★ Cruauté du monde, cruauté de l’homme

Publié le par Socialisme libertaire

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"Behemoth", peinture de Zdzisław Beksiński.


« Plus que le retour de la religion ou le retour à la religion, c’est la persévérance, la résistance de la religion qui fait question. Pas forcément des grandes religions traditionnelles et instituées, mais d’une religiosité qui peut se réfugier dans des courants secondaires, plus « charismatiques », ou dans les sectes sans affiliation, ou dans des spiritualités exotiques. Pour qui ne se sent concerné par aucune de ces formes de piété, et surtout pour une pensée critique qui voit en elles un phénomène d’aliénation appelé à disparaître devant le progrès des connaissances et la libre circulation des idées, se pose la question des raisons de cette survivance. Il doit bien y avoir des adhérences dans les esprits, des sources qui alimentent cette religiosité, des besoins non satisfaits qui cherchent là une compensation. Interrogation qui en amène une autre : les réponses avancées par une pensée libertaire cherchant à éviter toute transcendance sont-elles assez convaincantes sur le plan intellectuel et le plan vital ? Ne contournent-elles pas certains « points aveugles » ?

On le sait : en France, la fréquentation religieuse est en baisse, de même que le recrutement du clergé (les « vocations »), au moins pour les églises chrétiennes. Et même si cette récession se manifeste aussi dans d’autres pays européens, à regarder autour de nous, nous sommes là encore sur l’îlot de l’exception française. La séparation des Églises et de l’État reste un cas unique, et les débats qui se sont engagés sur l’héritage religieux ou spirituel de l’Europe, à l’occasion de la Constitution, montrent que certains de nos partenaires ne sont pas prêts à partir dans cette voie. Et plutôt décidés à la prendre à contresens. Les récentes élections présidentielles aux États-Unis ont encore montré l’importance et l’omniprésence de la religion dans la vie publique, et à ne parcourir que sur un écran de télé le vaste monde, il est aisé de constater la variété et l’inévitabilité des coutumes et célébrations pieuses.

Tous ensemble 

Pour rester chez nous, on assiste à un regain de visibilité des institutions et des manifestations religieuses. Le débat sur le port des signes ostensibles dans les écoles a donné largement la parole aux représentants des cultes, ce qui est normal. Mais surtout, la multiplication des agressions racistes, les profanations de cimetières en particulier, ont donné lieu chaque fois à des manifestations de protestation, évidemment justifiées, mais qui prenaient presque exclusivement le caractère de cérémonies interconfessionnelles. On y voyait régulièrement au coude à coude les différentes autorités religieuses, en compagnie des dignitaires de l’État.

Face à ces agressions, mais aussi devant celles que lancent leurs propres extrémistes, les porte-parole officiels des différents cultes se montrent comme les défenseurs les plus déterminés de la tolérance. Et de la paix sociale, ce qui est une fonction habituellement dévolue à la religion. La République laïque reste fidèle à ce principe, puisqu’elle entreprend, à travers la création d’un Conseil représentatif des musulmans de France, de structurer une communauté de croyants peu coutumière d’un clergé régulier, diplômé, hiérarchiquement constitué. Qu’il s’agirait en plus de former. On peut voir dans cette stratégie, plutôt qu’un manquement à la laïcité, une instrumentalisation des instances religieuses à des fins de contrôle et "d’intégration".

Le fait nouveau, qui sociologiquement augmente la densité religieuse, c’est la présence de l’importante population musulmane ou "d’origine musulmane" (dont un cinquième, seulement, serait "pratiquant" ?). Avec les répercussions exercées sur elle (et les réactions en retour) par les événements et conflits internationaux, guerre Israël-Palestine, guerre en Irak ou extension du terrorisme islamiste. Elles suscitent non seulement des tensions entre communautés, mais un renforcement des pratiques cultuelles et des manières d’être et de paraître identitaires.

