★ Histoire des mots anarchie, anarchiste et anarchisme
« Le mot anarchie a directement été emprunté à la langue grecque (ἀναρχία, anarkhia), où il désigne toujours en mauvaise part « l’état d’un peuple régulièrement dépourvu de gouvernement » (Hérodote, Histoires, IX, 23), « l’absence ponctuelle de chef » (Xénophon, L’Anabase, III, 2, 29), « le manque d’autorité » (Sophocle, Antigone, v. 672) ou « le refus d’obéissance » (Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 1030) : chez Aristote (Politiques, 1302b 29), anarkhia est ainsi associé à ataxia (« le désordre ») ; et chez Platon (République, VIII, 565e 2-5 et IX, 575a 2), où il est opposé à eleutheria (« la liberté »), il est associé à anomia (« l’absence de loi »), anaïdeïa (« l’impudence »), asôtia (« la débauche ») et hubris (« la démesure »). C’est un dérivé nominal de l’adjectif anarchos (« sans chef »), qui apparaît déjà dans les poèmes homériques pour désigner des soldats esseulés à la mort de leur chef (Iliade, II, v. 704). Cet adjectif est formé de la particule privative a(n)- (« qui n’est pas, qui n’a pas ») et du substantif arkhos (« le chef » et « l’anus »), lequel est à son tour un nom d’agent dérivé du verbe arkhô (« commencer » et « commander »). Le mot anarchia n’est pas attesté en latin classique, où anarchos ne signifie plus « sans chef » comme en grec, mais « sans commencement » (Ambroise, Hexameron, I, 3, 8). En latin médiéval, où il est très rare, le terme est mal compris : à la suite d’une fausse étymologie (la particule privative a(n)- est généralement prise pour la préposition ana et glosée par circum, « autour », « à l’entour »), il est rendu par circularis principatus (« commandement circulaire ») chez Albert le Grand (Politiques, VI, 4e-f), qui parle aussi d’anarchia servorum (« l’anarchie des serfs ») pour désigner « la domination que les serfs exercent malgré eux les uns sur les autres ». Cette confusion est sans doute à l’origine de la curieuse signification qu’a le terme anarchie dans sa première occurrence en français (1374), où il désigne le pouvoir exercé par des serfs affranchis (Oresme) : « Anarchie est quant l’on franchist aucuns serfs et met en grans offices ».
Depuis la Renaissance (Rabelais donne par exemple le nom d’Anarche au ridicule roi des Dipsodes noyé dans la pisse de Pantagruel), le mot est généralement pris dans les mêmes acceptions péjoratives qu’en Grèce : « État qui n’a point de chef véritable » (Furetière, 1690) et « désordre produit dans un état par l’absence de gouvernement ou la faiblesse des gouvernants » (Cotgrave, 1611). L’on peut ainsi regarder cette maxime du très réactionnaire Bossuet (Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, 1741, I, 13) comme représentative de la conception de l’anarchie sous l’Ancien régime : « De ce que l’ordre est meilleur que la confusion, je conclus qu’il n’y a rien de pire que l’anarchie, c’est-à-dire de vivre sans gouvernement et sans lois ». Même à l’époque des Lumières, le communiste Mably fait de l’anarchie l’un des deux maux (l’autre est l’oligarchie) qui menace « la liberté, sans laquelle il n’est point de bonheur dans la société » (Des droits et des devoirs du citoyen, 1758) : « Si, au contraire, les citoyens après avoir rendu l’autorité méprisable, parviennent à ne plus craindre ni respecter les magistrats, on tombe dans l’anarchie. La licence de tout faire produit tous les abus [...] : les passions deviennent atroces ; chaque cabale a son chef qu’elle regarde comme son protecteur et son vengeur, et il s’élève un tyran sur les ruines de l’anarchie ». Telle est encore la conception qui sous-tend déjà l’article « Anarchie » que le très progressiste Diderot a rédigé pour L’Encyclopédie (1751) : « C’est un désordre dans un État, qui consiste en