★ Le système représentatif et l’idéal anarchiste
Dans de telles conditions, le système représentatif ne réalise ni la souveraineté populaire, ni la liberté de l’individu. Toute l’humanité est soumise à la tutelle des riches et des puissants, et les élections populaires n’ont de valeur qu’en ce qu’elles consacrent un tel état de tutelle. Dès que la multitude déshéritée et opprimée montre le moindre signe de rébellion, toutes les ressources du pouvoir et de la richesse sont mises en mouvement afin de la renvoyer dans la soumission.
Dans l’évolution des formes politiques le système représentatif ne constitue pas un progrès effectif pour les multitudes déshéritées. La véritable conquête accomplie par la révolution politique consiste dans l’énonciation du principe de la souveraineté populaire, qui transfère les origines du pouvoir du ciel à la terre et établit que les hommes sont les seuls auteurs de leurs destinées. Mais le système représentatif ne réalise pas ce principe, il le fausse, le corrompt et le trahit. Le système représentatif ne donne pas aux hommes, proclamés maîtres de leurs destinées, d’autre faculté que celle de déléguer leur destinée aux classes privilégiées qui les gouvernent et les exploitent.
Le système représentatif et l’idéal anarchiste – Max Sartin
Le système représentatif est un moyen politique grâce auquel la bourgeoisie tente de réaliser le principe de la souveraineté populaire, sans abdiquer ses privilèges de classe dominante.
L’idée de la souveraineté populaire, dans son sens moderne, a réussi à l’emporter suite aux révolutions du 18ème siècle. Avant cela, la souveraineté résidait dans la personne du monarque, dans les castes nobiliaires et théocratiques, ces dernières la détenaient et l’exerçaient au nom du droit de conquête, du droit héréditaire ou en vertu d’une investiture divine mystique, dans tous les cas en vertu de la force brute.
Quand le Tiers-État insurgé renversa le pouvoir de l’aristocratie et, décapitant le roi, détruisit le mythe de l’investiture divine des monarques, la bourgeoisie, héritière des richesses qui avaient appartenu aux seigneurs de l’ancien régime, chercha un système qui lui permettrait d’un côté de légaliser les privilèges qu’elle s’était assurés, principalement grâce à l’action insurrectionnelle du peuple, et de l’autre de justifier son exercice du pouvoir politique, sans lequel elle n’aurait pas pu conserver longtemps le monopole de ces richesses.
Ce système greffa, à l’idée de la souveraineté populaire, l’idée de la représentation, grâce à laquelle le peuple souverain confiait les fonctions du pouvoir à un personnel élu pour une période plus ou moins longue, mais appartenant quoi qu’il en soit à la classe bourgeoise.
L’idée de la représentation est indépendante de l’idée de la souveraineté populaire, et a des origines différentes. Alors que cette dernière est née dans le creuset de la révolution, la première est sortie des plus sombres ténèbres du Moyen-âge.
« L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut de représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier qu’à Rome où les tribuns étaient si sacrés on n’ait pas même imaginé qu’ils pussent usurper les fonctions du peuple, et qu’au milieu d’une si grande multitude, ils n’aient jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite […] Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire il le faisait par lui-même ; il était sans cesse assemblé sur la place. » (1)
Les grecs, donc, conçurent la démocratie non seulement comme souveraineté, mais aussi comme gouvernement direct du peuple. Cela n’occasionnait pas de problèmes insolubles, les républiques démocratiques de la Grèce étant fondées sur l’économie esclavagiste, seuls les hommes libres étaient citoyens et composaient le peuple. Ceux-ci étaient dispensés de la nécessité du travail matériel, accompli par les esclaves, et avaient tout le temps de se dédier à la chose publique.
La démocratie moderne est différente. L’émancipation de l’esclavage et du servage élève lentement tous les hommes à la dignité de citoyens, créant un problème de nombre qui n’existait pas auparavant.