Ce qui, par contre, n’atteint aucune visibilité, c’est la non-communauté des incroyants, non seulement de ceux qui ignorent les religions par simple indifférence et rupture dans la tradition, mais de ceux aussi qui explicitement choisissent leurs valeurs et leurs règles de conduite hors de toute justification et tout fondement d’ordre religieux. "Où sont-ils passés, ces laïques attachés non seulement à la tolérance mais à la liberté de conscience et à la liberté de penser ? Manqueraient-ils d’audace ? Se sentiraient-ils progressivement marginalisés, délégitimés par le consensus qui règne actuellement sur la prégnance, la force, la légitimité du lien religieux ? Intimidés par l’atmosphère de révérence envers le "fait religieux" ? (1). Faut-il revendiquer la création d’un Conseil représentatif des incroyants ?

Détresse et consolation 

Une des attentes de la pensée révolutionnaire, c’était le recul des croyances devant le progrès des sciences. Non seulement elles ont résisté, mais à chaque étape des esprits subtils décèlent l’intervention divine : derrière le "big bang", derrière le passage de l’animalité à l’humanité, etc. Le progrès même des applications technologiques provoque de nouvelles terreurs, qui appellent de nouvelles consolations. Et puisque la consolation est une des fonctions essentielles de la religion…

Marx l’a exprimé dans sa fameuse et saisissante formule : "La misère religieuse est d’une part l’expression de la misère réelle et d’autre part la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit d’un monde sans esprit. Elle est l’opium du peuple." Cet aspect de la critique révolutionnaire, qui fait de la religion un facteur de résignation et de domination, reste valable même dans les pays développés où, en plus de la précarité et de l’exclusion qui s’étendent, la progression du chômage et le durcissement des conditions de travail créent une situation anxiogène contre laquelle le refuge dans des communautés de croyants peut rester un recours efficace.

Pour revenir aux fondements les plus généraux de l’addiction à la religion, il est toujours utile de rappeler les analyses proposées par Freud dans L’Avenir d’une illusion (2). Dans sa longue histoire, l’humanité a édifié par étapes et sous différents formes une culture - les traductions plus anciennes disent civilisation - dont la tâche principale et indispensable est de nous défendre contre la nature, de nous aider à la comprendre et à la dominer. Il ne s’agit pas que de la nature "extérieure" : l’enjeu est aussi de dompter, de "civiliser" nos pulsions, pulsions sexuelles, désirs de destruction d’autrui et d’accaparement, dont le libre cours rendrait toute vie collective impossible.
Face à cette nature qui "nous met à mort, froidement, cruellement, sans ménagement aucun", l’homme s’est trouvé et se trouve encore souvent dans un état de détresse, comme écrit Marie Bonaparte, ou de désaide, selon le curieux terme choisi par les nouveaux traducteurs. Difficile à transposer, la notion allemande de Hilflosigkeit exprime "l’incapacité de s’aider", un état de dénuement, de délaissement et d’impuissance devant les besoins et les forces de la vie. Comme la "culture" ne fournissait pas les moyens suffisants pour affronter les puissances naturelles, l’homme a "humanisé" celles-ci en leur prêtant des intentions, des volontés, une disposition à se laisser amadouer et influencer. Avec la constatation de régularités dans leurs manifestations, les forces naturelles prennent la figure de dieux dont la triple tache consiste à "exorciser les effrois de la nature, réconcilier avec la cruauté du destin -en particulier tel qu’il se montre dans la mort - et dédommager des souffrances et privations qui sont imposées à l’homme par la vie en commun dans la culture".
Ce sentiment de dépendance est relayé dans l’expérience individuelle par la mémoire de "l’état infantile de dépendance absolue, ainsi qu’à la nostalgie du père que suscite cet état", et "la figure d’un père grandiosement magnifié" vient ainsi renforcer l’homme dans la conviction qu’une Providence veillera pleine de sollicitude sur sa vie et le dédommagera dans une existence future des privations subies ici bas. C’est ainsi que Freud situe encore dans Malaise dans la civilisation (3) l’origine des besoins religieux, en répétant qu’ils sont entretenus de façon durable par l’angoisse ressentie devant la surpuissance du destin.

Si le développement des connaissances a incontestablement réduit l’autre fonction qu’il prête aux doctrines religieuses, "éclairer toutes les énigmes de ce monde avec une plénitude enviable", elles n’apportent guère de lumière sur les énigmes qui caractérisent justement le destin : la souffrance, la mort, la disparition d’un être aimé. Il y a là des craintes et des blessures qui peuvent en permanence entretenir ou réveiller le sentiment religieux. La force des religions constituées, c’est de proposer ,en plus de croyances consolatrices, des communautés d’accueil et des rites collectifs ou individuels qui peuvent aider à sortir du désarroi.

