★ Bakounine : Conférence faite aux ouvriers du Val de Saint-Imier (3/3)

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Troisième conférence faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, 
par Mikhaïl Bakounine en mai 1871.
  

 

« Chers compagnons, 

Je vous ai dit la dernière fois comment la bourgeoisie, sans en avoir complètement conscience elle-même, mais en partie aussi, et au moins pour le quart, sciemment, s’est servie du bras puissant du peuple, pendant la grande Révolution de 1789-1793, pour asseoir, sur les ruines du monde féodal, sa propre puissance. Désormais elle est devenue la classe dominante. C’est bien à tort qu’on s’imagine que ce furent la noblesse émigrée et les prêtres qui firent le coup d’État réactionnaire de thermidor, qui renversa et tua Robespierre et Saint-Just, et qui guillotina ou déporta une foule de leurs partisans. Sans doute beaucoup de membres de ces deux corps déchus prirent une part active à l’intrigue, heureux de voir tomber ceux qui les avaient fait trembler et qui leur avaient coupé la tête sans pitié. Mais à eux seuls ils n’eussent pu rien faire. Dépossédés de leurs biens, ils avaient été réduits à l’impuissance. Ce fut cette partie de la classe bourgeoise qui s’était enrichie par l’achat des biens nationaux, par les fournitures de la guerre et par le maniement des fonds publics, profitant de la misère publique et de la banqueroute elle-même pour grossir leur poche, ce furent eux, ces vertueux représentants de la moralité et de l’ordre public, qui furent les principaux instigateurs de cette réaction. Ils furent chaudement et puissamment soutenus par la masse des boutiquiers, race éternellement malfaisante et lâche, qui trompe et empoisonne le peuple en détail, en lui vendant ses marchandises falsifiées, et qui a toute l’ignorance du peuple sans en avoir le grand cœur, toute la vanité de l’aristocratie bourgeoise sans en avoir les poches pleines ; lâche pendant les révolutions, elle devient féroce dans la réaction. Pour elle toutes ces idées qui font palpiter le cœur des masses, les grands principes, les grands intérêts de l’humanité, n’existent pas. Elle ignore même le patriotisme, ou n’en connaît que la vanité ou les fanfaronnades. Aucun sentiment qui puisse l’arracher aux préoccupations mercantiles, aux misérables soucis du jour au jour. Tout le monde a su, et les hommes de tous les partis nous ont confirmé, que pendant ce terrible siège de Paris, — tandis que le peuple se battait, et que la classe des riches intriguait et préparait la trahison qui livra Paris aux Prussiens, pendant que le prolétariat généreux, les femmes et les enfants du peuple étaient à demi-affamés, — les boutiquiers n’ont eu qu’un seul souci, celui de vendre leurs marchandises, leurs denrées, les objets les plus nécessaires à la subsistance du peuple, au plus haut prix possible.

Les boutiquiers de toutes les villes de France ont fait la même chose. Dans les villes envahies par les Prussiens, ils ont ouvert les portes aux Prussiens. Dans les villes non envahies, ils se préparaient à les ouvrir ; ils paralysèrent la défense nationale, et, partout où ils purent, ils s’opposèrent au soulèvement et à l’armement populaires qui seuls pouvaient sauver la France. Les boutiquiers dans les villes, aussi bien que les paysans dans les campagnes, constituent aujourd’hui l’armée de la réaction. Les paysans pourront et devront être convertis à la révolution, mais les boutiquiers jamais.

Pendant la grande Révolution, la bourgeoisie s’était divisée en deux catégories, dont l’une, constituant l’infime minorité, était la bourgeoisie révolutionnaire, connue sous le nom générique de Jacobins. Il ne faut pas confondre les Jacobins d’aujourd’hui avec ceux de 1793. Ceux d’aujourd’hui ne sont que de pâles fantômes et de ridicules avortons, des caricatures des héros du siècle passé. Les Jacobins de 1793 étaient des grands hommes, ils avaient le feu sacré, le culte de la justice, de la liberté et de l’égalité. Ce ne fut pas leur faute s’ils ne comprirent pas mieux certains mots qui résument encore aujourd’hui toutes nos aspirations. Il n’en considérèrent que la face politique, non le sens économique et social. Mais, je le répète, ce ne fut pas leur faute, comme ce n’est pas notre mérite à nous de les comprendre aujourd’hui. C’est la faute et c’est le mérite du temps. L’humanité se développe lentement, trop lentement, hélas ! et ce n’est que par une succession d’erreurs et de fautes, et de cruelles expériences surtout, qui en sont toujours la conséquence nécessaire, que les hommes conquièrent la vérité. Les Jacobins de 1793 furent des hommes de bonne foi, des hommes inspirés par l’idée, dévoués à l’idée. Ils furent des héros ! S’il ne l’avaient pas été, ils n’eussent point accompli les grands actes de la Révolution. Nous pouvons et nous devons combattre les erreurs théoriques des Danton, des Robespierre, des Saint-Just, mais, tout en combattant leurs idées fausses, étroites, exclusivement bourgeoises en économie sociale, nous devons nous incliner devant leur puissance révolutionnaire. Ce furent les derniers héros de la classe bourgeoise, autrefois si féconde en héros.