Mais le système représentatif s’est développé indépendamment de ce problème. Avant même que les esclaves émancipés n’aspirent à la dignité de citoyens, les monarques ressentirent la nécessité de leur donner l’illusion de participer à la chose publique. Un anarchiste français du début du siècle, O. Dubois, écrivait à ce sujet : « Le système représentatif est une chose qu’ignoraient les civilisations antiques. Ses origines remontent à l’époque obscure du Moyen-âge, alors que le christianisme et la féodalité se partageaient la direction du troupeau humain. La situation des « vilains » devenait parfois insupportable, ils déléguaient alors l’un d’entre eux pour présenter la liste de leurs plaintes au seigneur. Ces pauvres parias personnifiaient alors, devant le droit absolu et divin, l’existence misérable des serfs gouvernés. C’était la première représentation, l’Angleterre en fut le berceau. Sa mission tout juste terminée, cette piètre délégation se dissolvait ; et on ne sait pas précisément par quel obscur travail des siècles elle s’est transformée en ces puissantes assemblées parlementaires d’aujourd’hui. » (2)
Cependant, ceux qui supposeraient que les délégations de villageois, en ces temps lointains d’absolutisme royal, avaient une origine spontanée, seraient dans l’erreur. Spontanément, les villageois auraient plus probablement eu recours à la révolte qu’à la pétition au souverain par le biais de représentants choisis d’un commun accord, lesquels auraient risqué de perdre leur tête si le souverain avait jugé leur ardeur insupportable.
Dans les archives de la monarchie anglaise on trouve des documents sur les origines du système représentatif, plus humbles et rien moins que démocratiques. On y trouve, par exemple, une ordonnance du roi Henry-III datée de 1254.
Aujourd’hui encore, les nobles – les Lords temporels et spirituels – doivent, personnellement et de droit, siéger au Parlement, où ils se représentent eux-mêmes ainsi que la classe qu’ils constituent ensemble. Dans le document mentionné ci-dessus, Henry-III invitait les Lords à siéger au Parlement et, en outre, il donnait l’ordre aux shérifs de tous les comtés du royaume de prendre les mesures nécessaires pour que « se présentent devant le Conseil du Roi deux bons et discrets Chevaliers que les hommes du comté auraient choisi dans ce but, en lieu et place d’eux tous, afin d’examiner avec les Chevaliers des autres comtés quelle aide apporter au roi » (3).
On trouve déjà ici l’essence du système représentatif dans un régime de privilèges économiques et politiques. Ce ne sont pas les villageois qui prennent l’initiative d’envoyer leurs représentants au roi ; mais c’est le roi qui ordonne, par le biais des shérifs, l’envoi de représentants au Conseil, et il ne veut pas qu’ils soient villageois, mais exige qu’ils soient de « bons et discrets Chevaliers ». Le roi veut que les fonds qui seront alloués en sa faveur aient le consensus des représentants du peuple, mais le shérif doit veiller à ce que ces représentants soient de bonnes personnes, c’est-à-dire des personnes fidèles au roi. En d’autres mots, le roi ne se préoccupe pas que les représentants élus par les comtés représentent les hommes de ces comtés ; ce qui le préoccupe, à l’inverse, c’est qu’ils représentent les intérêts du roi.
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Le caractère fictif de la représentation politique est déjà transparente dans ce document ancien. Dans la généralisation actuelle du système représentatif, les noms changent, mais la substance reste la même. Le peuple souverain élit ses représentants, mais ses représentants – comme les bons et discrets Chevaliers d’Henry-III d’Angleterre – doivent être avant tout de bons citoyens, dévoués à l’ordre constitué, c’est-à-dire respectueux du droit de la propriété privée, des monopoles capitalistes de la richesse sociale, de l’autorité de l’État, ce qui revient à dire qu’ils doivent représenter non pas la volonté, les aspirations ou les intérêts de ceux qui les élisent, mais la domination, l’autorité et les privilèges que l’ordre constitué consacre et propage.