L’angoisse et le rite 

La société civile n’a encore rien produit (sauf en cas d’appartenance étroite à des associations politiques ou idéologiques) qui apporte l’équivalent d’une cérémonie funéraire religieuse susceptible, même dans la routine, d’amortir le deuil. Pour ce qui concerne les rituels personnels, les arts de vivre agnostiques n’ont pas trouvé, par exemple, à remplacer la prière (dont l’efficacité est attestée au moins sur celui qui y recourt…). Le président Mao, pour sa part, déclarait que la lecture d’une page du Petit Livre rouge pouvait remettre d’aplomb un travailleur perturbé devant sa machine. Le succès croissant en Europe de la méditation bouddhiste trouve dans cette "lacune" une de ses explications.

Etudiant, il y a plus d’un siècle, les possibilités d’absorption des religions dans la morale, Jean-Marie Guyau s’est intéressé à la question (4). Sa tentative reste intéressante, à la fois parce que son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction est une référence importante pour Kropotkine dans la définition de son éthique, mais aussi parce qu’il parcourt avec méthode les différents aspects d’une dissolution des religions qu’il voit déjà bien avancée. Pour la prière, s’il la rejette quand elle ne relève que d’une demande égoïste, il l’estime quand elle est l’élan désintéressé d’une âme qui croit servir autrui. Des sentiments humains profonds viennent alors s’y associer, et elle peut être "une élévation vers l’être infini, une communication avec l’univers". Mais, dit-il, la manière la plus haute de prier sera encore de penser. "On élargit le cœur en élargissant la pensée". Il constate pour finir que… "la coutume protestante de lire la Bible est excellente : le livre seul est mal choisi".

Quand Guyau conseille de "repenser les pensées d’autrui qui paraissent les plus hautes et les plus nobles", il annonce à sa manière ce que sera une des réponses de la réflexion athée au taraudement des énigmes de la vie et de l’histoire. C’est ce qu’on peut appeler la réponse "humaniste". Interroger, à travers les âges et les continents, les grandes œuvres qui affrontent les questions du destin et du devenir humain, retraverser des expériences qui nous sont proches ou étrangères pour y trouver sens et valeurs. Avec son humour particulier, Peter Sloterdijk définit l’humanisme comme une "télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit" (5). Mais la littérature et la philosophie ne sont pas seules concernées, l’art dans toutes ses formes tient une place importante dans cette recherche des repères et des raisons de vivre. Et les sciences, même à travers une vulgarisation intelligente, peuvent ouvrir des perspectives stimulantes sur "l’infiniment petit" et l’infiniment grand". Est-ce là une position élitiste, réservée aux "couches cultivées" ? Pour Guyau déjà, soucieux d’un passage du rite privé au rite collectif, la perspective était celle de l’organisation de manifestations publiques : lectures, concerts, théâtre. En plein air de préférence. Au projet d’éducation populaire, qui allait être repris par le syndicalisme révolutionnaire, il ajoutait celui de l’hygiène, préoccupante à son époque. Et la découverte de la beauté de la nature, qu’il jugeait indispensable à l’équilibre psychologique.

La question du mal 

Dans sa recherche de sens et de résistance à ce qui la malmène, la conscience se heurte à une première forme ce qui se définit classiquement comme la question du mal : la finitude, la souffrance, la mortalité. L’explication donnée par la Bible et reprise par le christianisme est connue : c’est par le péché originel, le mauvais choix et la désobéissance d’Adam que la mort et la souffrance se sont introduits dans le monde. Mais les croyants eux-mêmes ont de la peine à l’assimiler : les malheurs infligés au "juste", la disproportion des châtiments, surtout quand ils engloutissent des populations entières, cadrent mal avec l’idée d’une Providence et d’une justice divine. Au Sri Lanka, des croyants musulmans affirment encore que le tsunami, le raz-de-marée de décembre, était un châtiment de Dieu. Pour les incroyants, ces catastrophes ont toujours constitué une sérieuse raison de douter.

