★ PSYCHANALYSE ET ANARCHIE
★ Psychanalyse et anarchie :
une dialectique qui ne va pas de soi pour beaucoup et pourtant…
« L’essai avait été tenté et réussi en son temps par les compagnons, Lessage de Lahaye, Dadoun et Garnier (Psychanalyse et Anarchie - Atelier de création libertaire). Pour autant, dans leurs milieux spécifiques, l’alliance n’a pas toujours bonne presse, portée par les méconnaissances et les préjugés qui les suivent partout où elles aillent : l’anarchie relèverait du désordre et de l’anomie, la psychanalyse serait soit au service de la normalisation et de la soumission au pouvoir et à l’autorité, soit relevant d’une croyance avec ses propres gourous visant un asservissement, un de plus, basé sur le patriarcat.
« Le Moi n’est pas maître dans sa maison » énonce le psychanalyste. Les anarchistes, qui se souhaitent sans dieu ni maître, acceptent difficilement l’idée d’une instance en eux fut-elle inconsciente, qui les agissent, malgré eux. Ils ne sont pas seuls dans cette difficulté épistémologique. Par ailleurs, la construction historique du socialisme est basée sur l’espoir que la conscientisation de la classe ouvrière garantira son émancipation. L’accent mis par la psychanalyse sur l’inconscient et sur l’insu au fondement même du psychisme humain et des relations sociales froisse cet espoir.
La psychanalyse (dans ses conceptions freudiennes et lacaniennes, se méfie de tout idéologie qui pourrait prendre la forme d’un imaginaire leurrant qui viendrait enfermer le sujet (et le collectif) dans un fantasme d’unité. Au fantasme d’unité (du sujet ou du groupe) qui comporte un risque d’indifférenciation et de la primauté de l’imaginaire, elle oppose l’incomplétude et la pluralité : la reconnaissance de l’autre en soi est une garantie du devenir. Ainsi sans être apolitique, les associations psychanalytiques sont peu engagées dans les mouvements sociaux : leur champ d’action étant, pour l’essentiel, la demande d’un sujet.
Aussi les rencontres entre les deux pensées ne sont pas évidentes, bien qu’elles s’engagent et se soutiennent d’une même visée de désaliénation. « En anarchie » comme « en psychanalyse » reconnaître son aliénation est la condition d’une possible liberté.
Cet écrit vise à repérer les points communs entre les deux discours à partir de leurs aspirations, à déconstruire ces préjugés qui sont à situer du côté de la croyance et de l’arbitraire, deux fonctions aliénantes dont pourtant, pour l’anarchie comme pour la psychanalyse l’enjeu est de se départir. Cela ne dispense pas du constat qu’il puisse y avoir chez des anarchistes quelque aspirations nihilistes ou désorganisées, et chez certains psychanalystes des postures de maîtres en emprise visant l’aliénation, ou chez d’autres une visée de normalisation sociale. Ces constats ne font pas la règle et ne délimitent pas ces deux champs de pensées dont je pose le postulat qu’ils ont un même but : la liberté individuelle et collective par un travail par et sur la culture, c’est-à-dire par et sur ce qui lie les hommes les uns aux autres et les font humains.
L’une des questions fondamentales posée par l’un et l’autre est bien la question du lien : un lien qui fait sujet et collectif, qui lie mais ne doit pas aliéner : un lien qui libère. Aussi sont-elles toutes deux, de leur place différente mais avec des possibilités de rencontre, inscrites dans une démarche qui vise la désaliénation, l’émancipation et la possibilité créatrice.