En dehors de cette minorité héroïque, il y avait la grande masse de la bourgeoisie matériellement exploitante, et pour laquelle les idées, les grands principes de la Révolution n’étaient que des mots qui n’avaient de valeur et de sens qu’autant que les bourgeois pouvaient s’en servir pour remplir leurs poches si larges et si respectables. Une fois que les plus riches et par conséquent aussi les plus influents parmi eux eurent suffisamment rempli les leurs au bruit et au moyen de la Révolution, ils trouvèrent que la Révolution avait duré trop longtemps, qu’il était temps d’en finir et de rétablir le règne de la loi et de l’ordre public.

Ils renversèrent le Comité de salut public, tuèrent Robespierre, Saint-just et leurs amis, et établirent le Directoire, qui fut une vraie incarnation de la dépravation bourgeoise à la fin du dix-huitième siècle, le triomphe et le règne de l’or acquis et aggloméré dans les poches de quelques milliers d’individus par le vol.

Mais la France, qui n’avait pas encore eu le temps de se corrompre, et qui était encore toute palpitante des grands faits de la Révolution, ne put supporter longtemps ce régime. Il y eut deux protestations, l’une manquée, l’autre triomphante. La première, si elle avait réussi, si elle avait pu réussir, aurait sauvé la France et le monde ; le triomphe de la seconde inaugura le despotisme des rois et l’esclavage des peuples. Je veux parler de l’insurrection de Babeuf et de l’usurpation du premier Bonaparte.

L’insurrection de Babeuf fut la dernière tentative révolutionnaire du dix-huitième siècle. Babeuf et ses amis avaient été plus ou moins des amis de Robespierre et de Saint-Just. Ce furent des Jacobins socialistes. Ils avaient le culte de l’égalité, même au détriment de la liberté. Leur plan fut très simple : ce fut d’exproprier tous les propriétaires et tous les détenteurs d’instruments de travail et d’autres capitaux au profit de l’État républicain, démocratique et social, de sorte que l’État, devenant le seul propriétaire de toutes les richesses tant mobilières qu’immobilières, devenait de la sorte l’unique employeur, l’unique patron de la société ; muni en même temps de la toute-puissance politique, il s’emparait exclusivement de l’éducation et de l’instruction égales pour tous les enfants, et forçait tous les individus majeurs de travailler et de vivre selon l’égalité et la justice. Toute autonomie communale, toute initiative individuelle, toute liberté, en un mot, disparaissait, écrasée par ce pouvoir formidable. La société tout entière ne devait plus présenter que le tableau d’une uniformité monotone et forcée. Le gouvernement était élu par le suffrage universel, mais une fois élu, et tant qu’il restait en fonctions, il exerçait sur tous les membres de la société un pouvoir absolu.

La théorie de l’égalité établie de force par la puissance de l’État n’a pas été inventée par Babeuf. Les premiers fondements de cette théorie avaient été jetés par Platon, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, dans sa République, ouvrage dans lequel ce grand penseur de l’antiquité essaya d’esquisser le tableau d’une société égalitaire. Les premiers chrétiens exercèrent incontestablement un communisme pratique dans leurs associations persécutées par toute la société officielle. Enfin, au début même de la Révolution religieuse, dans le premier quart du seizième siècle, en Allemagne, Thomas Münzer et ses disciples firent une première tentative d’établir l’égalité sociale sur un pied très large. La conspiration de Babeuf fut la seconde manifestation pratique de l’idée égalitaire dans les masses. Toutes ces tentatives, sans en excepter cette dernière, durent échouer pour deux raisons : d’abord, parce que les masses ne s’étaient point suffisamment développées pour en rendre la réalisation possible ; et ensuite et surtout parce que, dans tous ces systèmes, l’égalité s’alliait à la puissance, à l’autorité de l’État, et que par conséquent elle excluait la liberté. Et nous le savons, chers amis, l’égalité n’est possible qu’avec et par la liberté : non par cette liberté exclusive des bourgeois qui est fondée sur l’esclavage des masses et qui n’est pas la liberté, mais le privilège ; mais par cette liberté universelle des êtres humains, qui élève chacun à la dignité de l’homme. Mais nous savons aussi que cette liberté n’est possible que dans l’égalité. Révolte non seulement théorique, mais pratique, contre toutes les institutions et contre tous les rapports sociaux créés par l’inégalité, puis établissement de l’égalité économique et sociale par la liberté de tout le monde : voilà notre programme actuel, celui qui doit triompher malgré les Bismarck, les Napoléon, les Thiers, et malgré tous les cosaques de mon auguste empereur, le tsar de toutes les Russies.

La conspiration de Babeuf avait réuni dans son sein tout ce que, après les exécutions et les déportations du coup d’État réactionnaire de thermidor, il était resté ce citoyens dévoués à la Révolution à Paris, et nécessairement beaucoup d’ouvriers. Elle échoua ; quelques-uns furent guillotinés, mais plusieurs survécurent, entre autres le citoyen Philippe Buonarroti, un homme de fer, un caractère antique, tellement respectable qu’il sut se faire respecter par les hommes des partis les plus opposés. Il vécut longtemps en Belgique, où il devint le principal fondateur de la société secrète des carbonari-communistes ; et, dans un livre devenu très rare aujourd’hui, mais que je tâcherai d’envoyer à notre ami Adhémar, il a raconté cette lugubre histoire, cette dernière protestation héroïque de la Révolution contre la réaction, connue sous le nom de conspiration de Babeuf.

