★ Utopisme et futurisme
★ Murray Bookchin : Utopisme et futurisme (1983).
« Construire le futur à partir des riches potentialités de l'humanité, et non sur les limitations paralysantes créées par la barbarie sociale actuelle ; rechercher dans la condition humaine ce qui est frais, nouveau, émergent, et non le stagnant, le convenu, le régressif ; travailler dans le champ de ce qui devrait être, non de ce qui est – toutes ces alternatives séparent deux façons complètement antagonistes de réfléchir sur le monde. La vérité, conçue comme un processus évolutif de la pensée et de la réalité, apparaît toujours en marge de l'expérience et de la pratique, même quand le centre semble triomphant et presque totalement envahissant. Être dans la minorité n'est pas nécessairement un témoignage de la futilité d'un idéal ou d'une vision ; c'est souvent un gage de ce qui est encore à venir dans l'accomplissement des potentialités humaines et sociales. En fait, rien n'est plus insidieux que le mythe selon lequel le succès rapide et la popularité sont des preuves de la vérité. Le succès et la popularité, au sens d'un engagement humain massif dans un idéal, sont affaire de croissance, d'éducation assidue et de maturation de conditions telles que les potentialités humaines et sociales, réalisées chez l'individu et dans la société, constituent les vrais changements qui font époque.
Construire le futur à partir des limitations sociales de la société, sur le stagnant, le convenu et le régressif, c'est voir « l'avenir» comme une simple extrapolation du présent, comme présent quantifié (par expansion ou par usure). Des esprits vulgaires, comme les Alvin Toffler, du futurisme ont fait une question de « choc » ; les Paul Ehrlich en font un sujet de catastrophe démographique; les Marshall MacLuhan, une affaire de média ; les Herman Kahn et les Anthony Weiner, un sujet de scénarios technocratiques ; les Buckminster Fuller, un projet mécanique; les Garrett Hardin, des éthiques écofascistes. Quelles que soient les revendications que ces futuristes attribuent à leurs « visions » ou leurs « rêves », les scénarios sont remarquables pour un fait inéluctable : ils n'offrent aucun défi aux fondements du statu quo. Ce qui existe dans presque tous les « scénarios » et les « visions » futuristes, c'est l'extension du présent – fusse-t-il situé à l'an « 2000 », dans l'espace, au fond des océans ou sous terre. En réalité, le statu quo est amplifié plutôt que défié, même par les futuristes qui font profession de favoriser la « miniaturisation » et la « décentralisation ». Il est présupposé que la politique existante, l'économie, la propriété, les systèmes de valeurs, souvent les villes actuelles, les réseaux de mass-médias, la bureaucratie, les sociétés multinationales, la structure du marché, les relations monétaires et même la machinerie militaire, que tout cela continuera d'exister sous une forme ou sous une autre. Les futuristes examinent rarement leurs présuppositions hautement conventionnelles. A l'instar des coutumes propres aux sociétés archaïques, les prémisses de la société prédominante ne sont pas tout bonnement assumées mais, plutôt, si profondément incorporées dans la pensée futuriste que sa structure hiérarchique, autoritaire et patrimoniale n'affleure même pas à la surface du conscient. Ces structures sont prolongées en tant que telles jusque dans le futur ; par là, l'avenir devient simplement la grande (ou la petite) ordonnance actuelle avec l'apparat verbal d'un vocabulaire utopique. Il est intéressant de noter que « 2001 », le film culte de Kubrick, conserve les cadres militaires, les banalités scientistes, l'ambiance de guerre froide et même les entrepôts de nourriture expéditive et les hôtesses de l'air élancées de l'époque où le film fut produit. Le « spectacle de lumière » qui explose vers la fin du film, émanation des pistes de danse des années trente, est la principale concession de Kubrick à la contre-culture des années soixante, – culture qui, depuis, est devenue sa propre caricature.