Psychanalyse, anarchie, sujet et organisations sociales
Dans Actualités anarchistes n°959 (26 mai-1er juin 1994) : Philippe, aidé de Jean François, du groupe du 13ème arrondissement de Paris, fait le lien entre la démarche psychanalytique et les principes de bases de la Fédération Anarchiste [1]. Il y rend compte de points communs forts mais surtout de visées communes de créativité, en lien avec la poiesis : le refus de l’uniformisation, de l’autorité arbitraire des maîtres et de leurs violences assujettissantes et la volonté affirmée d’inventer sa vie et les normes sociales du vivre ensemble (qui seront égalitaire). Un refus absolu donc d’un institué arbitraire et dominateur qui efface le sujet et les groupes et les possibles autodéterminations, dans « une increvable révolte ». Le lien est fait avec la démarche psychanalytique qui va tenter de comprendre les relations d’assujettissement, de violences mais également de servitude volontaire en se référant à Freud, Lacan et Legendre et en affirmant que « La psychanalyse, sur un plan individuel, est en principe faite pour cela : faire barrage à la jouissance dévoyée, destructrice du désir, à ce qui efface, désubjective, dédifférencie, livre aux pulsions « barbares », à la pulsion de mort. Sur un plan collectif, il me semble que l’anarchisme vise des buts semblables. [2] »
L’anarchie, vise un « ordre sans le pourvoir », un espoir de rupture avec la construction d’une société des maîtres inégalitaire dont la cause, ou l’effet est à repérer dans la hiérarchisation des relations économiques et sociales qui créent rapport de dominations et de soumission, violences systémiques sur les plus faibles. Ce refus d’une soumission à l’autorité instituée et la volonté de construire des relations égalitaires mais différenciées (dans lesquelles un sujet ne s’efface pas dans le collectif mais l’agit tout autant qu’il est agi par lui) est une pensée en rupture avec ce que les humains, jusque-là, ont construit. Cette pensée nécessite, au regard de l’histoire une ténacité et un optimisme forcené. L’anarchisme, dit Eduardo Colombo, par son refus de l’autorité et de la domination, vient attaquer « une relation cachée dans un coin obscur de la vie de chacun, là ou somnole la soumission inconsciente à l’autorité sociale » [3]
Mais qu’est-ce que, vraiment, la psychanalyse et en quoi peut-elle soutenir, comme je l’ai avancé, une démarche anarchiste ?
La psychanalyse est une méthode d’investigation et de traitement des névroses, mais également une théorie de la psyché et du sujet humain pris dans le social. Cette théorie fait l’hypothèse de l’inconscient, du refoulement et d’une logique pulsionnelle à l’œuvre qui fait conflit. Également d’une vie psychique qui s’organise entre illusion et réalité.
Son fondement théorique est l’inconscient et la pulsion, avec des évolutions théoriques, basé sur la pratique, dans ces tentatives d’expliquer le psychisme humain.
L’objet de la psychanalyse est ce qui rend singulier tout parcours, du fait de la plasticité des pulsions et, au-delà des déterminations sexuelles [4], sociales et physiologiques qui font normes, les identifications diverses et non déterminées qui engagent le processus de subjectivation au-delà des identités sexuelles normées [5]. Dans la cure ou la rencontre thérapeutique, elle ne vise ni normativité ni éradication des symptômes mais un rapport nouveau du sujet à son inconscient et à ses effets, à partir de ce qu’il découvre de lui de ses assujettissements.
Elle a fait et fait l’objet, comme le rappelle Robert Barande [6], de nombreux procès en idéologie : rejetée à son époque par les autorités morales et sociales car considérée comme subversive et mettant en risque les valeurs et normes religieuses et morales ; revisitée comme réactionnaire par les staliniens souhaitant imposer leur nouvel ordre moral « libérateur ».
Depuis Freud, elle interroge ce qui organise les sociétés humaines, le lien social, et ce qui fonde les phénomènes psychiques qui y sont à l’œuvre. Cette recherche de compréhension de ce qui fait lien, aliène, enferme ou au contraire libère, tant sur le plan individuel (intime, familial) que sur le plan social devrait intéresser au plus haut point les anarchistes qui, sur le plan du politique, engagent les mêmes questions pour pouvoir combattre l’oppression, l’aliénation, l’injustice, l’expropriation de la capacité du plus grand nombre à construire les institutions.
Elle questionne les normes pour en repérer les soubassements psychiques mais n’est ni universaliste ni instrument de contrôle normatif (la norme appartient au discours de la science).
Ainsi nombre de psychanalystes interrogent les soubassements subjectifs du lien social, les constructions subjectives et identitaires des individus et des groupes ou collectifs, les rapports d’autorité et de soumission, les effets imaginaires qui fondent et figent les sociétés hétéronomes (Castoriadis). Freud a ouvert la voie d’une réflexion qui persiste. »
Karine SNEPMAC. Février 2021
Notes :
[1] Actualités anarchistes, n°959 (26 mai-1er juin 1994).
[2] Op.cit.
[3] Eduardo Colombo, Le problème du Pouvoir, Les cahiers psychologie politique [En ligne], numéro 28, Janvier 2016.
