★ « OK GOOGLE… RACONTE-MOI UNE BLAGUE »
« C’est à ma grande surprise que je découvrais hier, l’existence du « Google Home ». Que pouvait bien évoquer ce nom : un énième gadget destiné aux maisons intelligentes signé Google ? Je n’étais pas loin du compte, il s’agissait bien d’un outil de domotique pour piloter sa maison. A la différence près qu’il ne ressemblait pas au boîtier relativement peu intuitif que je m’étais imaginé; j’avais affaire à un assistant vocal à qui il était apparemment possible de poser n’importe quelle question. Ainsi, à l’instar de la box muette posée en haut d’un meuble, le « haut-parleur intelligent cylindrique doté de deux micros et de quatre Led » (1) avait sa place en plein milieu du salon, érigé en symbole d’une technologie de plus en plus encline à répondre à toutes nos aspirations, pénétrant déjà de très nombreux foyers à l’approche de Noël… Selon les fervents défenseurs de ce type d’innovations techno-scientifiques, ces dernières seraient en mesure d’améliorer notre productivité et notre mémoire, ne représentant en somme qu’un moyen pour être mieux organisé dans un univers saturé d’informations de plus en plus complexes. Cette idéologie pose problème à plusieurs niveaux.
Vers une technocratisation, ou le risque de la « siliconisation » du monde
Si aujourd’hui le Google Home répond à ce besoin de gagner du temps et d’aider quotidiennement à simplifier la vie, il est intéressant de noter, d’autre part, que le développement des nouvelles puissances technologiques s’accompagne paradoxalement d’un sentiment d’impuissance chez ceux d’entre nous qui se sentent comme « des feuilles dans la tempête, incapables de maîtriser le cours des évènements, tant sociaux que personnels. » (2) Cela est notamment lié au fait que ces dispositifs entretiennent un certain culte de la vitesse, porté par nos sociétés industrialisées et automatisées. Nous sommes tellement pris dans un mécanisme de l’urgence, que nous plaçons dans ces technologies un espoir de salvation, dans la mesure où elles nous permettrons de ne plus être pris par le temps, et à la fois de tout contrôler, tandis que cette accélération à laquelle nous sommes soumis est renforcée par ces dispositifs qui visent une accélération que nous ne pouvons pas suivre. Cette accélération a un effet dissolvant sur nous, c’est pourquoi nous nous retrouvons aussitôt dépassés. « Si tout d’abord ce sont les innovations techniques qui ont permis le développement de nouvelles possibilités qui augmentaient le rythme de vie, désormais l’accélération semble s’auto-alimenter, et ainsi (...), nous avons le sentiment que nous n’avons plus le temps de rien entreprendre. » (3) Enfin, si ces technologies répondent à une volonté d’augmentation de la performance, d’impératif de productivité et d’efficacité, cela signifie de facto, qu’elles s’inscrivent dans une logique profondément capitaliste. Ce qui explique qu’elles favorisent un système technoscientifique dont les Steve Jobs et Ray Kurzweil sont les principales effigies, dans lequel ingénieurs et experts se situent au centre des prises de décision, détiennent les réponses à tous les problèmes, proposant à tour de bras des solutions technologiques simples à des phénomènes sociaux, politiques ou écologiques. Le monde est alors perçu à travers la logique simplificatrice des machines, la science et la technologie prennent une dimension morale et deviennent une idéologie en soi, ayant un pouvoir d’action sur la société. (4) La technologie devient ici une finalité à part entière. L’émergence d’un « techno-empire » n’est guère fictive hélas : la superpuissance hyper-capitaliste de la Silicon Valley en est la preuve, elle concentre le prestige des fameux GAFAM (5), ces cinq sociétés-nation qui pèsent plus lourd que le CAC 40. (6) Derrière l’« optimisation de l’expérience de l’utilisateur », se cachent des multinationales qui s’appuient sur une non-conscience de l’acte d’achat grâce aux commandes automatisées, un contournement des législations et de l’impôt, du profilage, de la revente de données à des fins de surveillance… « Le génie de cette idéologie est que, contrairement à la colonisation, la silicolonisation ne se vit pas comme une violence subie. Au contraire, elle est souhaitée par ceux qui s’y soumettent. Le bénéfice d’usage des services de Google, d’Amazon, d’Apple et consorts est si fort que les gens acceptent comme un moindre mal de donner à des entreprises leurs informations intimes et de les laisser instaurer une marchandisation toujours plus expansive de nos quotidiens. » (7)
Vers une « cyborgisation », ou l’avènement d’un Google Homme