En réalité, le futurisme est « l'utopisme » trompeur de l'environnementalisme, en tant qu'il est distingué de la logique dérangeante de l'écologie. Il peut se permettre d'être schizoïde et contradictoire du fait que la société à partir de laquelle il projette ses « visions » est elle-même schizoïde et contradictoire. Que Buckminster Fuller puisse décrire l'homme comme « un être auto-équilibré, un bipède dont le fondement est raccordé en 28 articulations, une usine de réduction électrochimique, qui fait partie intégrante avec des emmagasinages, séparés dans des accumulateurs, d'extraits d'énergie spéciale », le système nerveux humain comme « système téléphonique universellement réparti ne nécessitant aucun entretien pendant 70 ans s'il est bien géré », et la pensée humaine comme « une tourelle où sont situés des télémètres télescopiques et microscopiques auto-enregistreurs, un spectroscope, etc. », et que ses acolytes éblouis puissent encore le décrire sous les traits d'un « écologiste », d'un « citoyen du monde » (lequel ? peut-on justement demander) et comme un « utopiste visionnaire », n'est pas fait pour surprendre. Il serait banal d'examiner simplement le degré auquel l'écologie de Fuller peut être mise en parallèle avec le traitement de l'homme en tant que machine par La Mettrie. Ce qui compte, c'est que ses partisans souvent ne réussissent pas à exhiber même une lueur de perspicacité sur sa vision analytique et mécaniste et sur le sérieux défi que celle-ci pose à une sensibilité écologique organique. En définitive, ce n'est pas la schizophrénie de Fuller qui est alarmante, ni le degré auquel ses acolytes confondent ses contradictions mécanistes avec l'écologie mais, plus fondamentalement encore, la schizophrénie et les contradictions qui passent par leur crible la société présente. Si une philosophie globale implique, à tout le moins, unité et cohérence des relations, la société actuelle est la plus morcelée de l'histoire.
Une société ayant substitué les moyens à la fin, la cohérence à la vérité, la technique à la vertu, l'efficacité au bien humain est une société qui n'est littéralement destinée à aucune autre fin que la survie à n'importe quel prix. Pour continuer « à exister » (que cette existence soit ou non significative, satisfaisante, créatrice, et qu'elle réalise ou non les potentialités de l'esprit humain), l'adaptation devient une fin en soi. Dans la mesure où la survie est le seul principe ou la seule fin guidant le comportement de la société d'aujourd'hui, n'importe quel moyen susceptible de promouvoir cette fin est socialement acceptable. De là, l'énergie solaire peut coexister avec l'énergie nucléaire, la technologie « appropriée » avec la haute technologie, la « simplicité volontaire » avec l'opulence semi-orchestrée, la décentralisation avec la centralisation, les « limites de la croissance » avec l'accumulation illimitée, les communautés intentionnelles avec les multinationales, l'hédonisme avec l'austérité et l'entraide avec la concurrence.
Mais, sous-jacent à cet objectif de survie, il n'y pas la simple existence en tant que telle. La société présente a un caractère bien défini. C'est une société de propriétaires qui concentre le pouvoir économique entre les mains du corps constitué des élites. C'est une société militariste qui concentre les moyens de violence chez les soldats professionnels. C'est une société bureaucratique qui concentre le pouvoir politique en des institutions étatiques centralisées. C'est une société patriarcale qui, à des degrés divers, attribue l'autorité aux hommes. Et c'est une société raciste qui place une minorité de blancs dans une souveraineté trompeuse sur une vaste majorité, à l'échelle mondiale, de peuples de couleur. Dans l'ensemble, la société prédominante retient des suppositions gratuites sur l'économie, la politique, les rôles sexuels et l'héritage ethnique de l'humanité, présuppositions qui sont prudemment cachées à la conscience claire. Ainsi, sa préoccupation de survie et d'adaptation est guidée par des institutions, des valeurs, des préjugés et des traditions précises qui doivent toujours être ouvertes à l'examen critique. La survie et l'adaptation cèlent ces présuppositions en assurant une technique de camouflage, grâce à une rhétorique de « tolérance » et de « coexistence ». La société « coexistera » avec n'importe quoi ou n'importe quelle vision qui ne suit pas la logique de sa critique et de ses accomplissements. « Jouer le jeu » avec un sourire cordial, mêler courtoisement les contradictions les plus odieuses, rechercher, avec la « sensibilité » d'un mondain, le plus petit commun dénominateur dans les idées et les diverses composantes sociales, mépriser la cohérence et la logique en ayant recours au « consensus » et à l'« unité » ; tout cela fait de la « coexistence » le moyen par excellence pour réaliser l'adaptation, la survie et, par-dessus tout, la suprématie et la souveraineté du statu quo.