« Le gouvernement représentatif – écrit Pierre Kropotkine – est un système élaboré par les classes moyennes pour gagner du terrain sur le système monarchiste, en maintenant et en augmentant en parallèle sa domination sur les travailleurs. Le système représentatif est la forme de la domination caractéristique des classes moyennes. Mais même les plus ardents admirateurs de ce système n’ont jamais sérieusement soutenu qu’un parlement ou un corps municipal puisse véritablement représenter une nation ou une ville : les plus intelligents d’entre eux comprennent très bien que cela est impossible. En soutenant le gouvernement parlementaire les classes moyennes ont simplement cherché à élever une digue entre elles et le monarque, ou entre elles et l’aristocratie foncière, sans accorder au peuple la liberté. Cependant, il est évident qu’au fur et à mesure que les hommes prennent conscience de leurs intérêts, et que la diversité de ces intérêts augmente, le système représentatif se révèle être inadapté. C’est la raison pour laquelle les démocrates de tous les pays se donnent du mal pour chercher des palliatifs ou des correctifs, qu’ils ne parviennent cependant pas à trouver. Ils essayent le Référendum et découvrent qu’il n’est pas valable ; ils déblatèrent sur la représentation proportionnelle, sur la représentation des minorités et sur d’autres utopies. En un mot ils cherchent l’impossible, c’est-à-dire un mode de délégation qui représente la variété infinie des intérêts d’une nation ; mais ils sont forcés d’admettre qu’ils font fausse route, la confiance dans le gouvernement représentatif se dissipe alors peu à peu. » (4)
Les anarchistes ne sont pas les seuls à exprimer des critiques au système représentatif de gouvernement. A notre époque, nous avons été témoins non seulement de la critique, mais aussi de l’offensive sanglante des absolutistes du gouvernement contre le système représentatif, lesquels ont échoué, à peu de choses près, à supprimer de la surface de la terre les conquêtes de la révolution politique pour restaurer l’absolutisme totalitaire du système monarchique et oligarchique de gouvernement. Mais ce n’est pas dit encore qu’il ne reste pas quelque chose de leur offensive dans la vie publique des générations futures.
Le pouvoir politique a ses racines dans le pouvoir économique et, tant que celui-ci reste le monopole de petites minorités omnipotentes, croire dans le triomphe d’une vraie démocratie, où la gestion de la chose publique serait vraiment l’œuvre du peuple et au bénéfice du peuple, est utopique, fatalement.
Le système représentatif est, en dernière analyse, un mécanisme idéal pour donner aux gouvernants privés de l’investiture divine les apparences d’une investiture populaire. Ceux qui ne se contentent pas des apparences et cherchent la substance dans les rapports humains doivent nécessairement trouver de quoi rire des illusions de ce mécanisme.
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Jean-Jacques Rousseau, qui est certainement un des fondateurs de la pensée démocratique, était résolument opposé au système représentatif. « S’il faut aller combattre – écrit Rousseau – [les citoyens] payent des troupes et restent chez eux ; si on doit aller au conseil, ils élisent des députés et restent chez eux. […] et des représentants, pour vendre [la patrie] ».
« La souveraineté – continue Rousseau – ne peut pas être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants […] Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde » (5).
En Suisse, où l’influence de Rousseau est la plus importante, le référendum est en effet utilisé plus largement que dans n’importe quel autre pays démocratique ; mais, comme l’observait justement Kropotkine, le référendum ne résout pas le problème de la démocratie. Le peuple est appelé à se prononcer sur des propositions formulées par de petits groupes d’intérêts et de partis spéciaux, il est tenu à dire par le vote s’il les approuve ou les repousse, mais n’a pas la possibilité de modifier ces propositions ; et quand celles-ci sont acceptées par la majorité, le gouvernement est tenu d’en imposer le respect à tous, même aux minorités adverses, les interprétant, évidemment, d’après ses critères particuliers de groupe dominant.
Carlo Pisacane, un des précurseurs de l’anarchisme, juge le système représentatif absurde : « Déclarer – écrit-il – un gouvernement représentant de l’opinion publique et de la volonté publique est comme déclarer une partie représentante du tout. »
Dans le camp socialiste autoritaire, les critiques du système représentatif faites par Rittinghausen il y a près d’un siècle conservent toute leur valeur aujourd’hui.