ce que personne n’y a assez d’autorité pour commander et faire respecter les lois, et que par conséquent le peuple se conduit comme il veut, sans subordination et sans police » ; et le bon Rousseau n’est pas plus tendre pour l’anarchie au chapitre IX de ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1771). Par extension, ce terme péjoratif en est ainsi venu à désigner tout désordre et toute confusion dus à un défaut d’organisation, à l’absence de lois, de règles ou de principes directeurs, tant sur le plan politique (le libéralisme et le suffrage universel sont taxés d’anarchies par Maine de Biran en 1817 et par Saint-Priest en 1831), que socio-économique (Fourier, 1830 : « anarchie de la presse » et « anarchie mercantile » ; Villeneuve-Bargemont, 1845 : « anarchie sociale » ; Blanc, 1845 : « anarchie industrielle » ; et Jaurès, 1901 : « anarchie du marché »), physiologico-médical (« anarchie ventriculaire »), intellectuel (Blondel, 1893 : « anarchie esthétique » opposé à « dogmatisme intellectuel »), moral (De Staël, 1807), psychologique (Ricœur, 1949 : « anarchie émotionnelle »), esthétique (Proust, 1921 : « anarchie littéraire ») ou religieux (Pastoret, 1797, qui appelle l’athéisme « l’anarchie religieuse »). Comme on le verra plus loin, la valeur du mot anarchie est restée toute négative, jusqu’à ce que des révolutionnaires du XIXe siècle s’en soient emparés et l’aient employé pour désigner la théorie et la pratique de l’égalité sociale, c’est-à-dire la doctrine et le mouvement libertaire.
Au substantif anarchie se rattache l’adjectif anarchique (« qui présente les caractères de l’anarchie », « qui n’est pas organisé, qui n’obéit à aucune règle, à aucun ordre déterminé », « qui appartient à l’anarchisme », « qui est favorable à l’anarchie »), lequel apparaît dès 1593 (Satyre Ménippée). Si chez Maurras (1914 : « organisations anarchiques ») et Sorel (1908 : « tendances anarchiques »), le terme signifie encore « favorable à l’anarchie », il a été supplanté, dans cette acception, par l’adjectif anarchiste, qui est longtemps resté tout aussi péjoratif. Ce dernier ne remonte pas plus haut que la Révolution française, à l’instar de sa forme nominale, employée pour la première fois au cours de débats constitutionnels dans l’acception de « fauteur de troubles » (1791). C’est une insulte, dit Robespierre, que « tous les fripons » jettent à la face des « défenseurs du peuple » (1792), dont les Girondins se servent pour désigner les Jacobins (« le coin des anarchistes ») et que les Montagnards utilisent à leur tour pour fustiger les Girondins. C’est alors un synonyme de terroriste, néologisme créé en 1794 pour désigner les partisans de la Terreur : en 1797, Deleville fait ainsi compléter le serment de « haine à la royauté » par le volet « haine à l’anarchie ». Au procès de Babeuf (1797), l’accusateur Viellart s’en prend aux « fils de l’anarchie » (les Égaux) qu’il accuse d’être « des conspirateurs sanguinaires » qui ne reculent pas devant le meurtre, de « prêcher la loi agraire » et « d’inciter au pillage des propriétés » : son réquisitoire contient de la sorte un premier « programme anarchiste ». Mais ce terme péjoratif a alors une extension si large qu’il peut également désigner les partisans de la monarchie ou de l’individualisme. Dans le Journal des débats (13 floréal an VI), le Directoire définit en ces termes le mot anarchiste : « Par anarchistes, le Directoire exécutif entend ces hommes couverts de crimes, entachés de sang et engraissés de rapines, ennemis des lois qu’ils n’ont pas faites et de tout gouvernement où ils ne gouvernent pas, prêchent la liberté et pratiquent le despotisme, parlent de fraternité et égorgent leurs frères, et se targuent de désintéressement en partageant leurs dépouilles ».