C’est dans un sens plus radical et philosophiquement plus troublant que la problématique du mal a repris intensité et ampleur. Le terme lui-même tendait à disparaître (6). S’il est revenu dans l’actualité, c’est dans une réflexion sur les dégâts que l’homme lui-même cause à l’homme : sur sa capacité à peu près inépuisable de détruire, mutiler, humilier. La constatation de cette dangerosité n’est pas nouvelle. Les premiers textes, L’Iliade et L’Odyssée, la Bible ou le Mahabharata sont remplis de massacres, les chroniques regorgent de villes mises à sac et de populations passées au fil de l’épée. Mais c’est bien au XXe siècle que la conscience de cet excès s’est progressivement aiguisée.

Deux facteurs, avant tout, ont été déterminants. D’abord la progression irrésistible des moyens de destruction : la Première Guerre mondiale, avec sa masse de morts et de mutilés, a laissé son profond sillage d’horreur. Mais c’est surtout la férocité rationalisée des camps de concentration et d’extermination qui a tracé un seuil sans retour. La prise de conscience ne s’est faite que par étapes : de la déportation à la prise en compte du phénomène concentrationnaire, puis à la reconnaissance de la réalité du génocide en tant que tel. Il a fallu les travaux d’historiens, les films, la parole enfin déliée des victimes - et une écoute enfin disponible - pour que la certitude s’installe. L’irruption de nouveaux massacres ethniques, certains très proches, avec le "choc des images" quotidiennement sur nos télés, donnait le vertige. Une illusion s’est défaite : l’idée que cette terreur était un produit spécifique du nazisme et que, puisqu’on en avait fini avec lui, elle ne se renouvellerait pas. Il a fallu aussi l’éclatement de la chape stalinienne pour que passe largement l’information sur l’étendue et l’inhumanité du goulag. Et les débats sur la torture en Algérie…

Le grand choc sur les mentalités, dans les années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, a été en fait la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki par la bombe atomique. Par le nombre des victimes (civiles) d’abord : 140 000 à Hiroshima. Et la conclusion - se transformant en peur réelle dans les tensions de la guerre froide - que le progrès scientifique et technique menaçait désormais la terre entière de destruction. Dans la logique d’un développement technique incontrôlé et pas réellement perçu, nous vivons entre deux catastrophes, celle des camps et celle qui reste envisageable pour le monde entier devenant camp d’extermination. Le philosophe allemand Günther Anders développe cette hypothèse pessimiste dans Nous, fils d’Eichmann (7). La civilisation industrielle a produit un décalage de plus en plus large entre nos possibilités de réalisation et notre capacité de ressentir, de percevoir, d’imaginer même le résultat final de nos fabrications. Cette incapacité est encore accrue par la "division du travail" qui, dans le génocide déjà, a permis à d’innombrables exécutants de poursuivre leur tâche "consciencieusement" mais sans conscience.

Hannah Arendt a nommé banalité du mal cette incapacité de comprendre l’aboutissement, le but final d’un enchaînement d’opérations conduites dans la routine rationalisée d’une production industrielle, avec une soumission tranquille aux règles établies (8).

La barbarie civilisée 

Cette inconscience, néanmoins, n’est pas seule en cause. La capacité de nuire de l’humanité ne dépend pas seulement de ses moyens, mais d’une disposition de l’être humain, permanente mais le plus souvent contenue, à détruire, blesser, réduire à rien d’autres êtres humains. Une synthèse particulièrement glaçante de l’extermination à travers les âges a été établie par le sociologue (encore un Allemand) Wolfgang Sofsky, qui a commencé ses éprouvants travaux par l’étude du fonctionnement des camps (L’Organisation de la terreur) (9). Dans un autre essai, il généralise son étude de la violence avec la contribution d’une documentation qui met en relation l’histoire avec la sociologie, la psychologie et la philosophie (10). Du fait divers au terrorisme mondialisé, de la guerre dans le sens traditionnel à la guerre sauvage des commandos et des "maraudeurs", des camps de concentration à la guerre de persécution, il cherche à dégager comment s’exerce la violence, comment elle tente de se justifier et comment elle se reproduit d’elle-même. Avec des renversements constants qui font alterner les effets et les transformations qu’elle exerce sur les tortionnaires avec ceux qu’elle exerce sur les victimes. Il finit par le constat que peu à peu la violence devient un but en soi, qu’elle crée elle-même la volonté de tuer, avec un sentiment exacerbé de liberté et de puissance.