« Le système représentatif – écrivait Rittinghausen en 1849 – est un reste de l’ancienne féodalité, reste qui aurait dû tomber déjà sous les coups de la première révolution française. Il avait sa raison d’être, lorsque la société était un composé de corporations de toutes espèces, donnant à leurs députés un mandat déterminé ; il n’a plus cette raison d’être, depuis que les corporations ont disparu. Avec l’esprit du moyen-âge, avec la cause, le peuple aurait dû écarter l’effet […] »
« La représentation nationale – continue Rittinghausen – est une fiction, rien qu’une fiction. Le délégué ne représente que lui-même, puisqu’il vote selon sa propre volonté et non selon la volonté de ses mandataires. Il peut dire oui quand ceux-ci diraient non, et il le fera dans la plupart des cas. La représentation n’existe donc pas, à moins que l’on ne veuille nommer ainsi l’action de heurter l’intérêt et l’opinion de ceux que l’on est censé représenter […] »
Mais, continue Rittinghausen : « Y eut-il représentation véritable par quelque phénix introuvable de député, la majorité des électeurs du pays ne serait jamais représentée, et la moitié à peu près des électeurs victorieux se trouverait dans le même cas par le fractionnement des assemblées en majorité et en opposition » (6).
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Rittinghausen n’était pas anarchiste. C’était un socialiste démocrate, qui voulait un État dans lequel la législation serait faite par le peuple directement plutôt que par le biais d’impossibles assemblées représentatives, impossibles parce que les soi-disant représentants du peuple ne représenteraient en réalité qu’eux-mêmes.
L’anarchisme rejette l’idée même de l’État, et pendant trois quarts de siècles les anarchistes ont critiqué le système représentatif et se sont abstenus aux élections pour deux raisons fondamentales, qui sont généralement acceptées par tous. D’une part parce que, niant l’État, les anarchistes ne comptent pas participer à ses activités en contribuant par leur vote à la nomination de ses législateurs. D’autre part parce qu’ils savent que le pouvoir effectif réside dans les mains de ces petites minorités qui détiennent et monopolisent la richesse sociale sous toutes ses formes. Et que les législateurs, non seulement, ne représentent pas la majorité de la population qui les élit, mais qu’en réalité, ils ne sont pas libres non plus de légiférer selon leurs propres consciences – quand ils en ont une – dès lors que celle-ci diverge des intérêts et de la volonté du pouvoir effectif de ces minorités privilégiées.
Dans la société que nous préconisons il n’y aura ni État, ni monopoles économiques, ni privilèges d’aucune espèce. Le travail de production et de distribution sera effectué par des hommes vivants dans des conditions d’égalité, sur la base du libre accord. Déjà aujourd’hui, dans nos groupes qui s’efforcent de réaliser, ne serait-ce qu’en embryon, la société anarchiste à laquelle nous aspirons, les compagnons se réunissent et travaillent dans les conditions de liberté relative que l’environnement consent, mais refusant la coercition d’une quelconque autorité, c’est-à-dire dans des conditions d’égalité et sans raison d’intérêt personnel.
Maintenant, si l’autorité de l’homme sur l’homme et l’hégémonie des privilèges économiques et sociaux constituaient les seules raisons d’invalidité du système représentatif, personne ne s’opposerait à ce que ce système soit transplanté dans la société anarchiste de l’avenir. Personne ne s’opposerait à ce qu’il soit adopté aujourd’hui même par les anarchistes dans leurs activités de groupe, de propagande et d’organisation, où ces privilèges ne sont pas enracinés.
Je n’ai pas besoin de dire que même dans les milieux qui se disent anarchistes le système représentatif est largement utilisé, particulièrement là où les anarchistes s’unissent en fédérations et en unions, et plus encore dans le champ syndical, où les anarchistes élisent ou se laissent élire en qualité de délégués pour des congrès ou des rencontres, ou bien à des charges administratives et même à des fonctions éditoriales de diverses natures.
Cependant, cette transplantation du système représentatif ne se fait pas sans dégâts, ni sans opposition.
Nous avons tous vu les dégâts qui ont été causés, par exemple, du temps de la lutte antifasciste en 1936-1939 par les délégations de la Confédération Nationale du Travail en Espagne, aussi bien à la cause de la liberté dans leur pays qu’au mouvement anarchiste en général. A cette occasion le système représentatif, pratiqué par des hommes qui se disaient anarchistes, œuvra, à peu de choses près, de la même manière que dans tous les partis autoritaires. A un moment donné, les supposés représentants libertaires du prolétariat ibérique assumèrent l’initiative d’une politique gouvernementale absolument contraire aux bases de la doctrine anarchiste et, sans consulter leurs mandants, – au contraire, étouffant dans la censure et dans le sang leurs protestations, quand l’occasion se présentait – envoyèrent leurs hommes remplir les fonctions de ministres et se solidariser avec les répressions atroces de la volonté populaire.