[4] La sexualité et son devenir, ancré sur un réel biologique qui fait différence est posé comme une énigme, à laquelle la psychanalyse ne vient pas répondre sur le plan de la norme mais sur le plan du devenir d’une bisexualité psychique et de pulsions dont aucun destin ne s’engage dans le pré-visible. Si elle théorise, elle n’engage pas le développement libidinal dans une trajectoire normative avec des déviances édictées.
[5] Voir à ce propos les articles suivants qui rendent compte des liens entre féminismes et psychanalyse :
- https://www.madinin-art.net/feminisme-et-psychanalyse-lingratitude/
- Laufer, Laurie. « La psychanalyse est-elle un féminisme manqué ? », Nouvelle revue de psychosociologie, 2014/1 n° 17, p. 17-29.
[6] Barande R., « Psychanalyse et idéologie », Pouvoirs, no 11 « La psychanalyse », novembre 1979, p. 105-114.
★ Psychanalyse et anarchie -
Freud, le sujet, la religion et la civilisation
« Il porte dans ses écrits l’ambivalence du pessimiste critique qui œuvre à la liberté et à l’émancipation avec le sentiment lucide du « besoin » ou de la tendance intrinsèque de l’être humain à la soumission et/ou à la domination.
Ces paradoxes feront de lui un « apolitique » quant à son engagement avec un vote lors des élections vers les libéraux (un libéral à l’époque de Freud était un démocrate progressiste). [1]
Loin d’être le chantre du patriarcat que dénoncent ses détracteurs, je pose que Freud, avec Nietzsche participe activement, par sa position critique rationaliste qui vise un dévoilement, à la mort de dieu et à la disparition de la philosophie de l’Un portée par le classicisme. Ainsi en dévoilant la construction des sociétés patriarcale en lien avec le besoin d’illusion et la culpabilité, il démystifie les constructions imaginaires de la société et offre la possibilité d’autres destins. C’est la même démarche psychanalytique qui est à l’œuvre pour le social et le psychique, qui vise à la réappropriation subjective, délestée autant que possible des oppressions et illusions qui aliènent et des symptômes qui font souffrance. La rationalité critique de la psychanalyse a une visée transformatrice désaliénante du sujet et du social.
Déjà dans l’interprétation des rêves Freud repérait que dans nos sociétés patriarcales, « Le père est l’autorité la plus ancienne, la première, il est pour l’enfant l’autorité unique. Tous les autres pouvoirs sociaux se sont développés à partir de cette autorité primitive (à la seule réserve du matriarcat) [2] ».
Avec cette conception phylogénétique le complexe d’œdipe est repéré comme ce qui vient structurer le psychisme dans une société patriarcale. Le phallus, symbole du pouvoir et de la force, entre présence et manque, n’est de sa place que du fait de la configuration sociale qui l’instaure. Cette configuration s’est modifiée depuis, (et tant mieux), avec des effets que les psychanalystes perçoivent et mettent au travail.
La démarche anthropologique de Freud vise à saisir et comprendre ce que sont nos sociétés patriarcales en lien avec le religieux et le besoin d’illusion dans la psyché et dans le social, et pose une question qui doit rester vivante en nous, anarchistes : qu’est ce qui fonde, institue dans l’imaginaire social et individuel, le pouvoir de l’UN ? Qu’est ce qui fonde la loi sociale et la culpabilité qui empêche l’action ?
Il va chercher à démontrer comment se crée un imaginaire collectif, et en quoi la psyché humaine et ses fondements inconscients sont soutenus par cet imaginaire collectif dont elle hérite et qui fonde les rapports de domination. Un imaginaire qui est « un autre en nous » en même temps qu’il fonde le sujet.
Jean Cournut [3], dans un écrit sur les logiques de pouvoir souligne que Freud, dans « Totem et Tabou (1911), formule des hypothèses novatrices sur l’organisation des sociétés humaines, Il a tenté de cerner la pensée magique et la mise en forme instituée des rituels et croyances des individus par les systèmes religieux ; pour Freud, la construction sociale, politique, s’appuie sur le religieux et le besoin de religieux (d’illusion).
Il affirme la dimension mortifère de la religion mais se questionne sur sa fonction, en posant l’hypothèse qu’elle serait nécessaire au groupement humain, anticipant ainsi son écrit : Malaise dans la civilisation. Il énonce la possibilité que tout groupe humain ait besoin d’un totem pour faire collectif, c’est-à-dire d’une dimension sacrée et d’un système de tabou.