L’autre protestation de la société contre la corruption bourgeoise qui s’était emparée du pouvoir sous le nom de Directoire, fut, comme je l’ai déjà dit, l’usurpation du premier Bonaparte.

Cette histoire, mille fois plus lugubre encore, est connue de vous tous. Ce fut la première inauguration du régime infâme et brutal du sabre, le premier soufflet imprimé au début de ce siècle par un parvenu insolent sur la joue de l’humanité. Napoléon Ier devint le héros de tous les despotes, en même temps que militairement il en fut la terreur. Lui vaincu, il laissa son funeste héritage, son infâme principe : le mépris de l’humanité, et son oppression par le sabre.

Je ne vous parlerai pas de la Restauration. Ce fut une tentative ridicule de rendre la vie et le pouvoir politique à deux corps tarés et déchus : à la noblesse et aux prêtres. Il n’y eut sous la Restauration que ceci de remarquable, qu’attaquée, menacée dans ce pouvoir qu’elle avait cru avoir conquis pour toujours, la bourgeoisie était redevenue quasi révolutionnaire. Ennemie de l’ordre public aussitôt que cet ordre public n’est pas le sien, c’est-à-dire aussitôt qu’il établit et garantit d’autres intérêts que les siens, elle conspira de nouveau. MM. Guizot, Périer, Thiers et tant d’autres, qui sous Louis-Philippe se distinguèrent comme les plus fanatiques partisans et défenseurs d’un gouvernement oppressif, corrupteur, mais bourgeois et par conséquent parfait à leurs yeux, toutes ces âmes damnées de la réaction bourgeoise, conspirèrent sous la Restauration. Ils triomphèrent en juillet 1830, et le règne du libéralisme bourgeois fut inauguré.

C’est depuis 1830 que date vraiment la domination exclusive des intérêts et de la politique bourgeoise en Europe ; surtout en France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Suisse. Dans les autres pays tels que l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, les intérêts bourgeois l’avaient bien emporté sur tous les autres, mais non le gouvernement politique des bourgeois. Je ne vous parle pas de ce grand et misérable Empire de toutes les Russies, qui reste encore soumis au despotisme absolu des tsars, et qui n’a proprement pas de classe politique intermédiaire, point de corps politique bourgeois, et où il n’y a en effet, d’un côté, que le monde officiel, une organisation militaire, policière et bureaucratique, pour remplir les caprices du tsar, de l’autre côté le peuple, des dizaines de millions d’être humains dévorés par le tsar et ses fonctionnaires. En Russie la révolution viendra directement du peuple, comme je l’ai amplement développé dans un assez long discours, que j’ai prononcé il y a quelques années à Berne et que je m’empresserai de vous envoyer. Je ne vous parle pas non plus de cette malheureuse et héroïque Pologne, qui se débat, toujours étouffée de nouveau, mais jamais morte, sous la serre de trois aigles infâmes : celui de l’Empire de Russie, (celui) de l’Empire d’Autriche, et celui du nouvel Empire d’Allemagne, représenté par la Prusse. En Pologne comme en Russie, il n’y a proprement pas de classe moyenne ; il y a d’un côté la noblesse, bureaucratie héréditaire esclave du tsar en Russie, et ci-devant dominante et aujourd’hui désorganisée et déchue en Pologne ; et, de l’autre côté, il y a le paysan asservi, dévoré, écrasé maintenant, non plus par la noblesse, qui en a perdu le pouvoir, mais par l’État, par ses fonctionnaires innombrables, par le tsar. Je ne vous parlerai pas non plus des petits pays de la Suède et du Danemark, qui ne sont devenus réellement constitutionnels que depuis 1848, et qui sont restés plus ou moins en arrière du développement général de l’Europe ; ni de l’Espagne et du Portugal, où le mouvement industriel et la politique bourgeoise ont été paralysés si longtemps par la double puissance du clergé et de l’armée. Cependant je dois observer que l’Espagne, qui nous paraissait si arriérée, nous présente aujourd’hui l’une des plus magnifiques organisations de l’Association internationale des travailleurs qui existe dans le monde.

Je m’arrêterai un instant sur l’Allemagne. L’Allemagne depuis 1830 nous a présenté et continue de nous présenter le tableau étrange d’un pays où les intérêts de la bourgeoisie prédominent, mais où la puissance politique n’appartient pas à la bourgeoisie, mais à la monarchie absolue sous un masque de constitutionnalisme, militairement et bureaucratiquement organisée et servie exclusivement par des nobles.

C’est en France, en Angleterre, en Belgique surtout, qu’il faut étudier le règne de la bourgeoisie. Depuis l’unification de l’Italie sous le sceptre de Victor-Emmanuel, on peut l’étudier aussi en Italie. Mais nulle part il ne s’est aussi pleinement caractérisé qu’en France ; aussi est-ce dans ce pays que nous le considérerons principalement.

Depuis 1830, le principe bourgeois a eu pleine liberté de s’y manifester dans la littérature, dans la politique, et dans l’économie sociale. On peut le résumer par un seul mot, l’individualisme.