Ce versant du mal, où la souffrance et la mort ne sont plus le résultat de la "surpuissance" de la nature, mais d’un abandon aux "instincts" et à la volonté de pouvoir, l’idéologie religieuse le mettra encore au compte de la déchéance de l’homme après sa désobéissance initiale et sa révolte contre l’ordre divin. Elle pourra, en plus, invoquer des châtiments mérités. Mais l’excès de la souffrance, l’incompréhensible disproportion des effets lui fait quand même problème. L’Holocauste, en particulier, ne peut que sidérer la pensée juive. Au point qu’un philosophe comme Hans Jonas, l’auteur du Principe de responsabilité (11), en arrive à "inventer le mythe d’un dieu qui au cours de sa création s’est dépouillé de son propre pouvoir" et "s’est pour ainsi dire remis entre les mains du monde en devenir", ce qui doit inciter les hommes à "porter aide au dieu qui souffre" (12).

L’idée d’une disposition fondamentale de l’homme à faire le mal a été un argument permanent des philosophies politiques autoritaires : ce serait une tâche essentielle de l’Etat de la maintenir dans ses strictes limites pour rendre possible la vie sociale. La religion venait en appoint pour pacifier les mœurs par l’amour fraternel et la crainte des châtiments dans une vie future. Mais on sait trop bien maintenant de quoi sont capables les Etats tout puissants , et quelles violences et persécutions ont pu déchaîner les religions d’amour.

Lorsque la pensée libertaire évoque le mal, c’est celui que subissent les classes exploitées du fait de l’organisation économique et des abus du pouvoir politique. Si les sommets atteints par la violence et la terreur au XXe siècle réintroduisent avec insistance la question du mal dans la réflexion éthique, il faut, avant de céder au vertige métaphysique, garder en tête à quel point violence et terreur se sont propagées selon les structures ,les modes de fonctionnement et les attitudes mentales de la civilisation industrielle et de ses excroissances totalitaires.

Nous nous trouvons en face d’une "barbarie civilisée" où, écrit Edgar Morin, "la technique et la bureaucratie, la spécialisation et la compartimentation accroissent la cruauté par indifférence et cécité". Cette cruauté, c’est à la fois la cruauté du monde, la cruauté de la vie, la cruauté humaine. Mais, ajoute-t-il, "il y a aussi une cruauté humaine nouvelle et originale par rapport à la cruauté de la vie. Il y a un mal proprement humain qui est le mal fait volontairement par un humain à un autre humain". "Volonté de faire mal, jouissance à faire mal." Ce sont des propos tirés de l’avant-dernier chapitre de son Ethique (13), le livre qui vient conclure les cinq autres volumes de La Méthode, œuvre de très longue haleine entreprise depuis 1977. Ce chapitre traite du mal, le tout dernier traite, quand même, du bien… C’est un essai qui apporte beaucoup d’éléments pour une morale sans transcendance ; on y percevra même, sans référence, des échos kropotkiniens qui ne tiennent pas à la seule similitude du titre avec celui du dernier ouvrage, inachevé, de Kropotkine.

L’inhumanité de l’humanité 

Dans ce que Morin appelle la "barbarie intérieure" ou Sloterdijk la "bestialité", il faut encore faire un partage. Bestialité n’est pas animalité. Si la seconde comporte bien, selon Darwin, la cruauté nécessaire à la lutte pour la vie, la première ajoute une particularité purement humaine : la conscience de faire mal, et potentiellement la satisfaction et le sentiment d’intensité qu’elle apporte. C’est cet excès-là qui constitue l’inhumanité de l’homme, ce qu’on pourrait considérer comme le mal absolu. Quand Marcel Gauchet évoque un absolu de l’homme, un absolu terrestre ("pour désigner l’indérivable, l’irréductible, l’intransigeable,") (14), il n’évoque pas l’expérience du mal. Dans sa réponse par contre, Luc Ferry énonce comme "disposition à la métaphysique" cette surnaturalité dans l’être humain qui se traduit par deux phénomènes observables (qui seraient "la croix et la bannière pour les matérialistes" ! ) : l’amour désintéressé et "le phénomène du mal, du démoniaque, la capacité à être dans ce que les théologiens appelaient jadis la méchanceté", phénomènes qu’il pense non réductibles à la logique naturelle (p. 101). Ce qui amènera Gauchet à admettre que "l’amour et la haine sont des expériences spécifiquement humaines" par lesquelles nous approchons "du centre mystérieux qui est à la source de la spécificité humaine" (p. 115).