Pour le démontrer, Il va s’appuyer, entre autre, sur les invariants anthropologiques repérés : l’interdit de l’inceste et l’exigence d’exogamie et pose l’hypothèse que le social s’origine dans le meurtre du père de la horde primitive : un père non limité par une loi, tout puissant, dans une jouissance illimitée (qui jouit de toutes les femmes) , (Hypothèse à comprendre comme mythe pour la démonstration, un temps logique et non comme vérité historique, bien que se référant à Darwin qui, dans « la descendance de l’homme », se représentait un mâle puissant dominant le troupeau). Un meurtre qui libère les possibilités pour chacun, nécessitant une limitation (construction de règles, dont l’interdit de l’inceste) ; La culpabilité (car les frères, dans l’ambivalence de l’être humain, tuent un père détesté mais cependant aimé) participe des rouages de la mise en place du totémisme à l’origine de la religion. L’hypothèse freudienne est que le meurtre du père despote [4] est au principe de l’avènement des sociétés humaines, des relations fraternelles et des lois qui fondent le vivre ensemble. Des sociétés marquées par le sacré et la culpabilité.
En 1921, dans « Psychologie des foules et analyse du moi », il reprend l’idée de ces sociétés marquées par le sacré et la culpabilité, qui restaureront l’ordre antérieur par le « chef de famille »et instaureront le mythe du héros en idéal du moi.
Freud fonde ici une psychologie sociale qui, tout en étant capable de prendre en compte les comportements réels, inscrit la dimension de la réalité psychique, fantasmatique.
L’étude du sujet comme modèle dans un rapport idéalisé (et dans un besoin d’idéal) sera au centre de ses études sur les groupes hiérarchiques autoritaires : l’armée et l’église. Cet écrit va lui permettre de valider son hypothèse qui est que le phénomène fondamental dans le groupe et dans sa cohésion est le lien libidinal, lien qu’il repère dans la prégnance du chef censé traiter « également » tous les membres de l’organisation et dans le maintien des sentiments positifs à l’intérieur d’un groupe par la projection. Les sentiments négatifs sont projetés à l’extérieur du groupe, vers le dehors : des ennemis réels ou imaginaires en interne (bouc émissaire) ou externe.
Les deux faits repérés renvoient à l’identification au chef et à l’identification mutuelle. L’idée centrale est à repérer dans la phrase « Une foule est une somme d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur Idéal du Moi, et ce sont, en conséquence, dans leur Moi, identifié les uns aux autres » [5].
Tout idéal collectif trouve son efficacité du fait d’une convergence de l’Idéal du moi de chacun des membres de l’ensemble social en question. La fonction de l’idéal du moi est de venir en substitut au narcissisme perdu de l’enfance, en lien avec le sentiment de toute puissance. Cette structure du collectif détermine un lien vertical dans le groupe ( la fonction de l’idéal), et des liens horizontaux.
Est-ce pour autant que le chef est nécessaire et inhérent à tout groupement humain, nous demanderons nous de notre place de militant anarchiste ? Freud ne semble pas loin de le penser. Il écrit dans son étude sur les foules que « tous les individus doivent être égaux entre eux, mais tous veulent être dominés par un seul » [6] et que « le meneur de la masse demeure toujours le père originaire redouté, la masse veut toujours être dominée par une puissance illimitée. » [7].
Constat pessimiste qui ferait de l’humain un être qui a besoin d’être gouverné (ce qu’énonçait déjà la Boétie) ou mise en garde et possibilités offerte de dégagement par dévoilement des chaines qui aliènent ?
Il offre des éléments pour penser la servitude volontaire mais au-delà, il propose la perspective que cette place puisse être occupée par une idée qui va faire du commun, et de la communauté. L’idéal fait lien social, construit du commun, et s’il n’est pas possible de s’en défaire, il est nécessaire de n’être pas dupe des possibles de l’illusion qui fraye avec.
Il faut prendre au sérieux ce besoin de soumission repéré en lien avec une réassurance narcissique et le besoin d’un idéal. La place de l’identification, de l’idéalisation dans la formation et le maintien des groupes est tout à fait essentielle pour saisir les dimensions individuelles et sociales des sentiments d’appartenance et d’identité et donc pour saisir les possibles aliénations des sujets et groupes. La liberté pourrait être alors à trouver dans le pluriel : dans la possibilité de multiplicité d’appartenance et d’une construction hétérogène de l’idéal du Moi, possibilité énoncée par Freud dans une référence à la conflictualité, à l’antinomie qui fait écho à la conception Proudhonienne du conflit comme principe de vie et de mouvement [8].