L'essence du futurisme et, en ce domaine, de l'environnementalisme et du marxisme, consiste en ce que les institutions, valeurs et préjugés de la société ne sont pas examinés dans un sens véritablement fondamental. Là où le futurisme fait plus qu'une simple projection du présent dans l'avenir, il dénature souvent des alternatives destinées à remplacer radicalement le présent par une société qualitativement nouvelle. Lorsque Le Corbusier et son adversaire traditionnel, Frank Lloyd Wright, décrivaient tous deux la cité comme une « machine », leurs querelles sur le gigantisme urbain et la centralisation devenaient dénuées de sens. La notion qu'ils partageaient, à savoir que les communautés humaines peuvent être dépeintes en termes mécanistes, abolissait la signification véritable de leurs désaccords. Quand Fuller décrit à présent la terre comme un « vaisseau spatial », ses prétentions à une sensibilité écologique deviennent une parodie d'écologie. Lorsque MacLuhan va jusqu'à assigner aux médias la capacité de produire un « village global », la nature contradictoire de l'expression elle-même tourne son « utopisme » en simulacre d'utopie. A moins que nous n'étudions cette société avec un troisième œil – qui n'a pas été engendré par ses institutions, ses relations et ses valeurs, nous devenons idéologiquement et moralement piégés par des présuppositions qui ont été insufflées dans notre système naturel de pensée de manière aussi inconsciente que la respiration.
Le pouvoir de la pensée utopique, proprement conçue comme vision d'une nouvelle société qui remet en question toutes les présuppositions de la société actuelle, c'est sa capacité inhérente à voir le futur en termes de valeurs et de formes radicalement nouvelles. Par « nouvelles », je n'entends pas seulement « du changement », lequel peut être tout bonnement quantitatif, inerte et physique. J'entends « nouvelles » au sens de développement et de processus plutôt qu'en termes de « mouvement » et de « déplacement ». Ces deux dernières expressions ne sont guère que des phénomènes logistiques, des changements de lieu et de quantité, par contraste avec un développement qualitatif. Ainsi, sous le mot « utopie », je situe seulement les visions révolutionnaires cohérentes, émergentes, d'un futur qui résulte de processus profonds engageant la reconstruction radicale de la personnalité, de la sensibilité, de la sexualité, de la gestion sociale, des techniques, des relations humaines et des rapports de l'humanité avec la nature. Le laps de temps qui transforme le présent en futur n'est pas seulement quantitatif, c'est un changement dans le développement, la forme et la qualité.
La pensée utopique possède sa propre histoire ; de même, à partir de la société qu'elles souhaitent remplacer, les utopies s'imprègnent de visions historiquement marquées. Que l'utopie de More tolère l'esclavage, que celle d'Andrea ait été modelée sur les monastères de son époque, que Mably et Morelly aient fondé leurs codes de la « nature » sur Sparte, et que l'Abbaye de Thélème de Rabelais présage partiellement la vie à la cour de Versailles, tout cela est évident. Les utopies ont été calquées sur les souvenirs lointains de la société tribale, de la cité athénienne, des communautés « primitives » modernes ou, dans le cas de Bacon, du laboratoire, dans celui de Sade, du boudoir, et dans le cinéma contemporain, de la discothèque du « samedi soir » vers laquelle la semaine toute entière converge. Ce qui distingue crucialement entre elles les utopies, qu'elles soient vraies ou trompeuses, c'est le point jusqu'auquel elles sont libertaires. Sous cet angle, même Thomas More, l'homme remarquable qui forgea le mot « utopie », ne pourrait guère être appelé utopiste, sans parler de Platon, Campanella, Andrea, Bacon, Defoe, des soi-disant « communistes » du siècle des lumières, de Mably et Morelly et, plus tard, de Saint-Simon, de Cabet et de Bellamy