J’entends par individualisme cette tendance qui — considérant toute la société, la masse des individus, comme des indifférents, des rivaux, des concurrents, comme des ennemis naturels, en un mot, avec lesquels chacun est bien forcé de vivre, mais qui obstruent la voie à chacun — pousse l’individu à conquérir et à établir son propre bien-être, sa prospérité, son bonheur malgré tout le monde, au détriment et sur le dos de tous les autres. C’est une course au clocher, un sauve-qui-peut général où chacun cherche à parvenir le premier. Malheur à ceux qui s’arrêtent, ils sont devancés. Malheur à ceux qui, lassés de fatigue, tombent en chemin, ils sont de suite écrasés. La concurrence n’a point de cœur, n’a point de pitié. Malheur aux vaincus ! Dans cette lutte, nécessairement, beaucoup de crimes doivent se commettre ; toute cette lutte fratricide d’ailleurs n’est qu’un crime continu contre la solidarité humaine, qui est la base unique de toute morale. L’État, qui, dit-on, est le représentant et le vindicateur de la justice, n’empêche pas la perpétration de ces crimes, il les perpétue et les légalise au contraire. Ce qu’il représente, ce qu’il défend, ce n’est pas la justice humaine, c’est la justice juridique, qui n’est rien autre chose que la consécration du triomphe des forts sur les faibles, des riches sur les pauvres. L’État n’exige qu’une chose : c’est que tous ces crimes soient accomplis légalement. Je puis vous ruiner, vous écraser, vous tuer, mais je dois le faire en observant les lois. Autrement je suis déclaré criminel et traité comme tel. Tel est le sens de ce principe, de ce mot : individualisme.

Maintenant, voyons comment ce principe s’est manifesté dans la littérature, dans cette littérature créée par les Victor Hugo, les Dumas, les Balzac, les Jules Janin et tant d’autres auteurs de livres et d’articles de journaux bourgeois, qui depuis 1830 ont inondé l’Europe, portant la dépravation et réveillant l’égoïsme dans les cœurs des jeunes gens des deux sexes, et malheureusement même du peuple. Prenez tel roman que vous voulez : à côté des grands et faux sentiments, des belles phrases, qu’y trouvez-vous ? Toujours la même chose. Un jeune homme est pauvre, bis obscur, méconnu ; il est dévoré de toutes sortes d’ambitions et d’appétits. Il voudrait habiter un palais, manger des truffes, boire du champagne, rouler carrosse, et coucher avec quelque belle marquise. Il y parvient à force d’efforts héroïques et d’aventures extraordinaires, tandis que tous les autres succombent. Voilà le héros : c’est l’individualiste pur.

Voyons la politique. Comment s’y exprime le principe ? Les masses, dit-on, ont besoin d’être menées, gouvernées ; elles sont incapables de se passer de gouvernement, comme aussi elles sont incapables de se gouverner par elles-mêmes. Qui les gouvernera ? Il n’y a plus de privilège de classe. Tout le monde a le droit de monter aux plus hautes positions et fonctions sociales. Mais pour y parvenir il faut être intelligent, habile ; il faut être fort et heureux ; il faut savoir et pouvoir l’emporter sur tous les rivaux. Voilà encore une course au clocher : ce seront les individus habiles et forts qui gouverneront, qui tondront les masses.

Considérons maintenant ce même principe dans la question économique, qui au fond est la principale, on pourrait dire l’unique question. Les économistes bourgeois nous disent qu’ils sont les partisans d’une liberté illimitée des individus et que la concurrence est la condition de cette liberté. Mais voyons quelle est cette liberté ? Et d’abord une première question : Est-ce le travail séparé, isolé, qui a produit et qui continue de produire toutes ces richesses merveilleuses dont se glorifie notre siècle ? Nous savons bien que non. Le travail isolé des individus serait à peine capable de nourrir et de vêtir un petit peuple de sauvages ; une grande nation ne devient riche et ne peut subsister que par le travail collectif, solidairement organisé. Le travail pour la production des richesses étant collectif, il semblerait logiquement, n’est-ce pas ? que la jouissance de ces richesses devrait l’être aussi. Eh bien, voilà ce que ne veut pas, ce que repousse avec haine l’économie bourgeoise. Elle veut la jouissance isolée des individus. Mais de quels individus ? Serait-ce de tous ? Oh, non ! Elle veut la jouissance des forts, des intelligents, des habiles, des heureux. Ah ! oui, des heureux surtout. Car dans son organisation sociale, et conformément à cette loi d’héritage qui en est le fondement principal, il naît une minorité d’individus plus ou moins riches, heureux, et des millions d’être humains déshérités, malheureux. Puis la société bourgeoise dit à tous ces individus : Luttez, disputez-vous le prix, le bien-être, la richesse, la puissance publique. Les vainqueurs seront heureux. Y a-t-il au moins égalité dans cette lutte fratricide ? Non, pas du tout. Les uns, le petit nombre, sont armés de pied en cap, forts de leur instruction et de leur richesse héritées, et les millions d’hommes du peuple se présentent dans l’arène presque nus, avec leur ignorance et leur misère également héritées. Quel est le résultat nécessaire de cette concurrence soi-disant libre ? Le peuple succombe, la bourgeoisie triomphe, et le prolétariat enchaîné est forcé de travailler comme un forçat pour son éternel vainqueur le bourgeois.