A propos de cette "méchanceté", Sloterdijk parle de l’homo inhumanus, Morin de l’homo demens, indissociable de l’homo sapiens. Le dernier cite Romain Gary, selon qui "le mot humanité comporte inhumanité : l’inhumanité est une caractéristique profondément humaine". Elle implique une démarche déterminante : exclure l’autre de l’humanité, de l’espèce humaine. Lui dénier cette appartenance pour des raisons ethniques ou raciales et, comme confirmation incontestable, le réduire à un état d’inhumanité par des traitements impitoyables et dégradants.

Il y a là une des raisons de revenir à cette notion si usée et contestée d’humanisme : affirmer la valeur intrinsèque de l’être humain, en reconnaissant ce qu’il a été capable de réaliser pour comprendre le monde et affronter sa condition. En reconnaissant aussi les taches aveugles de sa barbarie, et les voies qu’il a cherchées pour y résister. L’humanisme comme effort pour tirer l’homme de la barbarie. L’énigme du mal sans Dieu ni Diable. C’est encore cette confrontation dont j’ai parlé avec les œuvres artistiques, littéraires, scientifiques pour dégager sens, valeurs et repères , ce travail de recomposition au-delà du religieux qu’invoque Gauchet, à travers "l’expérience esthétique, et de manière plus vaste l’expérience imaginaire, l’expérience de la connaissance, l’expérience psychologique de soi". Dans une traversée qui sera forcément jalonnée d’œuvres pleines de bruit et de fureur...

Il faut y ajouter la réflexion sur l’histoire elle-même, les histoires, le lien renoué avec des entreprises pour rendre le monde habitable, et le constat de certaines impasses.
La morale qui est impliquée par cette attitude, et qui n’a besoin d’aucun fondement transcendant, est une morale de solidarité, qui prend sa source dans ce qu’il y de vivant et de naturel dans l’homme. Dans L’Ethique (15), Kropotkine soutient que la solidarité est une loi de la nature, et que le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les animaux qui vivent en société. C’est l’idée qu’il a longuement poursuivie dans L’Entr’aide (16) en reprenant un aspect de la pensée de Darwin qu’il considère comme négligé par ses continuateurs, en faveur de la seule lutte pour la vie : que l’instinct social est un instinct particulier, développé par la sélection naturelle "en raison de son utilité pour la conservation et le bien-être de l’espèce". Sans cet instinct social ou instinct de sociabilité, "aucune espèce animale n’aurait pu survivre dans la lutte pour l’existence contre les forces rigoureuses de la nature". Il y voit le fondement scientifique de la morale et, s’inspirant de Guyau, définit l’éthique comme un enseignement des moyens par lesquels peut être atteint "le but posé par la nature elle-même : l’accroissement et le développement de la vie. L’élément moral dans l’homme n’a donc besoin ni d’une contrainte, ni d’une obligation coercitive, ni d’une sanction d’en haut : il se développe en nous en vertu du besoin même de vivre d’une vie pleine, intense et féconde." (L’Ethique, p.376-377).