Elle peut être à trouver aussi, dégagée autant que possible des duperies de l’imaginaire humain, dans des constructions sociales qui ont pris acte de la mort de dieu, qui se déprennent de recherche d’autres idoles et idéologies totalisantes à la place du sacré ; une société qui porte une utopie qui ne permet pas le paradis, mais qui se fonde sur « sa capacité symbolico-instituante » [9] dont l’expropriation par quelques-uns est à l’origine du pouvoir politique de domination (l’hétéronomie). Cela nécessite un social capable de supporter l’angoisse du vide, la méconnaissance, l’incomplétude et l’absence de garantie (qui origine le besoin d’illusion, l’imaginaire d’un lieu où est porté le voir, le savoir et le pouvoir, un dieu, un père tout puissant).
S’il nomme la possibilité de groupe sans chef, je ne poserais pas l’hypothèse, comme Roland Jacquard, d’un Freud anarchiste [10] : il espérait, face à la montée du totalitarisme, des chefs éclairés, et ne pensait pas l’humain à même de se dégager de sa logique de soumission.
Six ans plus tard, en 1927 dans L’avenir d’une illusion, Freud défait les systèmes religieux en termes de « projection » sur une fiction idéalisée des désirs tenus secrets et « refoulés » : le besoin d’illusion, dit-il, se repère dans le fonctionnement primaire de la pulsion : le principe de plaisir, et persiste tout au long de la vie (sauf à œuvrer à s’en défaire) comme fortification contre le réel. Ce fait psychique pourrait permettre de saisir le besoin sans cesse répété de leader, de chef, de fusion groupale (au mieux) qui viennent réduire l’écart entre le moi et l’idéal, un idéal toujours étayé par l’illusion d’un retour à un état qui serait absence de tension.
La force des représentations religieuses ne relèvent pas du rationnel mais d’une illusion qui vient répondre à un besoin psychique : la réassurance, un désir de protection face à l’angoisse devant les dangers de la vie. Elle intervient comme réconfort, offre des solutions admises par tous (un ordre moral) et évite d’affronter la perte et ses représentations, la mort et les affects de détresse qu’elle amène. Elle est à la fois consolation et évitement, construction pour répondre à la déréliction qu’entraine la confrontation avec le vide de la mort. Aussi l’humain construit l’illusion d’un autre tout puissant qui protège, s’invente une protection face à l’insupportable de la mort et de la solitude. Cette illusion d’un autre protecteur imaginaire (protection qui a pour condition des exigences morales), ce besoin de protection par un autre tout puissant est pour lui un infantilisme qui devrait pouvoir être dépassé.
Cependant cette figure imaginaire perdure dans la construction sociale et psychique.et le sens donné d’un ailleurs exempte l’homme d’avoir à rechercher et à construire le sens de sa vie, individuelle et collective et est une entrave à la pensée et à la création : une aliénation et un appel à la domination.
Alors optimiste, Freud appelle à l’athéisme comme évolution : l’infantilisme de la croyance, pense-t-il, « est fait pour être dépassé » et il conclut sur la possibilité de vivre en athée en étant « réduit à ses propres forces [et avec la science comme ressource, d’apprendre à] s’en servir comme il convient. » [11]
Freud soutient l’idée qu’il est possible de se départir du besoin d’illusion et de construire un monde ou l’illusion d’un père tout puissant pourrait être dépassée, un monde sans religion.
Dans ce texte il n’y a aucune légitimation du patriarcat et du religieux mais espoir d’une sortie de l’illusion par le dévoilement des raisons psychiques qui le crée. Il y a d’exprimé un espoir d’autonomie pour l’homme et la société : la construction d’un lien social en raison. Le complexe d’Œdipe est à entendre comme le pendant psychique, en transmission dans une société patriarcale des fondements de la civilisation, sur le modèle de la culpabilité et de la morale.
Sa théorie de l’idéalisation décrit le politique, et le psychique sur le modèle du religieux (qui est construction humaine) : l’idéal comme ferment du lien social, idéal qui sans cesse se confronte au réel. Son optimisme repéré dans l’Avenir d’une illusion engage alors à penser une autre forme de construction du politique et de la civilisation « qui n’écrasera plus personne » [12], dégagée de l’illusion et de l’idéal.
