrement il y a désordre, inharmonie, violence et souffrance.

Dans une humanité libre, la propriété existera donc sous ses deux formes. Chaque homme, tel un arbre, offrira le produit de son travail aux autres et leur prendra le leur suivant ses besoins. Et comme l’individu dispose, pour la production, d’immenses forces collectives tandis qu’il ne peut compter que sur sa force personnelle pour la consommation on peut prédire qu’il y aura toujours un excédent. Les groupements qui se formeront alors auront aussi pour effet d’augmenter la production et de diminuer la consommation, et ainsi l’humanité arrivera à donner un minimum d’efforts pour un maximum de jouissances.

Ces lignes n’avaient pour motif et pour but que de rechercher une base rationnelle au droit de propriété, celle-ci indiquée, nous avons cru bon de laisser entrevoir quelques unes de ses conséquences ; elles montrent aux anarchistes communistes et individualistes qu’un simple malentendu les divise. »

Ludovic Malquin, in La Plume n° 97 - 1er mai 1893  

 

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