De cet élan, stimulé par l’attrait de la lutte et du risque, surgit un surcroît, un excès d’énergie qui, au-delà des besoins et des intérêts individuels, s’investit dans l’existence collective en dévouement, amitié, participation à l’activité intellectuelle et artistique.
S’il y a des réserves à faire sur l’idée d’un fondement scientifique de la morale, nous n’en trouvons pas moins dans cette conception d’un instinct social un appui concret pour une morale de la liberté qui implique que la liberté de chacun est indissociable de la liberté des autres. L’idée d’une disposition naturelle à la solidarité s’exprime également chez Edgar Morin dans le concept de reliance qu’il met lui aussi en tension avec la lutte pour la vie. "On ne saurait ignorer que la nature physique impose sa cruauté à la nature vivante, que celle-ci produit sa propre cruauté dans ce qu’il faut appeler darwiniennement la lutte pour la vie, encore que les reliances coopératives sous formes de symbioses et de sociétés soient omniprésentes dans cette lutte" (Ethique, p. 214). L’acte moral est un acte de reliance, "reliance avec autrui, reliance avec une communauté, reliance avec une société et à la limite avec l’espèce humaine". Il en arrive de son côté à dire que les sources (qu’il distingue des fondements) de l’éthique sont naturelles, dans le sens où elles sont antérieures à l’humanité, inscrites dans l’organisation biologique de l’individu. Autrui, dit-il encore, est une nécessité vitale interne. La morale de la solidarité, il l’envisage comme une morale de la compréhension, s’opposant à toute exclusion de l’autre hors de l’humanité, et une morale de résistance à toute forme d’organisation et d’idéologie qui justifierait cette exclusion.

L’humanisation de l’homme 

De telles perspectives appellent un retour sur cette nature contre laquelle doit nous protéger la civilisation. Si celle-ci doit lutter sans cesse contre les puissances de destruction et contre les instincts de mort, elle trouve dans la nature même et dans l’organisation vivante des structures et des énergies qui tendent à la cohésion, l’union, la pacification. Et si une des tâches de la culture est d’"apprivoiser" les pulsions destructrices de l’être humain, elle dispose aussi en lui de ces énergies d’ouverture et de liaison. Qui peuvent contribuer à surmonter "l’inhumanité de l’humanité".
Mais il faut encore risquer un renversement : pacification ne doit pas signifier domestication. Pour faire face au monde, pour résister aux agressions de la vie quotidienne et d’"autruis" pas forcément bienveillants, pour donner un espace à ses désirs et une chance à sa construction personnelle, l’individu a besoin de ses tendances à la séparation et de ses pulsions agressives. Ce sont les conditions d’une morale d’autonomie. Il en va de même sur le plan collectif : Bakounine en tête, les anarchistes ont misé sur les énergies destructrices - et la joie de détruire, joie créatrice - pour faire place à un nouvel ordre social. Le fait est qu’il n’y a pas de lutte collective possible sans mobilisation des forces d’agressivité. C’est dans le cadre d’une lutte armée que se pose - après les sinistres expériences de "l’ère de l’épouvante", la question des débordements de la violence.

Quelques certitudes cependant se sont dégagées. Que ce sont les systèmes les plus autoritaires qui ont le plus propagé la terreur sous toutes les formes. Et que c’est la soumission aveugle à l’organisation hiérarchique qui a le mieux servi cette propagation. La longue et permanente réflexion menée par la pensée libertaire sur la violence, sur la fin et les moyens, montre la conscience qu’elle a de l’enjeu (17). Dans l’éventualité d’une guerre civile, et selon les conditions économiques, politiques, géographiques, on ne peut exclure que sous la pression des frustrations subies et des injustices endurées, dans l’entraînement de la violence, pulsions de mort et désirs de vengeance ne débordent. Mais on peut affirmer aussi que rien, dans la pensée et les méthodes d’action libertaires, ne prédispose à la "barbarie intérieure" dans le sens de volonté d’avilissement et d’anéantissement de l’autre. Tout au contraire s’y oppose : reconnaissance de la liberté d’autrui, de la nécessaire solidarité, refus de toute idéologie de domination et d’exclusion.

La volonté de culture de soi, mise en avant déjà dans l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, rejoint le projet de retrouver et réactiver ce qui dans la culture a tenté de tirer "le meilleur de l’homme". Le pessimisme, par rapport à la réussite d’une "humanisation" générale n’a pas manqué, en particulier autour du pôle individualiste de l’anarchisme. Il est contrebalancé, dans l’anarchisme social, par la confiance dans les potentialités créatrices, toujours renouvelables, de la vie.
Une dernière citation, de Morin encore (Ethique, p. 181) : "Si l’éthique laïque a perdu la croyance quasi providentielle dans un Progrès conçu comme loi de l’histoire humaine, elle peut, elle doit garder l’idée de Lessing que l’humanité est améliorable, sans pour autant croire qu’elle va nécessairement s’améliorer". »
 

