★ L’homme au service du progrès
« Après un premier rapport paru en 2001, l’Agence européenne de l’environnement a publié le 23 janvier 2013 un rapport intitulé Signaux précoces et leçons tardives : science, précaution, innovation. En plus de 700 pages, ce rapport accablant pointe les failles consternantes du système de régulation sanitaire et environnementale en vigueur, examine des cas spécifiques pour lesquels les signaux d’alarme ont été ignorés, provoquant dans leur ensemble des milliers de morts, des destructions massives, parfois irréversibles, de l’environnement, des coûts collectifs immenses.
L’homme-cobaye
Ces analyses de cas portent sur de nombreux thèmes ; on en retiendra quatre. Des quantités de plus en plus grandes de produits pharmaceutiques sont utilisées par l’humain ou l’animal. Leurs résidus se retrouvent dans les sols (épandage des lisiers ou des boues urbaines) et les eaux de surface. Les interactions que toutes ces molécules peuvent avoir entre elles laissent supposer des conséquences néfastes sur la santé et l’environnement, d’autant que certaines d’entre elles peuvent persister plusieurs dizaines d’années. Si les risques sont peu connus, c’est parce que se manifeste la puissance des lobbies. Ce qu’on appelle les perturbateurs endocriniens, substances chimiques naturelles ou de synthèse, peuvent interférer avec le fonctionnement du système hormonal, et sont soupçonnés, même à doses très faibles, de jouer un rôle dans la fréquence de certains cancers, dans des troubles de la reproduction, voire des altérations de la croissance ou des troubles comportementaux. Des études montrent des modifications de la reproduction, des altérations de la différenciation sexuelle chez certaines espèces de poissons, du fait que les œstrogènes (provenant par exemple de la pilule contraceptive) se retrouvent dans les eaux usées, puis dans les milieux aquatiques. D’autres travaux mettent, par ailleurs, en évidence, les conséquences d’une exposition à certains pesticides : baisse de concentration spermatique, augmentation des malformations génitales chez le garçon et des cas de cancers des testicules. On peut bien entendu compter sur les lobbies de l’agrochimie pour restreindre la liste des pesticides susceptibles d’être exclus. Fortement toxique, le mercure altère irréversiblement le système nerveux, nuit au développement des embryons, entraîne des pathologies graves, même à des taux d’exposition bas. On peut noter, parmi les effets engendrés : perte de la mémoire immédiate, insomnies, tremblements, vertiges, troubles de l’audition… Malgré la sonnette d’alarme tirée par de nombreux scientifiques, les autorités sanitaires ne jugent toujours pas urgent d’interdire les amalgames dentaires. Plus grave encore, on introduit dans les foyers une autre source d’intoxication au mercure, les lampes basse consommation vantées pour leurs vertus… écologiques. Dans l’affaire de la vache folle, le ministère chargé de résoudre la crise était censé atteindre simultanément deux objectifs contradictoires : défendre les intérêts économiques des agriculteurs et de l’industrie alimentaire, et protéger la santé publique contre les risques d’origine alimentaire. On sait que le gouvernement britannique privilégia le premier objectif au détriment du second, en jouant l’apaisement, en minimisant l’intervention de l’État et les dépenses publiques. En transformant les vaches en carnivores par l’intermédiaire des farines animales (insuffisamment chauffées et issues parfois d’animaux malades), cette affaire fera de nombreux dégâts sanitaires et financiers.
