★ Histoire des mots prolétaire et prolétariat

Publié le par Socialisme libertaire

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« Les mots prolétaire et prolétariat sont assez récents dans la langue française, puisque le premier ne figure dans le Dictionnaire de l’Académie que depuis sa 6e édition (1835) et que le second n’y est entré que dans la septième (1878). Prolétariat est une création toute moderne, directement dérivée du latin proletariusle prolétaire ») à l’aide du suffixe -at, qui sert à former des substantifs masculins désignant une conditions (un état) : le célibat, le salariat, etc.

L’origine du mot prolétaire remonte en revanche au vie siècle avant l’ère vulgaire : utilisé durant toute l’antiquité romaine, il a connu une éclipse de plus de mille ans, avant d’être remis en usage à partir de la Révolution française. Le mot latin proletarius. Suivant Cicéron (République, II, 40), le mot latin proletarius, qui est dérivé de prolesla lignée, les petits, la famille »), aurait été inventé par le sixième roi de Rome, Servius Tullius (579-535), pour désigner, dans le cadre de sa réforme de l’organisation censitaire et militaire du royaume, « ceux qui possédaient moins de 1 500 as [pièces de bronze dont le poids est progressivement passé de 324 à 20 grammes] ou qui n’avait comme cens que leur seule personne, afin de faire comprendre qu’on attendait d’eux qu’ils fussent pour ainsi dire prolifiques en donnant des enfants à la cité ».

L’érudit Aulu-Gelle (IIe siècle) précise que les autorités de l’État n’avait pas grande confiance dans le patriotisme des prolétaires et, a fortiori, dans celui des capitecensiceux qui n’ont pour cens [census] que leur tête [caput, capitis] »), qui formaient une catégorie sociale (une sous-classe) encore inférieure, une sorte de sous-prolétariat ou de Lumpenproletariat (Nuits attiques, XVI, 10) :

« Dans la dernière classe du peuple romain, les citoyens les plus pauvres, qui ne déclaraient pas au cens plus de 1 500 as, furent appelés prolétaires ; et ceux qui ne déclaraient rien ou presque rien étaient appelés capitecensi : au-dessous de 375 as, ils appartenaient à cette dernière catégorie. Or, la fortune et le patrimoine du citoyen étant pour l’État une sorte de garantie, le gage et le fondement de l’amour de la patrie, on n’enrôlait les gens de ces deux classes que dans un extrême danger, parce qu’ils ne possédaient rien ou peu de chose.
Toutefois, le nom et la position des prolétaires était un peu plus honorables que ceux des capitecensi : dans les temps difficiles, quand la jeunesse manquait, on les incorporait dans une milice formée à la hâte, et on leur fournissait des armes aux frais de l’État : leur nom n’était pas pris du recensement de leur tête ; plus heureux, il rappelait qu’ils étaient destinés à donner des enfants à la patrie. L’exiguité de leur patrimoine ne leur permettant pas de venir en aide à l’État, ils contribuaient du moins à peupler la cité
».

La renaissance moderne du mot prolétaire et l’invention du terme prolétariat.

À l’exception d’une occurrence dans la traduction par Raoul de Presle (vers 1380) de la Cité de Dieu d’Augustin (« prolectaires laissiez en la cite de Rome pour engendrer enfanz »), où il est pris dans son acception antique, le mot prolétaire est inusité en français jusqu’à la Révolution de 1789, où il fait quelques timides apparitions : cette année-là, on le trouve utilisé dans les débats parlementaires par Dupont de Nemours (« des citoyens prolétaires, quittes envers la patrie, quand ils lui ont donné des enfants ») et par le très original Anacharsis Clootz (« les bornes qui séparent les prolétaires des citoyens actifs »).

C’est dans le deuxième quart du XIXe siècle, dans les milieux socialistes, que le terme devient plus courant, à l’époque même où sont créés les néologismes communisme, socialisme et anarchisme (voir L’Éclat n°2, p. 8 et n°3, p. 10). En 1825, Saint-Simon emploie par exemple l’expression de « classe prolétaire » sans se référer à la Rome antique et, en 1832, Leroux (l’inventeur du mot socialisme) publie un article intitulé « De la nécessité d’une représentation spéciale pour les prolétaires ». Cela suffit pour qu’en 1835, la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie ajoute la remarque suivante à la définition de « Prolétaire. S. m. Terme d’Antiquité romaine » :

« Il se dit, par extension, dans les États modernes, de ceux qui n’ont ni fortune ni profession suffisamment lucrative ». À la même époque, dans De la philosophie et du christianisme (1832), Leroux emploie aussi le néologisme prolétariat dans les deux acceptions de « condition de prolétaire » et de « classe des prolétaires » (il désigne ainsi chez lui « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », ainsi que la condition sociale moderne comparable à « l’esclavage antique » et au « servage ») : « l’abolition de la noblesse, affirme-t-il, n’est qu’un prélude et un acheminement à l’abolition du privilège de la bourgeoisie, à l’élévation du prolétariat ».

La diffusion des mots prolétaires et prolétariat.

En France, ce néologisme n’a cependant pas été immédiatement adopté : Proudhon, par exemple, ne paraît pas l’avoir utilisé avant 1852 (« La classe moyenne se compose des entrepreneurs, patrons, boutiquiers, fabricants etc., vivant comme les prolétaires, mais se distinguant du prolétariat en ce qu’ils travaillent à leur compte »). Mais en Allemagne, dans le Manifeste du parti communiste (1847), Marx, qui était un grand lecteur de Leroux, a non seulement employé le terme prolétaire à longueur de pages (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »), mais aussi le mot prolétariat, pour désigner tantôt l’ensemble des ouvriers, qu’il appelle aussi « le prolétariat industriel », tantôt « la masse des travailleurs », à qui « l’on compte son salaire » : « La société tout entière se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat ». Avec ses deux premières parties respectivement intitulées « Bourgeois et prolétaires » et « Prolétaires et communistes », le Manifeste fut publié à Londres en janvier 1848 : souvent réédité en Suisse, en Angleterre et en Amérique, il fut traduit en français en mai 1848, en 1872 et en 1886 ; en anglais en 1850, en 1872 et deux fois encore avant 1888 ; en danois, deux fois avant 1885 ; en polonais, en arménien (1886) et en russe, la première fois par Bakounine (1863), la seconde par Véra Zassoulitch (1882). Ce sont assurément ces éditions diverses et ces nombreuses traductions qui ont le plus contribué à la diffusion des mots prolétaire et prolétariat en France, où le second est admis par l’Académie en 1878, puis dans le monde entier ; et qui ont permis la création de nouveaux dérivés : l’adjectif prolétarienNE, apparu lors de la Commune de Paris (« révolution prolétarienne »), le verbe se prolétariser et le substantif prolétarisation employés dès les premières années du XXe siècle. Cette diffusion, assurée par les différentes internationales communistes et relayée par leurs sections, a été telle que les mots prolétaire et prolétariat existent aujourd’hui dans toutes les langues du monde. »

 

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