C’est avec la création du vocable anarchisme (« doctrine et mouvement politiques visant à l’établissement de l’égalité réelle par la suppression de l’État ») que les mots de la famille d’anarchie sont pour la première fois susceptible d’une connotation favorable. Les dictionnaires sont cependant très insuffisants à son endroit : Littré l’ignore carrément, tandis que Lexis en situe la première apparition en 1839 et le TLF en 1840, sans que nul n’en mentionne toutefois d’occurrence antérieure à 1892 (Goncourt, Journal), alors que le mot figure déjà dans deux titres des années 1880 : Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, 1885 et Deville,
L’anarchisme, 1887 et 1891. En fait, le terme, formé à l’aide du suffixe -isme, qui désigne une doctrine ou un mouvement politique ou culturel, est bien plus ancien, puisqu’il est contemporain des néologismes socialisme (1833) et communisme (vers 1839) : il figure en effet dans la septième édition du Dictionnaire universel de Boiste (1835) : « Système, opinions anarchistes ». Il n’est pas impossible qu’il faille en attribuer la paternité à Nodier (ou à son entourage), qui fut tout à la fois l’auteur de Jean Sbogar (1818 et 1820), roman fondateur de l’anarchisme romantique réédité en 1832 (« La société, c’est-à-dire une poignée de patriciens, de publicains et d’augures, et de l’autre côté, le genre humain tout entier dans ses langes et dans sa misère »), et le réviseur du dictionnaire de Boiste. Quoi qu’il en soit, le mot ne paraît pas avoir d’emblée rencontré un franc succès, puisqu’il n’obtient un franc droit de cité qu’à la fin du XXIXe siècle, comme en témoignent des publications de l’époque étrangères au mouvement anarchiste, comme Anarchisme et socialisme (1897) du communiste autoritaire Plékhanoff et L’anarchisme et le combat contre l’anarchisme au point de vue de l’anthropologie criminelle (1897) du très légaliste Van Hamel. Il faut dire qu’en 1840, le premier à avoir déclaré publiquement et fièrement « je suis anarchiste », Proudhon, a désigné sa doctrine du nom d’anarchie et non d’anarchisme (métonymie de l’effet pour la cause), dans l’ouvrage qui doit être considéré comme le premier manifeste anarchiste : Qu’est-ce que la propriété ? C’est dans cet essai que, bien avant Reclus (« L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre »), il a dissocié les idée d’ « anarchie » et de « désordre » (« la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie ») et a donné au terme anarchie une signification plus précise et positive : « Anarchie, absence de maître, de souverain, telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l’habitude invétérée de prendre l’homme pour règle et sa volonté pour loi, nous fait regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos ». Depuis Proudhon, qui révolutionna sinon la société, du moins l’usage linguistique, les mots anarchie, anarchiste et anarchisme n’ont ainsi plus été employés en mauvaise part que par les adversaires du communisme libertaire.
À la fin du XIXe siècle, est donc déjà en place le dispositif sémantique qui prévaut aujourd’hui encore : au sens propre, anarchie désigne l’organisation sociale égalitaire qui est le but poursuivi par les anarchistes (Malatesta, 1907 : « état d’un peuple qui se régit sans autorités constituées, sans gouvernement »), anarchisme la théorie et la pratique élaborées pour l’atteindre, anarchiste (substantif) le partisan de l’anarchie et de l’anarchisme et anarchiste (adjectif) qualifie ce qui est conforme à l’anarchie ou à l’anarchisme ; au sens figuré (trivial), anarchie désigne encore ce qui est dénué d’ordre, c’est-à-dire ce qui est anarchique ; au sens figuré (métonymique), anarchie est enfin synonyme d’anarchisme. Cela ne signifie nullement que la signification de ces termes soient restée figée depuis plus d’un siècle, car les conceptions de l’anarchie et de l’anarchisme n’ont bien entendu pas cesser d’évoluer et de s’affiner. Mais cette évolution sémantique ne relève plus tant de l’histoire des mots que de celle des concepts. »