Les technologies s’en mêlent
L’analyse porte aussi sur des technologies utilisées à l’heure actuelle. L’université de médecine de Padoue (Italie) a mis en évidence l’augmentation du risque de cancer des nerfs crâniens pour les utilisateurs intensifs de téléphones portables. D’autres études aboutissent à des résultats similaires. Et pourtant, l’OMS estime qu’à ce jour (en 2011) « il n’a jamais été établi que le téléphone portable puisse être à l’origine d’un effet nocif pour la santé ». En France, le comité « scientifique » de Bouygues Telecom a rejeté en 2008 tout risque lié aux ondes. Ce rapport a reçu la caution de l’Académie de médecine, qui l’a publié ! De nombreuses études concernant les effets néfastes des organismes génétiquement modifiés ont été menées, notamment celle conduite récemment par G.-E. Séralini. D’où une levée de boucliers de la part du milieu (à entendre au sens de mafia). Alors qu’aujourd’hui les risques des OGM sont officiellement évalués par l’Autorité européenne de sécurité alimentaire, qui s’est distinguée depuis de nombreuses années par la proximité scandaleuse de ses membres avec les industriels. Les nanotechnologies représentent un marché potentiel de dizaines, sans doute de centaines, de milliards, dans de nombreux secteurs. C’est pourquoi la recherche sur les risques stagne. « Les décideurs politiques doivent fixer le cap et réglementer la manipulation des nanomatériaux, de telle sorte que nous ne perdions pas les énormes possibilités offertes par cette technologie. » C’est ce que déclare le directeur de la recherche de BASF. C’est ce géant de la chimie qui vient de lancer, en Allemagne, une « vaste étude sur les risques sanitaires des nanotechnologies » ! C’est comme si on confiait une analyse des méfaits du Mediator aux laboratoires Servier, du risque nucléaire à Areva ou des cancers de l’amiante au secteur du BTP. Et pourtant des recherches ont montré que les nanoparticules peuvent provoquer des lésions de l’ADN et la formation d’aberrations chromosomiques. En attendant mieux. De nombreux autres domaines pourraient être évoqués où l’on retrouverait les mêmes méthodes : avertissements ignorés ou écartés, lanceurs d’alerte systématiquement discrédités dans leur travail, réduction de la capacité de la contre-expertise, inaction coupable des décideurs politiques, dissimulation ou ignorance de l’existence de risques potentiels… dans le seul but de privilégier le profit à court terme, de protéger des intérêts économiques. Parce que la guerre commerciale exige que les technologies soient approuvées plus vite que par le passé, d’où une possibilité de propagation rapide et accrue des risques. Parce que la rentabilité passe avant la vie humaine : dans le cas de l’amiante, la longueur de l’intervalle entre l’identification du problème spécifique et la mise en œuvre effective de l’action atteint un siècle !
Pour une ordonnance plus sévère
Ce rapport a le mérite de poser un regard critique sur la connaissance scientifique, sur l’incertitude et les activités humaines. Bien entendu, ses recommandations se situent dans le cadre social, économique et politique existant (utilisation plus large du principe de précaution, approche plus globale des systèmes environnementaux et biologiques, nouvelles formes de gouvernance impliquant les citoyens dans les choix effectués en matière d’innovation, fiscalité et indemnisation des dommages causés aux victimes et à l’environnement, etc.). Or parce que les enjeux sont considérables (la préservation de l’environnement et l’état de santé des espèces et des écosystèmes qui en dépendent, et donc l’influence de ces risques sur nos vies), l’ordonnance doit être plus sévère : le renversement du capitalisme et de l’État est incontournable. Mais si cette exigence constitue une condition nécessaire, elle ne saurait non plus suffire. Notamment, la science elle-même doit être questionnée. Face à une réalité difficile à appréhender, c’est-à-dire une dynamique de systèmes complexes et parfois chaotiques, caractérisés par des notions telles que les boucles de réaction, de synergies, de seuils, d’équilibre/instabilité et liés par des chaînes causales plurifactorielles et interdépendantes, la science doit faire preuve de plus d’humilité, de moins d’orgueil. Elle trouve d’ailleurs de moins en moins le moyen de réparer ses erreurs. Certes, il est difficile d’évaluer les avantages et inconvénients globaux de l’action ou de l’inaction, qui impliquent des considérations éthiques et économiques. Certes, il peut se manifester une prudence excessive, une application maximaliste du principe de précaution qui peuvent s’avérer coûteuses. Mais il semble que l’on assiste depuis quelque temps à une collusion entre le pouvoir de l’économie, de la finance et celui de la science, au nom de la lutte contre « l’irrationalité », contre la « peur du changement », contre « l’ignorance et la superstition ». On n’arrête pas le progrès ! Qu’il s’agisse de Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête (Société de géographie), de L’apocalypse n’est pas pour demain (B. Tertrais), de L’Inquiétant Principe de précaution (G. Bronner) ; qu’il s’agisse des élucubrations de C. Allègre, de L. Ferry, de B. Lomborg, ou encore des rapports des Académies de médecine et des sciences, on perçoit, à la lecture, un même déni de la réalité, un même optimisme béat à la fois dans le génie humain et le caractère illimité des ressources naturelles : la croissance assure l’émancipation et la science ouvre des perspectives exaltantes ! Il importe ici de dénoncer l’imposture des Académies des sciences et de médecine. Leur palmarès, depuis un quart de siècle, est éloquent et révélateur des positions conservatrices, pour ne pas dire réactionnaires, et souvent hors de toute considération scientifique, d’une doxa rigide et intouchable, entièrement dévouée aux entreprises agrochimiques qui la « subventionnent ». L’Académie des sciences minimise les risques des dioxines, se montre favorable à l’exploration des gaz de schiste, désavoue les travaux de G.