René Fugler

Article paru dans le N°14 "Ni dieu ni maitre" (Printemps 2005) de la revue Réfractions

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1 - Danièle Sallenave, dieu.com, Gallimard, 2004
2 - 1927, traduction de Marie Bonaparte en 1932, reprise aux PUF en 1971. Nouvelle traduction par un collectif sous la direction de Jean Laplanche dans le tome 18 des Œuvres complètes, même éditeur, 1994.
3 - 1930. Publié aux PUF en 1971, puis dans une nouvelle traduction ("Le Malaise dans la culture") dans le tome 18 des Œuvres complètes.
4 - L’Irréligion de l’avenir, Etude sociologique, 1900 ,7e édition (la première est de 1887), p. 167 et suivantes. L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, (1885), plus connue, a été rééditée en 1985 par Fayard, dans une collection dirigée par Michel Serres. Jordi Riba lui a consacré un essai, La Morale anomique de Jean-Marie Guyau (L’Harmattan, 1999). Nietzsche était un lecteur attentif de Guyau.
5 - Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la "Lettre sur l’humanisme" de Heidegger, éditions Mille et une nuits, 2000, p. 7.
6 - Jean-Claude Guillebaud, écrivain chrétien et collaborateur du Nouvel Observateur, ouvre son essai Le goût de l’avenir (Points Seuil, 2003) par un chapitre sur le retour du mal. Il constate que ce sont surtout des théologiens qui traitent le sujet. Entre-temps, Jean Baudrillard, Michel Serres, Alain Badiou ont publié sur ce thème.
7 - 1988, en traduction aux éd. Payot et Rivages, 1999 et 2003 (poche). Anders est surtout l’auteur de L’Obsolescence de l’homme, dont le 1er tome (Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle) a été traduit pour l’Encyclopédie des nuisances en 2002. Il a été le premier mari de Hannah Arendt.
8 - Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1991.
9 - Calmann-Lévy, 1995.
10 - L’ère de l’épouvante. Folie meurtrière, terreur, guerre. Gallimard, NRF essais, 2002.
11 - Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), éd. du Cerf, 1990.
12 - Hans Jonas, Souvenirs (2003), Payot et Rivages, 2005. Il a écrit sur le même thème Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive. (1987), Rivages Poche, 1994.
13 - Ethique, Seuil, 2004. Ce dernier volume vient plus précisément en complément du tome 5, L’identité humaine (Seuil, 2001) tout en retissant des liens avec l’ensemble de sa recherche. On retrouve d’ailleurs sur la couverture la petite flamme de notre n° 11… mais elle est cette fois sur la bouteille.
14 - Luc Ferry, Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Grasset, Nouveau Collège de philosophie, 2004.
15 - Librairie Stock, 1927. La Morale anarchiste, parue en 1889, a été récemment republiée en brochure par le groupe de Fresnes Antony de la Fédération anarchiste, et en antibrochure (elle s’effeuille à la première lecture) par Mille et une nuits, en mai 2004. Sur la Morale de Kropotkine, on peut lire dans le n° 13 de Réfractions l’article de Julio Carrapato, "Question d’éthique".
16 - L’Entr’aide. Un facteur de l’évolution, Librairie Hachette, 1906.
17 - Voir, entre autres, le n° 5 de Réfractions : "Violence, contre-violence, non-violence anarchistes" (2000).

 

★ Cruauté du monde, cruauté de l’homme
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L'indignation à géométrie variable et le deux poids deux mesures sont aussi l'une des manifestations de la barbarie. On en a un exemple frappant avec la guerre d'Algérie (que les gens de ma génération voire de la précédente n'ont pas connue) : la lutte entre deux formes d'oppression. Aux exactions commis par l'armée française répondaient celles commises par le FLN (le massacre d'Oran de 1962 correspond a la définition de crime contre l'humanité) et réciproquement. Ce sont toujours les populations civiles qui paient le prix de la folie des dirigeants. Et on en a encore la preuve avec la guerre en Ukraine où les dirigeants des deux bords jouent avec la vie des gens.<br /> La seule éthique acceptable est la suivante : rien ne justifie des violences aveugles , qu'elles viennent d'individus isolés ou de groupes organisés, qu'elles viennent du pouvoir en place ou d'opposants au pouvoir en place. Une victime est toujours une victime.
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