Le bourgeois est muni principalement d’une arme contre laquelle le prolétariat restera toujours sans possibilité de défense, tant que cette arme, le capital, — qui est devenu désormais, dans tous les pays civilisés, l’agent principal de la production industrielle, — tant que ce nourrisseur du travail sera tourné contre lui.

Le capital, tel qu’il est constitué et approprié aujourd’hui, n’écrase pas seulement le prolétariat, il assomme, exproprie et réduit à la misère une immense quantité de bourgeois. La cause de ce phénomène, que la moyenne et la petite bourgeoisie ne comprend pas assez, qu’elle ignore, est pourtant toute simple. Par suite de la concurrence, de cette lutte à mort qui, grâce à la liberté conquise par le peuple au profit des bourgeois, règne aujourd’hui dans le commerce et dans l’industrie, tous les fabricants sont forcés de vendre leurs produits, ou plutôt les produits des travailleurs qu’ils emploient, qu’ils exploitent, au plus bas prix possible. Vous le savez par expérience, les produits chers se voient de plus en plus exclus du marché aujourd’hui par les produits bon marché, alors même que ces derniers sont beaucoup moins parfaits que les premiers. Voilà donc une première conséquence funeste de cette concurrence, de cette lutte intestine dans la production bourgeoise. Elle tend nécessairement à remplacer les bons produits par des produits médiocres, les travailleurs habiles par des travailleurs médiocres. Elle diminue en même temps la qualité des produits et celle des producteurs.

Dans cette concurrence, dans cette lutte au plus bas prix, les gros capitaux doivent nécessairement écraser les petits capitaux, les gros bourgeois doivent ruiner les petits bourgeois. Car une immense fabrique peut naturellement confectionner ses produits et les donner à meilleur marché qu’une fabrique petite ou moyenne. L’institution d’une grande fabrique exige naturellement un grand capital, mais, proportionnellement à ce qu’elle peut produire, elle coûte moins cher qu’une fabrique petite ou moyenne : 100.000 francs sont plus que 10.000 francs, mais 100.000 francs employés en fabrique donneront 50%, 60% ; tandis que 10.000 francs employés de la même manière ne donneront que 20%. Le grand fabricant économise sur le bâtiment, sur les matières premières, sur les machines ; employant beaucoup plus de travailleurs que le petit ou le moyen fabricant, il économise aussi, ou il gagne, par une meilleure organisation et par une plus grande division du travail. En un mot, avec 100.000 francs concentrés entre ses mains et employés à l’établissement et à l’organisation d’une fabrication unique, il produit beaucoup plus que dix fabricants employant chacun 10.000 francs ; de manière que si chacun de ces derniers réalise, sur les 10.000 francs qu’il emploie, un bénéfice net de 2.000 francs par exemple, le fabricant qui établit et organise une grande fabrique qui lui coûte 100.000 francs, gagne sur chaque 10.000 francs 5.000 ou 6.000 francs, c’est-à-dire qu’il produit proportionnellement beaucoup plus de marchandises. Produisant beaucoup plus, il peut naturellement vendre ses produits à beaucoup meilleur marché que les petits ou moyens fabricants ; mais, en les vendant à meilleur marché, il force également les petits ou moyens fabricants à baisser leur prix, sans quoi leurs produits ne seraient point achetés. Mais comme la production de ces produits leur revient beaucoup plus cher qu’au grand fabricant, en les vendant au prix du grand fabricant ils se ruinent. C’est ainsi que les grands capitaux tuent les petits capitaux, et, si les grands capitaux en rencontrent de plus grands qu’eux-mêmes, ils sont écrasés à leur tour.

C’est si vrai, qu’il y a aujourd’hui dans les grands capitaux une tendance à s’associer pour constituer des capitaux monstrueusement formidables. L’exploitation du commerce et de l’industrie par des sociétés anonymes commencent à remplacer, dans les pays les plus industrieux, en Angleterre, en Belgique et en France, l’exploitation des grands capitalistes isolés. Et à mesure que la civilisation, que la richesse nationale des pays les plus avancés s’accroissent, la richesse des grands capitalistes s’accroît, mais le nombre des capitalistes diminue. Une masse de moyens bourgeois se voit refoulée dans la petite bourgeoisie, et une plus grande foule encore de petits bourgeois se voient inexorablement poussés dans le prolétariat, dans la misère.

C’est un fait incontestable, aussi bien constaté par la statistique de tous les pays que par la démonstration la plus exactement mathématique. Dans l’organisation économique de la société actuelle, cet appauvrissement graduel de la grande masse de la bourgeoisie au profit d’un nombre restreint de monstrueux capitalistes est une loi inexorable, contre laquelle il n’y a pas d’autre remède que la révolution sociale. Si la petite bourgeoisie avait assez d’intelligence et de bon sens pour le comprendre, depuis longtemps elle se serait alliée au prolétariat pour accomplir cette révolution. Mais la petite bourgeoisie est généralement très bête ; sa sotte vanité et son égoïsme lui ferment l’esprit. Elle ne voit rien, ne comprend rien, et, écrasée d’un côté par la grande bourgeoisie, menacée de l’autre par ce prolétariat qu’elle méprise autant qu’elle le déteste et le craint, elle se laisse sottement entraîner dans l’abîme.