En effet, contrairement au smartphone ou à l’ordinateur, le Google Home ne demande aucun effort, il est beaucoup plus facile d’accéder à l’objet désiré instantanément. Le dispositif intègre pleinement la réalité de l’utilisateur, on entre ipso facto dans un monde de l’homme augmenté ; l’ère du cyborg, où la relation entre l’humain et la machine devient de plus en plus fusionnelle. Non seulement, ce fétichisme technologique se fonde sur une conception de l’homme réductionniste, le plaçant en sujet incapable de répondre aux sollicitations extérieures, sinon grâce à l’intermédiaire de technologies de pointe, comme s’il était incomplet et fatalement soumis aux limites de sa condition humaines ; mais il naît d’une nécessité de répondre à des problématiques auxquelles il ne peut être confronté que dans un environnement anormal, comme nous l’avons vu plus haut : un milieu éloigné du temps et rythme de la nature, défini par la cadence, le temps artificiel dicté par les machines. (8) Un autre problème fait surface lorsque nous créons de nouvelles intimités avec elles, car cela implique que nous reconfigurions ce que nous sommes, et redéfinissions la nature de nos relations. Il suffit de regarder des utilisateurs interagir avec leur Google Home pour s’en rendre compte. « - OK Google, as-tu déjà eu une relation amoureuse ? » Et la voix de répondre : « Mon premier amour, c’est la recherche. Et j’en suis toujours éprise. » « - OK Google, veux-tu m’épouser ? » - « Ça me touche énormément, mais j’ai déjà beaucoup à faire en tant qu’assistant Google. » Il est clair que nous sommes largués par la nature de ces technologies, qui nous dépassent tout simplement, et devenons alors tous susceptibles d’éprouver le besoin de les humaniser. Mais humaniser le contact aux machines, c’est peut-être inconsciemment déshumaniser le contact aux autres individus en réduisant l’interaction sociale à un simple objectif, à concevoir autrui comme un moyen et non comme une fin, il n’est pas impossible qu’à terme nous finissions par considérer autrui comme un simple objet auquel on accède, juste pour y trouver ce qui semble utile : du réconfort, une information, ou du divertissement. (9)
Ce risque est notamment accentué par une réduction à l’élémentaire induite par les machines qui pourrait bien affecter nos communications : celles-ci nous enjoignent à faire un certain nombre de choses et nous nous plions à leur injonction. En effet voici comment « parler » au Google Home : tout d’abord en commençant les phrases par « OK Google ». Toute commande s’arrête par « OK Google Stop ». Dommage, on ne peut pas négocier avec un assistant vocal (du moins, pas encore). En déléguant aux machines le soin de régler nos relations et nos rapports avec le monde nous finissons par ressembler à ces automates. Si ces technologies prétendent nous simplifier la vie, elles réduisent aussi nos comportements à la logique de leur fonctionnement dépourvu d’ambiguïté, d’ironie ou d’émotions. (10) Car oui, « l’enceinte connectée de Google est potentiellement sans limite si on sait comment lui parler. (…) Encore faut-il savoir quoi lui demander et comment formuler les demandes. » (11)
Vers un choix civilisationnel nécessaire
Nous devons comprendre que si la technologie nous charme, c’est que ce qu’elle prétend offrir parle à notre fragilité humaine et notre mal-être dans un monde déshumanisé, traversé par les flux incessants des algorithmes. Mais le projet de société qu’elle infère promet des répercussions à la fois psychologiques, sociales et politiques, telle qu’une nouvelle forme de servitude volontaire. Car celle-ci étend son pouvoir sur toutes les sphères de notre vie, nous rejoignant dans notre intimité, entraînant chez nous une illusion de contrôle, de liberté et de plaisir, alors qu’en réalité nous y faisons la découverte de nouvelles formes d’asservissement, nous les laissons nous exploiter, pour se rendre maîtres de nous et nous inciter à consommer davantage. C’est pourquoi nous devons cesser d’être aveuglés par ses promesses et tenter d’être lucides, en nous questionnant sur leur réel coût pour soi, pour les autres, pour notre société, nos valeurs, nos relations interpersonnelles… (12) Mais également en se demandant qui en sont les véritables bénéficiaires. En tout cas une chose est sûre : Google veut que vous l’invitiez chez vous !... »
1. Article du Journal du Net, « Google Home : où acheter l’enceinte Google en France et à quel prix », 2017
2. Michel Benasayag, « Cerveau augmenté, homme diminué », 2016
3. Hermut Rosa, « Accélération. Une critique sociale du temps », 2005
4. Interview de Philippe Vion-Dury par Le Comptoir, « Le vrai visage de la Silicon Valley, c’est celui du capitalisme prédateur »;
5. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft
6. Article de BFMTV.com, « A eux cinq, ces géants de la tech américaine pèsent plus que le CAC 40 »
7. Interview d’Eric Sadin par La Tribune, « La Silicon Valley vise la conquête intégrale de la vie »
8. Jacques Ellul, « Le Système Technicien », 2012
9. Sherry Turkle, « Seuls ensemble : De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines », 2016
10. Jean-Michel Besnier, « L’Homme simplifié: Le syndrome de la touche étoile », 2012
11. Article de 01.net, « Tout ce que l’on peut faire avec Google Home » ,
12. Frédéric Rognon, Membre du CEERE, Professeur de philosophie, Faculté de théologie protestante, Université de Strasbourg, « De la soi-disant neutralité de la technique »
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