Le mouvement anarchiste international n’a pas encore fini de peser les conséquences de cette funeste perversion.
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La réaction absolutiste du nazifascisme, comme le prévoyait Malatesta, produit en réaction un accroissement de sympathie pour le régime démocratique. La lutte pour abattre le nazifascisme, une longue lutte, sanglante, nécessairement faite de promiscuité, a fatalement créé chez les combattants des partis démocratiques autoritaires et chez les militants anarchistes qui y ont participé, une fraternité d’armes, de dangers et de privations qui ne pourra pas se rompre rapidement après la chute du fascisme. Il y aura des démocrates qui par cette fraternité d’armes seront amenés vers l’anarchisme, mais il y aura sûrement, et il y a, des anarchistes amenés au contraire à transiger avec les méthodes démocratiques. Les nouvelles que l’on reçoit quotidiennement de l’Europe disent en effet qu’il existe une grande confusion dans les idées des survivants de la lutte insurrectionnelle contre le nazifascisme, et que le problème le plus urgent pour la propagande de l’idéal anarchiste est celui de clarifier les idées.
L’anarchisme est un mouvement jeune contraint d’agir dans un monde autoritaire. Vivre de manière anarchiste dans cette environnement est impossible. Beaucoup de ceux qui approuvent les fins que l’anarchisme se propose d’atteindre n’ont pas les idées très claires concernant la méthode pour y arriver. Et, par ailleurs, ce que ces mêmes anarchistes font n’est pas nécessairement conforme à l’anarchisme uniquement parce que ce sont des anarchistes qui le font.
« Nos actes – écrivait Luigi Galleani – ne sont pas nécessairement anarchistes parce que nous qui les accomplissons sommes anarchistes (personne ne revendiquerait la qualité d’anarchiste au moment où il paye l’impôt, le loyer ou les amendes) mais, c’est l’inverse justement, nous sommes d’autant plus anarchistes que nos actes et notre conduite sont conformes à notre idéal » (7).
Il s’agit donc de savoir si nos actes sont appropriés aux idées que nous professons et si, dans le cas de notre étude, le système représentatif peut être accepté comme une méthode appropriée, aussi bien aujourd’hui dans nos rapports quotidiens de propagande et d’actions que demain dans le fonctionnement de la société en régime anarchiste.
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Le système représentatif comporte, en premier lieu, une délégation de pensée, de volonté et de fonction. Elle comporte, en second lieu, la prédominance de la majorité, parce qu’autrement la représentation serait immobilisée par l’opposition. Elle comporte, enfin, le principe de la responsabilité collective.
L’anarchisme, par principe, exclut toute domination, que ce soit celle de la majorité, celle de la minorité, ou celle de l’individu. Sur ce point il n’existe pas, ou il ne devrait pas exister de désaccords parmi les anarchistes. Vers la fin de sa longue vie de militant, Errico Malatesta, qui admettait aussi l’organisation des anarchistes non seulement dans les syndicats, mais aussi comme parti distinct, écrivait à ce sujet :
« On sait que les anarchistes n’admettent pas le gouvernement de la majorité (démocratie), pas plus qu’ils n’admettent le gouvernement d’un petit nombre (aristocratie, oligarchie, ou dictature de classe ou de parti), ni celui d’un seul (autocratie, monarchie ou dictature personnelle).
Les anarchistes ont mille fois fait la critique du gouvernement dit de majorité qui, dans l’application pratique, conduit toujours à la domination d’une petite minorité » (8).