Les conséquences de cette concurrence bourgeoise sont désastreuses pour le prolétariat. Forcés de vendre leurs produits — ou bien les produits des ouvriers qu’ils exploitent — au plus bas prix possible, les fabricants doivent nécessairement payer leurs ouvriers le plus bas prix possible. Par conséquent, ils ne peuvent plus payer le talent, le génie de leurs ouvriers. Ils doivent rechercher le travail qui se vend, qui est forcé de se vendre, au tarif le plus bas. Les femmes et les enfants se contentant d’un moindre salaire, ils emploient les enfants et les femmes de préférence aux hommes, et les travailleurs médiocres de préférence aux travailleurs habiles, à moins que ces derniers ne se contentent du salaire des travailleurs malhabiles, des enfants et des femmes. Il a été prouvé et reconnu par tous les économistes bourgeois que la mesure du salaire de l’ouvrier est toujours déterminée par le prix de son entretien journalier : ainsi, si un ouvrier pouvait se loger, se vêtir, se nourrir pour un franc par jour, son salaire tomberait bien vite à un franc. Et cela par la raison toute simple : c’est que les ouvriers, pressés par la faim, sont forcés de se faire concurrence entre eux, et le fabricant, impatient de s’enrichir au plus vite par l’exploitation de leur travail, et forcé d’un autre côté, par la concurrence bourgeoise, de vendre ses produits au plus bas prix possible, prendra naturellement les ouvriers qui, pour le moindre salaire, lui offriront le plus d’heures de travail.

Ce n’est point seulement une déduction logique, c’est un fait qui se passe journellement en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, et dans les parties de la Suisse où s’est établie la grande industrie, l’industrie exploitée dans de grandes fabriques par les grands capitaux. Dans ma dernière conférence, je vous ai dit que vous êtiez des ouvriers privilégiés. Quoique vous soyez bien loin encore de recevoir intégralement en salaire toute la valeur de votre production journalière, quoique vous soyez incontestablement exploités par vos patrons, cependant, comparativement aux ouvriers des grands établissements, vous êtes assez bien payés, vous avez du loisir, vous êtes libres, vous êtes heureux. Et je m’empresse de reconnaître qu’il y a d’autant plus de mérite à vous d’être entrés dans l’Internationale et d’être devenus des membres dévoués et zélés de cette immense association du travail qui doit émanciper les travailleurs du monde entier. C’est noble, c’est généreux de votre part. Vous prouvez par là même que vous ne pensez pas seulement à vous-mêmes, mais à ces millions de frères qui sont beaucoup plus opprimés et beaucoup plus malheureux que vous. C’est avec bonheur que je vous donne ce témoignage.

Mais en même temps que vous faites acte de généreuse et fraternelle solidarité, laissez-moi vous dire que vous faites aussi acte de prévoyance et de prudence ; vous agissez, non pas seulement pour vos frères malheureux des autres industries et des autres pays, mais aussi, sinon tout à fait pour vous-mêmes, au moins pour vos propres enfants. Vous êtes, non absolument, mais relativement bien rétribués, libres, heureux. Pourquoi l’êtes-vous ? Par cette simple raison que le grand capital n’a pas encore envahi votre industrie. Mais vous ne croyez pas sans doute qu’il en sera toujours ainsi. Le grand capital, par une loi qui lui est inhérente, est fatalement poussé à envahir tout. Il a commencé naturellement par exploiter les branches du commerce et de l’industrie qui lui ont promis de plus grands avantages, celles dont l’exploitation était le plus facile, et il finira nécessairement, après les avoir suffisamment exploités, et à cause de la concurrence qu’il se fait à lui-même dans cette exploitation, par se rabattre sur les branches qu’il n’avait pas touchées jusque-là. Ne fait-on pas déjà des habits, des bottes, des dentelles à la machine ? Croyez-le bien, tôt ou tard, et sans doute avant peu, on fera aussi des montres à la machine. Les ressorts, les échappements, les boîtes, la cuvette, le polissage, le guillochage, la gravure, se feront à la machine. Les produits ne seront pas aussi soignés que ceux qui sortent de vos mains habiles, mais ils coûteront beaucoup moins, et ils se vendront beaucoup plus d’acheteurs que vos produits plus parfaits, qu’ils finiront par exclure du marché. Et alors, sinon vous, du moins vos enfants se trouveront aussi esclaves, aussi misérables que les ouvriers des grands établissements industriels le sont aujourd’hui. Vous voyez donc bien qu’en travaillant pour vos frères, les malheureux ouvriers des autres industries et des autres pays, vous travaillez aussi pour vous-mêmes, ou au moins pour vos propres enfants.

Vous travaillez pour l’humanité. La classe ouvrière est devenue aujourd’hui l’unique représentant de la grande, de la sainte cause de l’humanité. L’avenir appartient aujourd’hui aux travailleurs : aux travailleurs des champs, aux travailleurs des fabriques et des villes. Toutes les classes qui sont au-dessus, les éternels exploiteurs du travail des masses populaires : la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, et toute cette myriade de fonctionnaires militaires et civils qui représentent l’iniquité et la puissance malfaisante de l’État, sont des classes corrompues, frappées d’impuissance, incapables désormais de comprendre et de vouloir le bien, et puissantes seulement pour le mal.