Malaise dans la civilisation perpétue cette réflexion sur le politique et le subjectif par une note pessimiste auquel nous opposerons, anarchistes, notre increvable optimisme. Il y souligne l’incompatibilité entre la satisfaction du sujet et les « exigences du renoncement pulsionnel » qu’impose la civilisation et le vivre-ensemble. Pour lui, la nature du lien social basé sur le besoin de croyance de l’être humain et la construction sociale s’élabore à partir d’un lien logique entre pouvoir et croyance, entre politique et religion : une civilisation qui se soutient dans la croyance infantile en la toute-puissance de l’UN. La névrose est liée à un trop grand degré de « refusement » imposé par la société : elle est tout à la fois résistance et aliénation propre.
Il est nécessaire ici de rendre un hommage critique à Otto Gross qui, comme le rappelle Jacques le Rider dans sa préface, a devancé Freud dans son analyse sur le malaise dans la civilisation (Trois études sur la vie intérieure) avec un propos encore plus radical « pour lui la pulsion de mort n’est pas l’antagonisme de la culture : elle l’accompagne (…). La pulsion de destruction triomphe quand la culture vient à bout du principe de plaisir et de la pulsion de vie » [13].
La critique du patriarcat et de l’institution famille de Gross, en tant qu’elles sont pourvoyeuses de violence et de répression vise à proposer un projet libertaire qui, contre l’ordre moral, souhaite la volonté de relation plutôt que la volonté de pouvoir. L’intérêt des freudo-marxistes après Gross (Reich, Marcuse…) aura été de mettre l‘accent sur la part de la misère (sexuelle et sociale) dans la névrose, sur les dimensions répressives des institutions patriarcales, religieuses et éducatives. Leur démarche, comme celle de Daniel Guérin, est à repérer entre récusation du déterminisme psychique et tentative de synthèse [14].
Ce sont là les textes principaux qui permettent de saisir l’évolution de la pensée freudienne et ses apports quant à ce qui structure le psychisme individuel, le social et les liens entretenus avec l’illusion repérée comme besoin et les rapports de domination.
En démystifiant l’UN du religieux et du patriarcat par l’analyse les processus sociaux, de subjectivation et groupaux, Freud participe du mouvement de déconstruction des imaginaires sociaux qui oppressent et s’offrent comme système clôt et dominant, met en garde sur la répétition du même qui participe de la condition humaine (déjà repérée par Nietzsche).
Au-delà des déterminations
J’ai mis en avant que la posture Freudienne, et sa mise en exergue de l’inconscient en l’homme prend acte de la mort de dieu et s’inscrit dans un mouvement de désillusion nécessaire à la construction d’un social en connaissance de cause des besoins de l’humain repérés jusque-là en éternel retour du même. Malgré le pessimisme final de Freud quant à la possibilité d’une civilisation dégagée du religieux, je pense au contraire que sa pensée permet d’envisager un social autre, offrant la possibilité d’un rapport différent à l’incomplétude, un rapport sans demande de garantie du lieu de l’Autre (Lacan), nécessitant de compter sur ses propres forces, supportant le vide et l’absence de réponse pour ne pas mettre de l’UN (ou laisser quelqu’un s’y mettre) à la place du pouvoir.
Cette place repérée doit pouvoir rester vide, sans illusion sur les convoitises et le risque permanent que quelqu’un veuille s’en emparer. Ce sera la condition d’une société anarchiste qui pourra construire, un mode d’articulation entre le social et le psychisme à partir, non plus du besoin de domination, mais de la nécessité d’être libre avec les autres ; de faire du renoncement à la toute-puissance de soi (qui est donc le pendant de la toute-puissance de l’UN) une force créatrice pour soi et les autres.
Freud a mis en avant la dimension de l’inconscient en posant que le moi n’était pas unifié mais soumis à de multiples déterminants qui font conflits (repérés dans les rêves et les symptômes). Il va proposer, par la libre association la possibilité de dévoiler les nœuds des symptômes et permettre au sujet de retrouver de la liberté (Eduardo Colombo dirait des espaces d’autonomie) par rapport à ce qui l’assigne, à ce qui fait symptôme, et à la compulsion de répétition : une plus grande liberté de circulation des motions pulsionnelles permettant de trouver de nouvelles liaisons qui inventent de nouveaux chemins, de retrouver un élan créateur.
Car le déterminisme freudien sur le plan psychique comme sur le plan du social pose la question, dès lors cruelle, de la liberté et de l’auto-détermination. Si l’inconscient détermine l’homme, pris dans les affres d’une société qui impose et oppresse, et les fonctions imaginaires organisée autour de la violence et de la culpabilité déterminent le social, quels sont nos possibilités de construire des rapports sociaux dégagés de l’oppression, de la domination et de l’inégalité ?