Par opposition, le caractère libertaire est inhérent aux utopies du peuple, telles que le Pays de Cocagne, les visions du futur avancées par les Diggers de la Révolution anglaise, l'Abbaye de Thélème de Rabelais, et, très remarquablement, le Phalanstère de Charles Fourier ainsi que la commune quasi-médiévale de Morris. Ce qui nous frappe au sujet de ces visions, c'est leurs propres contre-poussées apparemment inconscientes à l'égard des présuppositions informulées de la « civilisation » (pour employer ce mot dans le sens que Fourier lui donne). Même là où ils paraissent accepter les revendications de la propriété (Rabelais et Fourier), ils dénient, de manière immanente, l'autorité de celle-ci sur la liberté. « Fais ce que voudras », l'explicite maxime de Rabelais dans l'Abbaye de Thélème et l'implicite devise du Phalanstère de Fourier, subvertissent nécessairement le pouvoir de la propriété en niant celle de l'autorité elle-même. Contre ces présuppositions cachées de la société d'aujourd'hui, ces Utopistes avancent leurs propres présuppositions cachées, que nous examinerons ci-dessous. D'où le besoin de matérialisation de la pensée utopique, d'où son caractère spécifique et au jour le jour, d'où ses qualités narratives. Littéralement, une forme de quotidien est opposée à une autre forme de quotidien. Ironiquement, la carence théorique dans la pensée utopique, du moins celle du passé, est sa raison d'être, son emprise sur l'esprit et sur le comportement. Rousseau avait pris conscience de l'importance de cette puissance dans l'Émile, tout autant que Sade dans la Philosophie dans le boudoir. Les êtres humains, personnifiant des idéaux, traitent avec nous sans perdre leur crédibilité et leur réalisme. Leur propre qualité humaine (on pense ici particulièrement à Gargantua et Pantagruel de Rabelais, à Jacques le fataliste de Diderot, au dialogue de Bougainville et à Mon oncle Benjamin de Claude Tillier) engage notre propre humanité dans la plénitude de la vie et dans l'implication personnelle.
Le champ immense de la maxime « Fais ce que voudras » est une expression directe de la liberté, qui s'étend au delà des acceptions les plus vastes de la démocratie, même de la démocratie directe, pratiquée par l'assemblée populaire athénienne, les assemblées communales de la Nouvelle-Angleterre des années 1760, et les sections révolutionnaires parisiennes de 1793. En fin de compte, ce que ces utopistes affirment sont les revendications de la personnalité (pas seulement celles d'un « individu » abstraitement conçu) à l'encontre du pouvoir de la coutume, de la tradition et des institutions. Lorsque les anarchistes espagnols des années trente criaient « Mort aux institutions, pas au peuple ! », ils se rapprochaient de cette rabelaisienne et fouriériste reconnaissance fugitive de la personnalité, encore davantage que n'importe quel mouvement de gauche de notre époque. Non que les institutions en tant que telles furent abolies dans les utopies de Rabelais et de Fourier, dans lesquelles règne une ambiance seigneuriale. Mais leurs institutions existent pour renforcer et enrichir la personnalité, non pour diminuer la créativité humaine et son caractère unique. La tension réelle qui émerge entre l'individu et la société, si marquée même dans la phase décadente de la cité, est tout simplement écartée.
La suppression de cette tension est la caractéristique la plus significative des utopies libertaires. Littéralement, ceci est réalisé en reconnaissant et les revendications de la liberté et celles de l'expression spontanée. Une sexualité avouée, au lieu d'une rationalisation technique, de la propagande, du bonheur, de l'uniformité, de la mobilisation des masses – traits que les utopistes autoritaires devaient partager avec les socialistes autoritaires comme avec, tout aussi nettement, beaucoup de futuristes contemporains. La revendication historique du « bonheur » a été remplacée par l'exigence plus libératrice du plaisir. Les demandes d'une sexualité, de la diversité et d'une création délivrées de toute entrave, une pleine reconnaissance des penchants individuels et du caractère singulier de la personnalité, deviennent les fins que sont censées servir l'efficacité, la coordination, le travail et les techniques. Les deux principales divisions de la vie, les « domaines » de la liberté et de la nécessité, mises en opposition l'une à l'autre par tous les grands théoriciens sociaux de Platon à Freud, sont ainsi intégrées.