Le clergé et la noblesse ont été démasquées et battues en 1793. La révolution de 1848 a démasqué la bourgeoisie en a montré l’impuissance et la malfaisance. Pendant les journées de Juin, en 1848, la classe bourgeoise a hautement renoncé à la religion de ses pères : à cette religion révolutionnaire qui avait eu la liberté, l’égalité et la fraternité pour principes et pour bases. Aussitôt que le peuple eut pris l’égalité et la liberté au sérieux, la bourgeoisie, qui n’existe que par l’exploitation, c’est-à-dire par l’inégalité économique et par l’esclavage social du peuple, s’est rejetée dans la réaction.

Ces mêmes traîtres qui veulent perdre encore une fois la France aujourd’hui, ces Thiers, ces Jules Favre, et l’immense majorité de l’Assemblée nationale en 1848, ont travaillé pour le triomphe de la plus immonde réaction, comme ils y travaillent encore aujourd’hui. Ils avaient commencé par élever à la présidence Louis Bonaparte, et plus tard ils ont détruit le suffrage universel. La crainte de la révolution sociale, l’horreur de l’égalité, le sentiment de ses crimes et la crainte de la justice populaire, avaient jeté toute une classe déchue, jadis si intelligente et si héroïque, aujourd’hui si stupide et si lâche, dans les bras de la dictature de Napoléon III. Et ils en ont eu, de la dictature militaire, pendant dix-huit ans de suite. Il ne faut pas croire que messieurs les bourgeois s’en soient trop mal trouvés. Ceux d’entre eux qui voulurent faire les mutins et jouer au libéralisme d’une manière trop bruyante et par trop incommode pour le régime impérial, furent naturellement écartés, comprimés. Mais tous les autres, ceux qui, laissant les balivernes politiques au peuple, s’appliquèrent exclusivement, sérieusement, à la grande affaire de la bourgeoisie, à l’exploitation du peuple, furent puissamment protégés et encouragés. On leur donna même, pour sauver leur honneur, toutes les apparences de la liberté. N’existait-il pas sous l’Empire une assemblée législative élue régulièrement par le suffrage universel ? Tout alla donc bien selon les vœux de la bourgeoisie. Il n’y eut qu’un point noir. C’était l’ambition conquérante du souverain, qui entraînait la France forcément dans des dépenses ruineuses et finit par anéantir son antique puissance. Mais ce point noir n’était pas un accident, c’était une nécessité du système. Un régime despotique, absolu, alors même qu’il a les apparences de la liberté, doit nécessairement s’appuyer sur une puissante armée, et toute grande armée permanente rend tôt ou tard la guerre extérieure nécessaire, parce que la hiérarchie militaire a pour inspiration principale l’ambition : tout lieutenant veut être colonel, et tout colonel veut être général ; quant aux soldats, systématiquement démoralisés dans les casernes, ils rêvent des nobles plaisirs de la guerre : le massacre, le pillage, le vol, le viol, — preuve : les exploits de l’armée prussienne en France. Eh bien, si toutes ces nobles passions, savamment, systématiquement nourries dans le cœur des officiers et des soldats, restent longtemps sans satisfaction aucune, elles aigrissent l’armée et la poussent au mécontentement, et du mécontentement à la révolte. Donc il devient nécessaire de faire la guerre. Toutes les expéditions et les guerres entreprises par Napoléon III n’ont donc point été des caprices personnels, comme le prétendent aujourd’hui messieurs les bourgeois : ce fut une nécessité du système impérial despotique qu’ils avaient fondé eux-mêmes par crainte de la révolution sociale. Ce sont les classes privilégiées, c’est le haut et bas clergé, c’est la noblesse déchue, c’est enfin et surtout cette respectable, honnête et vertueuse bourgeoisie qui, aussi bien que toutes les autres classes et plus que Napoléon III lui-même, est la cause de tous les horribles malheurs qui viennent de frapper la France.

Et vous l’avez tous vu, compagnons, pour défendre cette malheureuse France, il ne s’est trouvé dans tout le pays qu’une seule masse, la masse des ouvriers des villes, celle précisément qui avait été trahie et livrée par la bourgeoisie à l’Empire et sacrifiée par l’Empire à l’exploitation bourgeoise. Dans tout le pays, il n’y eut que les généreux travailleurs des fabriques et des villes qui voulurent le soulèvement populaire pour le salut de la France. Les travailleurs des campagnes, les paysans, démoralisés, abêtis par l’éducation religieuse qu’on leur avait donnée à partir du premier Napoléon jusqu’à ce jour, ont pris le parti des Prussiens et de la réaction contre la France. On aurait pu les révolutionner. Dans une brochure que beaucoup d’entre vous ont lue, intitulée Lettres à un Français, j’ai exposé les moyens dont il fallait faire usage pour les entraîner dans la Révolution. Mais pour le faire, il fallait d’abord que les villes se soulèvent et s’organisent révolutionnairement. Les ouvriers l’ont voulu : ils le tentèrent même dans beaucoup de villes du midi de la France, à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Saint-Étienne, à Toulouse. Mais partout ils furent comprimés et paralysés par les bourgeois radicaux au nom de la République. Oui, c’est au nom même de la République que les bourgeois, devenus républicains par crainte du peuple, c’est au nom de la République, que les Gambetta, ce vieux pécheur Jules Favre, Thiers, cet infâme renard, et tous ces Picard, Ferry, Jules Simon, Pelletan et tant d’autres, c’est au nom de la République qu’ils ont assassiné la République et la France.