La psychanalyse, rappelle à l’homme qu’il n’est pas libre de n’être pas seul, que sa dépendance absolu à l’autre dès sa naissance l’assigne et le détermine ; qu’il est d’abord contraint par des pulsions et des besoins dans un lien à l’autre ; puis dans le social par la conscience morale, l’intériorisation des interdits, le surmoi, et leur dimension civilisatrice qui entravent la liberté des pulsions et de leurs expressions mais aussi en fraye les destins ; que l’ entrave peut faire impasse, symptômes, souffrance, angoisse, rapport de soumission et/ou de domination mais cependant peut être transformée pour des destins qui permettent le partage et le commun pluriel et à la construction d’un avenir choisi et partagé. L’homme est aussi libre de n’être pas seul : la liberté s’acquière par le possible de la culture et de l’altérité à la condition d’une déprise des illusions et de leurs affublements.
Elle permet de s’engager dans un processus révolutionnaire visant le possible d’une solution anarchiste par l’auto-institution du sujet et de la société qui, au-delà de l’hétéronomie et de l’institué, construit du collectif hétérogène et pluriel, c’est-à-dire de l’hétéros en soi et non de l’UN en place d’extériorité.
La psychanalyse peut permettre de retrouver sa part de liberté en construisant sa propre formule d’inconscient (Guattari), d’altérer la relation entre les instances que sont le Je et le Ça (Castoriadis), de trouver des voies nouvelles, instituantes dans ce lien constituant psychisme et social.
Le constat freudien au XXème siècle est un besoin d’illusion et d’une place d’exception posée en extériorité et autorité. Il permet de ne pas se soutenir de l’illusion que l’être humain ira spontanément vers une société libre et égalitaire une fois débarrassé de ceux qui ont pris le pouvoir : la tendance risque bien d’être à la répétition du même.
Cependant s’il faut entendre ses mises en garde quant à l’in-appétence possible de l’homme à la liberté, nous opposons au postulat de l’indépassable hérédité phylogénétique et psychique, et à son pessimisme, la culture libertaire qui tient son irréductible optimisme à sa capacité de faire le pas de côté qui fait passer la quête du sacré (idéologique) à une démarche utopique instituante.
De ce mouvement instituant participent des psychanalystes, anti autoritaires et/ou libertaires épris d’utopie émancipatrice sans emprise d’idéologie, souvent en marge du structuralisme marxiste altuserien dominant, qui ont souhaité penser et construire de la désaliénation. Nous pouvons citer rapidement Erich Froom, François Tosquelles qui pensait une « Psychothérapie institutionnelle sur deux jambes : « la jambe politique et la jambe psychanalytique » et en traitant simultanément les deux phénomènes qui leur sont liés : l’aliénation sociale et l’aliénation psychopathologique » [15] ; les socio-psychanalystes dans la lignée de Gérard Mendel seront plus sensibles à la transversalité libidinale ou s’expriment les pulsions œdipiennes et archaïques des individus dans un processus de psychologisation du Politique. Gérard Mendel se référait à Proudhon [16] ; Eugène Enriquez, sociopsychanalyste proche de Castoriadis pour qui « la tradition psychosociologique est fondamentalement anti-hiérarchique, anti-étatique, anti-bureaucratique » [17] ; Cornélius Castoriadis, Guattari, accompagné de Deleuze dans l’anti-Œdipe et dans Milles plateaux.
J’ai déjà cité déjà Philippe Garnier, qui s’est appuyé sur la pensée Lacanienne, Roger Dadoun et Jacques Lessage de la Haye qui s’appuient sur Reich ; Eduardo Colombo, proche de Cornélius Castoriadis et du 4ème groupe. Je cite également Jean Monjot, qui fut adhérent individuel à la Fédération Anarchiste [18], Vincent Bouzignac qui nous a proposé une « petite réflexion autour des psy » [19] et l’auteure de ce texte. D’autres sans doute qui peuvent se faire connaitre.
Comme le précisait Alain Thévenet [20], la psychanalyse n’est pas, loin s’en faut, une entreprise de normalisation et de réadaptation. Son expérience vise la reconnaissance de l’altérité radicale, de l’hétérogène, et du possible.