Que les utopistes libertaires du passé n'aient pas fourni pour l'avenir des « épures » que l'on puisse aujourd'hui considérer comme acceptables, il n'est guère besoin de le souligner. En tout cas, les « épures » étaient le véhicule d'un concret qui opposait les présuppositions des nouveaux à celles des anciens. Leur besoin de détailler est, maintenant, hors de propos, à une époque qui nécessite une pleine conscience de toutes les présuppositions, qu'elles soient cachées dans le statu quo ou chez les utopistes, pour parvenir à une société écologique complètement libérée. D'un certain point de vue, nous devons maintenant nous libérer de l'histoire (non pas de son souvenir, mais de son emprise glaciale sur la conscience) pour la créer plutôt que d'être créé par elle. Les racines historiques des anciens utopistes ne sont que trop évidentes pour être acceptables à une époque plus exigeante. L'Abbaye de Thélème avait à son service des valets, des fermiers, des forgerons, bref un corps anonyme de gens de condition servile qui ne pouvaient pas mettre sa maxime en pratique. De la même façon, Fourier n'ouvrait pas ses phalanstères aux sans-ressources et aux estropiés, victimes de la nouvelle bourgeoisie industrielle qu'il attaquait si sauvagement. Que l'une d'entre ces utopies ait été possible dans les conditions qui lui étaient propres, dans le contexte matériel de son propre niveau de développement technique, cela demeurera toujours incertain. Ce qui importe dans leur vision, c'est leur nature radicale d'une portée extraordinairement large : elles avaient défié et, d'une manière hésitante, tenté d'éliminer l'empire du besoin sur la liberté, en fait, des notions archaïques du besoin archaïque qui adultéraient l'idéal de liberté. De ce défi découlait tout le reste: la suppression du pouvoir que la rationalisation, économique et sociale, exerce sur la personnalité, le travail sur le jeu, l'austérité sur la beauté, les institutions sur la gestion sociale, l'État sur la société.
L'utopie a maintenant cessé d'être mythique. La préoccupation de cette génération pour l'avenir, inquiétude qui émerge du pouvoir inimaginable que la hiérarchie peut mettre en œuvre physiquement et psychiquement, a fait de l'utopisme une question de prévoyance plutôt que de visions rêveuses. Le futurisme a aboli le futur. Il l'a fait en assimilant le futur au présent qui, de ce fait, acquiert une éternité stagnante en vertu de l'étendue de son imprégnation des époques placées devant nous. Ne pas créer de visions en coupure radicale avec le présent, c'est faire abnégation d'un futur qui peut être qualitativement différent du présent. Ceci est pire qu'une abolition de la sagesse de l'histoire ; c'est une abrogation de la promesse de la société d'avancer vers un monde plus humaniste.
L'utopie est la rédemption du futur. Elle le restaure pour les générations à venir et le leur restitue comme un futur qu'elles peuvent façonner de façon créative et profondément émancipée, non pas avec des présuppositions cachées, mais avec une ingéniosité consciente. Les plus grands idéaux utopistes (ceux de Rabelais, de Fourier et de Morris) doivent être projetés au delà des limites de leur temps. Non seulement recherchons-nous le plaisir plutôt que les petites satisfactions du « bonheur », la personnalité plutôt que l'égotisme de l'individualité, le jeu plutôt que le travail monotone, l'entraide plutôt que la concurrence, la beauté plutôt que l'austérité ; nous recherchons un nouvel accord avec la nature, l'abolition de la hiérarchie et de la domination, la plénitude de la spontanéité et la richesse de la diversité.