Le principe de la responsabilité collective est implicite dans le système représentatif. Si l’individu, si le peuple peut déléguer sa propre pensée, sa propre volonté, sa propre fonction à un autre individu, ou à un groupe d’individu, ce que ces individus font dans l’accomplissement d’une telle représentation engage les représentés. En effet, nous assistons ici aujourd’hui, où le système représentatif a atteint son application maximale, à des manifestations extraordinaires de ce sens de la responsabilité collective. Votre enfant qui rentre de l’école vous apprend que « nous » (9) sommes arrivés aux portes du Japon, que « nous » n’avons jamais perdu une guerre. L’éboueur vous assure que « nous » resterons en Allemagne pour au moins cinquante ans ou que « nous » sommes les créditeurs du monde entier, et ainsi de suite. Naturellement l’enfant répète ce qu’il a entendu dire, tout comme la plupart de ceux qui sont à moitié morts de faim et qui n’ont pas une paire de chaussures de rechange, mais ils se considèrent responsables de tout ce que le gouvernement et la classe dominante du pays font ou décident de faire.
Les communistes-anarchistes russes qui rédigèrent la « Plateforme » d’il y a une vingtaine d’années avaient adopté, avec le système représentatif, le principe de la responsabilité collective : « Toute l’Union sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre ; et chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de l’Union » avait proclamé la Plateforme. Malatesta répondait que « cela est la négation absolue de toute indépendance individuelle, de toute liberté d’initiative et d’action » ; et il ajoutait :
« Mais si l’Union est responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à chaque membre en particulier et aux différents groupes la liberté d’appliquer le programme commun de la façon qu’ils jugent la meilleure ? Comment peut-on être responsable d’un acte si l’on n’a pas la faculté de l’empêcher ? Donc l’Union, et pour elle le Comité exécutif, devrait surveiller l’action de tous les membres en particulier et leur prescrire ce qu’ils ont à faire, et comme le désaveu du fait accompli n’atténue pas une responsabilité formellement acceptée d’avance, personne ne pourrait faire quoi que ce soit, avant d’en avoir obtenu l’approbation, la permission du Comité. Et, d’autre part, un individu peut-il accepter la responsabilité des actes d’une collectivité avant de savoir ce qu’elle fera, et comment peut-il l’empêcher de faire ce qu’il désapprouve » (10).
Nous sommes ici totalement dans le champ de l’absurde, le même absurde pour lequel les peuples sont tenus d’expier en temps de guerre et de paix toutes les erreurs et tous les délits qu’on commis leurs gouvernements.
Mais si nous ne comptons pas accepter les responsabilités de nos représentants, où donc s’arrêtera leur rôle de représentants ?
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Toute la question se réduit donc à savoir, avant tout s’il est possible, ensuite s’il est opportun, du point de vue des fins de l’action et de la propagande anarchiste, de déléguer aux autres sa propre pensée, sa propre volonté, ou une quelconque fonction que pour une raison ou pour une autre on ne veut pas directement accomplir.
Toute la littérature anarchiste est pleine d’arguments et de polémiques qui en démontrent l’impossibilité.
Dans l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure on trouve une définition de la délégation qui explique pourquoi la représentation est un phénix introuvable.
« Le délégué (ou représentant) est donc une personne à laquelle on a transmis ses pouvoirs et qui agit ou qui devrait agir, non pas en son nom propre, mais en celui de ses mandants. Les intérêts des délégués doivent s’effacer devant ceux des groupes qui les ont nommés pour remplir une mission ou un travail quelconque et ils se doivent d’oublier leur propre personnalité pour ne songer qu’à l’organisation ou aux individus qui ont placé en eux leur confiance » (11).
Maintenant, est-il possible qu’un individu désigné représentant, puisse à tel point annuler sa propre personnalité ? Et si cela est possible, serait-il humain de prétendre qu’un être raisonnable, conscient et libre s’efface devant sa propre fonction de représentant jusqu’à devenir un automate de la volonté d’autrui ?
Si c’est impossible, si ce n’est pas humain, cela ne peut pas être conforme aux principes anarchistes, car jamais ceux-ci ne prétendent l’impossible ni n’aspirent à écraser la dignité de l’homme.
L’anarchisme est par définition la revendication de la liberté et de la dignité de l’individu. « La condition négative de la liberté – écrit Bakounine – est celle-ci : Aucun homme ne doit obéissance à un autre ; il n’est libre qu’à condition que tous ses actes soient déterminés, non par la volonté d’autres hommes, mais par sa volonté et par ses convictions propres » (12).