Le corpus psychanalytique offre une panoplie de concepts qui permettent de penser le pouvoir et ses petites (et grandes) perversions sur le champ psychique individuel, social et collectif. Sur le plan individuel elle permet un mouvement en déprise de ce qui nous agit malgré nous par la construction d’un savoir propre au sujet (et non d’un savoir en extériorité comme le pose la science positiviste [21] (rappelé par Vincent Bouzignac. op cit).
Le repérage des fonctions imaginaires et symboliques aliénantes sur le plan intra psychique et social initié par Freud permet de penser et un engagement vers une société autonome, c’est-à-dire avec un principe d’autorité immanent à la société des hommes, et non en transcendance ; un principe d’ordre et de société qui se soutient non pas du UN, mais du multiple en un mouvement de progrès qui s’oppose à l’immuable et à l’absolu (Proudhon) et qui souligne l’autonomie du social (Bakounine). La psychanalyse, en permettant aux subjectivités de se porter en autonomie, en appui du sentiment de révolte (Bakounine) est un soutien à la construction d’une société autonome dégagée du sacré et des liens hiérarchiques qui font domination et rapports de pouvoir.
Elle peut permettre par un travail sur la culture et sur lui-même que la société, comme le sujet puissent « se gouverner sans maître » [22]. »
Karine SNEPMAC. Février 2021
Notes :
[1] Pour la question des engagements progressistes des psychanalystes voir l’article « Une révolution dans l’âme de l’homme », Elizabeth Ann Danto ERES, « Le Coq-héron » 2010/2 n° 201 | pages 24 à 33
[2] Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 192.
[3] Cournut J., La psychanalyse face aux systèmes de pensée et de pouvoir, Pouvoirs n°11, p115-122, novembre 1979.
[4] Il s’agit, précise Eduardo Colombo, avec la « construction intellectuelle de père primordial » de repérer « les contenus représentatifs et symboliques (…) inconscients qui soutiennent et reproduisent le système de domination patriarcal, L’inconscient érotisme de la mort. » Abats l’état. p. 110-111. ACL, 2020.
[6] Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1963, p. 148.
[7] Ibid., p. 156.
[8] Voir Théories de la propriété.
[9] Colombo E., L’amputation de la dimension utopique dans l’homme moderne. Abats l’état, op. cit, p. 183-199.
[10] Freud anarchiste ? Par Roland Jaccard, Le Monde. 2 octobre 1981.
[11] Freud S. L’avenir d’une illusion. PUF 1991 ; P.70
[12] Ibid ; P.71
[13] Gross O. Psychanalyse et révolution. Préface de Jacques le Rider. Editions du Sandre. 2011 ; P.86
[14] Voir sur ce sujet complexe Jean Claude Polack : Freud avec ou contre Marx , Mathilde Niel « Psychanalyse du marxisme » Le courrier du livre (1er janvier 1967), Juliet Mitchel qui reproche à Reich la reproduction d’un schéma phallocratique, et Daniel Guerin « Essai sur la révolution sexuelle », qui sortira en même temps que « Pour un marxisme libertaire »
[15] Ayme J., Essai sur l’histoire de la Psychothérapie institutionnelle in Actualité de la Psychothérapie institutionnelle (ouvrage coll.), Ed. Matrice, pp40-44, 1994
[16] Mendel G., Pour décoloniser l’enfant. Sociopsychanalyse de l’autorité (1971), Paris, Payot, 323p,
[17] Enriquez E, L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1995, p. 114.
[18] Monjot J., « A l’écoute de la psychanalyse » proposé en 2013 pour Le Monde Libertaire HS. Non publié pour des raisons éditoriales. Disponible sur demande
[19] Bouzinac, V. « Petites réflexions autour des psys », Le Monde Libertaire - Novembre 2020,
[20] Thévenet A., Présentation. « Psychanalyse et anarchie », Ateliers de création libertaire. Mars 2002
[21] La psychanalyse n’est pas non plus à confondre avec les « managers de l’âme » et autres coachs qui visent la performance dans tous les domaines de la vie, ni avec les méthodes ré-adaptatives cognitivo (mais surtout) comportementales qui excluent les dimensions subjectives pour ne garder que les comportements et les moyens de les pré-voir ; pré-dire pour mieux les contrôler.
[22] Selon les termes de Cornélius Castoriadis. A ce propos, voir Nicolas Poirier pour qui Castoriadis permet de donner « une colonne vertébrale » à l’anarchisme, en travaillant de façon concomitante l’autonomie et l’institution ; proposition qui restera à discuter.
- SOURCE : Encyclopédie Anarchiste
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