-E. Séralini sur le maïs OGM, prétend que les écrans sont bénéfiques pour les enfants s’ils sont régulés (comme les marchés ?) et adaptés. Pour sa part, l’Académie de médecine nie publiquement les risques de l’amiante (des milliers de morts) ainsi que l’impact des faibles doses de radiations sur l’émergence de cancers, incrimine les éoliennes pour leur nuisance sonore supposée, invite à relativiser l’impact des particules fines sur le cancer du poumon alors que le diesel vient d’être classé cancérigène, et conteste une analyse de 1 800 études internationales qui évoque la responsabilité de la téléphonie mobile dans la formation de cancers et l’altération du sperme. Voici ce qu’en pense B. Sourice, journaliste à Précaires et militants : « Ces instances sont de véritables arcanes où se mêlent sciences et politiques, et où les effets de groupes sont indissociables du mode d’élection par cooptation entre pairs, ce qui entraîne bien des intrigues pour ces chevaliers pas toujours verts. » Comme si la multiplication des moratoires et des interdictions engendrait seulement la méfiance de l’opinion publique envers la science, la mise en cause du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre, alors qu’il s’agit d’abord de préserver la santé, la vie. Tous ces propos, le plus souvent arrogants, haineux, semblent sous-tendus par le vieux fantasme de domestication de la nature, la vision anthropocentrique de l’humain situé au sommet de l’échelle du vivant qu’il soumet à sa seule volonté. Ils paraissent même cautionner les projets délirants de la technoscience, ce « marteau sans maître à la masse croissante et au mouvement accéléré », selon Castoriadis. La finalité étant peut-être l’« amélioration » de l’humain en combattant ces « misères et fatalités » que sont la brièveté de la vie, la vieillesse, la maladie, le handicap, les limites des forces du corps et de l’intelligence. Nul doute que cette « augmentation » de l’humain aille dans le sens, non d’une émancipation, mais dans celui d’une normalisation, d’un formatage. Traçabilité. Code-barres. « Un immense troupeau sans intérêt au service d’une petite élite autoproclamée. » L’innovation remplit des fonctions associées au progrès : mythe du renouveau, étonnement continuel, tentation du vertige, propension à la démesure, illusion d’immortalité à travers la recherche de l’excellence. À la fois creuset idéologique et miroir aux alouettes, en définitive au service du profit. Parce que la machine capitaliste ne peut se maintenir en mouvement que par une fuite perpétuelle en avant : nouveaux objets de consommation, nouvelles méthodes de production et de transport, nouveaux marchés, nouveaux types d’organisation matérielle.
Cynisme ou aveuglement ?
Le message qui semble être adressé par tous ces apôtres de la méthode Coué, c’est qu’il n’y a pas le choix, qu’il faut accepter les risques d’une innovation, d’une croissance en dehors desquelles il n’y a pas de salut, qu’il faut accepter le caractère inéluctable des sacrifices imposés par la compétition économique mondiale. Relever les défis, les challenges ! Maintenir la confiance pour éviter la panique. Et de toute façon, la population ne doit pas se mêler de ce qui la regarde. Or, comme l’exprime I. Stengers (Au temps des catastrophes) : « Les prévisions les plus pessimistes produites par les simulations gagnent en probabilité. » On connaît désormais les conséquences souvent dramatiques de l’innovation technologique, mais on est priés de faire semblant de croire que la situation finira par s’améliorer. S’il n’a jamais été question de rejeter en bloc le progrès technique, force est de constater qu’il constitue un pilier essentiel du capitalisme, et par conséquent ceux qui prônent la poursuite aveugle de ce « progrès » contribuent à renforcer les structures dans lesquelles il se développe. L’informatique aujourd’hui, les nanotechnologies demain constituent les meilleurs outils de contrôle, de répression et d’exploitation. Cette effervescence permanente contribue, en outre, à dissoudre la conscience politique. Comme l’exprime F. Cros (L’Innovation à l’école : forces et illusions) : « L’innovation modifie les objectifs de l’institution alors que la révolution remet fondamentalement en cause les pouvoirs. » Il devient urgent, pour les peuples, de se réapproprier, non seulement les richesses matérielles, mais le savoir et le pouvoir de décider. Penser par soi-même sans recourir aux prothèses artificielles. »
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