Comment les actes de l’individu pourraient-ils être déterminés par sa propre volonté, quand pour les choses qui le concernent il délègue lui-même cette volonté à d’autres ?
« En tant qu’anarchiste – écrit Giuseppe Ciancabilla – nous ne reconnaissons à aucun homme, aussi digne et méritant que soit ce compagnon, le mandat de représenter les opinions d’une masse absente… » (13). Et ailleurs, son journal « La Protesta Umana » sermonnait plus explicitement : « Un anarchiste, pour rester cohérent, ne peut accepter aucune délégation de groupes ou de petits groupes ; les congrès d’anarchistes ne pourraient émettre de décisions à base de majorité ou de minorité… » (14).
Le terme cohérence est un de ceux qui inspirent de la méfiance à de nombreuses personnes, comme si c’était une camisole de force qui nous serait imposée de l’extérieur.
Mais, dans la définition même de l’anarchisme, chaque membre de la société est libre de contribuer personnellement, par son travail et sa pensée, à son bien-être et à celui de tous, sans aucune autre limite que celles que tracent ses facultés et ses capacités.
Cela signifie qu’il ne peut et ne doit pas se donner l’illusion de pouvoir déléguer à d’autres aucune des tâches qu’il peut lui-même accomplir et, dans ce sens, il ne peut et ne doit pas imaginer qu’un autre puisse ou veuille faire à sa place ce que lui-même ne peut ou ne veut pas faire. Les autres agissent selon leurs propres consciences, pas à la place de la sienne.
« Jusqu’à présent – écrivait Englander, un autre théoricien de l’anarchisme – on ne s’est occupé que de la souveraineté du peuple, mais nous devons parvenir à la souveraineté de l’individu » (15). Et la souveraineté de l’individu ne signifie ni le droit de prétendre, ni la faculté de se donner l’illusion que d’autres agissent à notre place ; cela signifie seulement que nous pouvons faire directement ce que nous considérons nécessaire ou utile de faire, et que d’autres n’ont pas le droit ou la faculté de nous en empêcher, à condition, naturellement, que l’égale liberté de nos semblables ne soit pas lésée.
Voilà ce que voulaient dire nos précurseurs quand ils proclamèrent la nécessité de l’action directe, qu’ils comprenaient non seulement comme le combat au sens propre, mais aussi comme la propagande et des activités de toute sorte développées par l’individu au bénéfice du mouvement et de l’idéal.
« Tout anarchiste est un propagandiste – écrit S. Faure – il souffrirait à taire les convictions qui l’animent et sa plus grande joie consiste à exercer autour de lui, en toutes circonstances, l’apostolat de ses idées » (16).
Et Émile Pouget expliquait de manière plus complète encore le sens de l’action directe : « L’action directe, c’est la libération des foules humaines, jusqu’ici façonnées à l’acceptation des croyances imposées, c’est leur montée vers l’examen, vers la conscience. C’est l’appel à tous pour participer à l’œuvre commune : chacun est invité à ne plus être un zéro humain, à ne plus attendre d’en haut ou de l’extérieur son salut ; chacun est incité à mettre la main à la pâte, à ne plus subir passivement les fatalités sociales. L’action directe clôt le cycle des miracles – miracles du ciel, miracles de l’État – et en opposition aux espoirs en les « providences », de quelque espèce que ce soit, elle proclame la mise en pratique de la maxime : le salut est en nous !» (17).
En chacun de nous, naturellement, puisqu’il est axiomatique que l’action directe n’est pas une action déléguée.
L’action directe de l’individu est la maxime implicite dans toutes les définitions de l’anarchisme.
« Qu’est l’anarchie ? » – demande Élisée Reclus. Et il répond :
« La vie sans maîtres, pour la société aussi bien que pour l’individu, l’accord social, provenant non de l’autorité et de l’obéissance, de la loi et de ses sanctions pénales, mais de l’association libre des individus et des groupes, conformément aux besoins et aux intérêts de tous et de chacun. » (18).
Kropotkine ne s’exprime pas autrement : « L’individu libre est la source première de toute société libre ».