La bourgeoisie est jugée. Elle qui est la classe la plus riche et la plus nombreuse de la France, — en exceptant la masse populaire, sans doute, — si elle avait voulu, elle aurait pu sauver la France. Mais pour cela elle eût dû sacrifier son argent, sa vie, et s’appuyer franchement sur le prolétariat, comme le firent ses ancêtres les bourgeois de 1793. Eh bien, elle voulut sacrifier son argent encore moins que sa vie, et elle préféra la conquête de la France par les Prussiens à son salut par la révolution populaire.

La question entre les ouvriers des villes et les bourgeois fut assez nettement posée. Les ouvriers ont dit : Nous ferons plutôt sauter les maisons que de livrer nos villes aux Prussiens. Les bourgeois répondirent : Nous ouvrirons plutôt les portes de nos villes aux Prussiens que de vous permettre de faire du désordre public, et nous voulons conserver nos chères maisons à tout prix, dussions-nous même baiser le cul de Messieurs les Prussiens.

Et remarquez que ce sont aujourd’hui ces mêmes bourgeois qui osent insulter la Commune de Paris, cette noble Commune qui sauve l’honneur de la France et, espérons-le, la liberté du monde en même temps ; ce sont ces mêmes bourgeois qui l’insultent aujourd’hui au nom de quoi ? — au nom du patriotisme !

Vraiment, ces bourgeois ont un front d’airain ! Il sont arrivés à un degré d’infamie qui leur a fait perdre jusqu’au dernier sentiment de pudeur. Ils ignorent la honte. Avant d’être morts, ils sont déjà complètement pourris.

Et ce n’est pas seulement en France, compagnons, que la bourgeoisie est pourrie, moralement et intellectuellement anéantie ; elle l’est de même partout en Europe, et dans tous les pays de l’Europe seul le prolétariat a conservé le feu sacré. Lui seul porte aujourd’hui le drapeau de l’humanité.

Quelle est sa devise, son principe ? La solidarité. Tous pour chacun, et chacun par tous et pour tous. C’est la devise et le principe fondamental de notre grande Association internationale, qui, franchissant les frontières des États et par là détruisant les États, tend à unir les travailleurs du monde entier en une seule famille humaine, sur la base du travail également obligatoire pour tous et au nom de la liberté de chacun et de tous. Cette solidarité, dans l’économie sociale, s’appelle travail et propriété collectifs ; en politique, elle s’appelle destruction des États et la liberté de chacun par la liberté de tous.

Oui, chers compagnons, vous les ouvriers, solidairement avec vos frères les travailleurs du monde entier, vous héritez seuls aujourd’hui de la grande mission de l’émancipation de l’humanité. Vous avez un cohéritier, travailleur comme vous, quoique à d’autres conditions que vous. C’est le paysan. Mais le paysan n’a pas encore la conscience de la grande mission populaire. Il a été empoisonné, il est encore empoisonné par les prêtres, et sert contre lui-même d’instrument à la réaction. Vous devez l’instruire, vous devez le sauver malgré lui en l’entraînant, en lui expliquant ce que c’est que la Révolution sociale.

Dans ce moment, et surtout au commencement, les ouvriers de l’industrie ne doivent, ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Mais ils seront tout-puissants s’il le veulent. Seulement ils doivent le vouloir sérieusement. Et pour réaliser ce vouloir, ils n’ont que deux moyens. C’est d’établir d’abord dans leurs groupes, et ensuite entre tous les groupes, une vraie solidarité fraternelle, non seulement en paroles, mais en action, pas seulement pour les jours de fête, de discours et de boisson, mais dans leur vie quotidienne. Chaque membre de l’Internationale doit pouvoir sentir, doit être pratiquement convaincu, que tous les autres membres sont ses frères.

L’autre moyen, c’est l’organisation révolutionnaire, l’organisation pour l’action. Si les soulèvements populaires de Lyon, de Marseille et dans les autres villes de France ont échoué, c’est parce qu’il n’y a aucune organisation. Je puis en parler avec pleine connaissance de cause, puisque j’y ai été et que j’en ai souffert. Et si la Commune de Paris se tient si vaillamment aujourd’hui, c’est que pendant tout le siège les ouvriers se sont sérieusement organisés. Ce n’est pas sans raison que les journaux bourgeois accusent l’Internationale d’avoir produit ce soulèvement magnifique de Paris. Oui, disons-le avec fierté, ce sont nos frères les internationaux qui, par leur travail persévérant, ont organisé le peuple de Paris et ont rendu possible la Commune de Paris.

Soyons donc bons frères, compagnons, et organisons-nous. Ne croyez pas que nous soyons à la fin de la Révolution, nous sommes à son commencement. La Révolution est désormais à l’ordre du jour, pour beaucoup de dizaines d’années. Elle viendra nous trouver, tôt ou tard ; préparons-nous donc, purifions-nous, devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs. Ceignons nos reins et préparons-nous dignement à cette lutte qui doit sauver tous les peuples et émanciper finalement l’humanité.

Vive la Révolution sociale ! Vive la Commune de Paris ! »

 

Mikhaïl Bakounine
 

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