Élaborer un projet – un « scénario » – pour la réalisation d'une telle utopie serait régresser jusqu'aux présuppositions cachées et jusqu'à la matérialisation que les premiers utopistes opposèrent aux présuppositions cachées et aux réalités explicites de leurs propres sociétés prédominantes. Nous n'avons pas besoin des romans, des diagrammes, des études de caractères et des dialogues que les utopistes traditionnels employaient pour opposer une forme de vie quotidienne à une autre. Que cette vie quotidienne puisse être axée sur le projet révolutionnaire de notre temps, cela peut maintenant être explicitement déclaré et s'enraciner dans une richesse de conscience et dans l'engagement des révolutionnaires envers leurs mouvements en tant que cultures, pas simplement en tant qu'organisations. Les impératifs écologiques d'aujourd'hui sont plus exigeants que les « projets » d'hier. Nous devons progressivement éliminer nos agglomérations urbaines informes au profit de communautés écologiques proportionnées à l'échelle humaine, façonnées avec sensibilité à la dimension, aux besoins, à la population et à l'architecture d'éco-systèmes spécifiques dans lesquels elles doivent être situées. Nous devons user de techniques modernes pour remplacer nos usines, nos mines et nos entreprises, qui gèrent l'agriculture sur le modèle des grosses affaires capitalistes, par de nouvelles éco-technologies à l'échelle humaine qui utilisent stratégiquement le soleil, le vent, les rivières, les déchets recyclés et la végétation afin de créer une technologie intelligible pour le peuple. Nous devons remplacer les institutions étatiques s'appuyant sur la violence professionnelle par des institutions sociales fondées sur l'entraide et sur la solidarité humaines. Nous devons remplacer les formes sociales centralisées par des assemblées populaires décentralisées, les représentants et les bureaucraties par des collèges coordinateurs formés de porte-parole, mandatés pour les pouvoirs administratifs et soumis à la rotation, au tirage au sort et à la destitution immédiate.
Tout ceci doit être fait si nous devons résoudre la crise écologique qui menace l'existence même de la biosphère dans les décennies à venir. Ce n'est pas un « projet » ou un « scénario » chimérique qui dicte ces remaniements de grande envergure pour nos structures et nos relations sociales, mais les exigences de la nature elle-même. Mais ces changements deviennent les desiderata sociaux, parce qu'ils ramènent le soleil, le vent, la terre, la végétation et les animaux dans notre vie pour parvenir, dans un sens nouveau, à renouer avec la nature. Sans le rétablissement d'une relation écologique avec la biosphère et sans un changement profond de notre sensibilité à l'égard du monde de la nature, notre espoir de mener à son accomplissement une société écologique régresse vers un simple « scénario » futuriste.
D'une manière tout aussi significative, nous devons renouveler nos relations entre nous par une riche connexion de solidarité et d'amour, lien qui met fin à tous rapports hiérarchiques et dominateurs dans notre espèce. Décentraliser, développer une « technique appropriée », aspirer à la simplicité pour de simples raisons de logistique, de rendement technique et de conservation serait trahir l'idéal de la gamme humaine, de la participation humaine et de l'humain développement de soi. Établir un compromis entre la décentralisation et la centralisation « là où c'est nécessaire » (pour employer la formule mémorable de Marcuse), utiliser la « technologie appropriée » de pair avec les usines, encourager la « simplicité volontaire » au sein de l'opulence irresponsable, c'est souiller le projet écologique tout entier d'une manière qui rend insoluble la crise écologique. Comme la loi de Gresham, non seulement la mauvaise monnaie chasse la bonne, mais les « scénarios » futuristes détruiront la dimension utopique du projet révolutionnaire. Jamais dans le passé il n'a été aussi nécessaire de maintenir la plus extrême clarté, la cohérence et le discernement requis par notre époque. Dans une société qui a fait de la survivance, de l'adaptation et de la coexistence un moyen de domination et d'annihilation, il ne peut y avoir aucun compromis avec les contradictions seulement leur résolution totale dans une nouvelle société écologique ou l'inévitable reddition sans espoir. »
Murray Bookchin
[ Traduit de l'anglais, ce texte a été reproduit via un logiciel de reconnaissance de texte, des erreurs peuvent subsister ]
Traduction de "Utopianism and Futurism," paru dans L’imaginaire subversif, Lyon, Atelier de Création Libertaire / Genève, Éditions Noir, 1983.
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