« Pour approcher du communisme » le socialisme devra « moins dépendre de la représentation, et devenir plus self-government, plus gouvernement de soi-même par soi-même ».
« Notre tactique à nous – c’est toujours Kropotkine qui parle – consiste à développer la plus grande somme possible d’initiative individuelle dans chaque cercle et dans chaque individu, l’unité d’action s’obtenant par l’unité de but et par la force de persuasion que possède toute idée, lorsqu’elle a été librement exprimée, sérieusement discutée et trouvée juste ».
« Cette tendance – conclut Kropotkine – met son cachet sur toute la tactique des anarchistes et sur la vie intérieure de chacun de leurs cercles » (19).
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Dans le langage anarchiste, les collectivités sont toujours considérées comme des regroupements temporaires d’individus libres, chacun pensant et agissant pour soi, jamais comme des abstractions. Lisez Malatesta de fond en comble et vous verrez qu’il ne parle jamais abstraitement des groupes, des comités, des congrès ou des organisations, mais prend toujours soin de préciser qu’il ne compte pas parler des individus singuliers qui composent ces corps collectifs et parlent et agissent en leurs noms propres.
« Nous nous représentons – écrit Kropotkine – une société, dans laquelle les relations entre les membres sont réglées, non plus par des lois […] non plus par des autorités quelconques, qu’elles soient élues ou qu’elles tiennent leur pouvoir par droit d’héritage, mais par des engagements mutuels, librement consentis et toujours révocables, ainsi que par des coutumes et usages, aussi librement agréés. Ces coutumes, cependant, ne doivent pas être pétrifiées et cristallisées par la loi ou par la superstition […] Ainsi, point d’autorité, qui impose aux autres sa volonté. Point de gouvernement de l’homme par l’homme […] Liberté d’action laissée à l’individu […] La société ne demande rien à l’individu qu’il n’ait librement consenti en ce moment même à accomplir » (20).
Donc, l’individu fait, il ne délègue pas, il ne charge pas les autres de faire pour lui.
Paraf-Javal va plus loin encore quand il écrit : « La révolution se fera quand les hommes cesseront de déléguer leurs pouvoirs […] quand ils cesseront de permettre à des gens pareils à eux de dire : “Vous m’avez donné le droit d’agir pour vous” » (21).
Pour Paraf-Javal, non seulement l’anarchie mais aussi la révolution émancipatrice, ne sont possibles que si les hommes se détournent de la coutume malsaine de déléguer aux autres leur propre action et leur propre responsabilité, car c’est précisément de cette délégation que naît l’autorité, et de l’évasion de la responsabilité que jaillit la soumission.
« L’autorité – écrit Galleani – dans le sens vulgaire du terme, c’est l’ensemble des individus qui sont chargés de l’accomplissement des services publics » (22).
Élisez n’importe qui chargé des services publics, et vous aurez créé une autorité qui utilisera le pouvoir que vous lui avez conféré pour se créer des conditions privilégiées. Car votre élu, n’agissant pas de sa propre intention ni sous sa seule responsabilité, mais par votre délégation, se considérera préventivement absous et soutenu par vous dans tous ses actes – du moins tant que la majorité de ses électeurs n’exprimera pas son désaccord de manière péremptoire – et, par conséquent, il sera enclin à reverser sur vous la responsabilité qu’il n’oserait jamais assumer lui tout seul.
Michel Bakounine considérait le régime représentatif comme essentiellement bourgeois. Réfutant le programme des socialistes autoritaires, il dit justement que, même après l’abolition des monopoles privés de la richesse, les travailleurs devront nécessairement exercer le pouvoir « par procuration, c’est-à-dire le confier à un groupe d’hommes élus par eux-mêmes pour les représenter et pour les gouverner, ce qui les fera retomber sans faute dans tous les mensonges et dans toutes les servitudes du régime représentatif ou bourgeois » (23).
Notons que Bakounine parle d’un régime où la socialisation des richesses est déjà advenue et pour laquelle la critique habituelle du système de la représentation politique, acceptée pour le régime bourgeois, ne conviendrait pas. S’il est résolument opposé au système social-communiste c’est justement parce que, même là où on respecte le système représentatif, on ne permet pas la réalisation de la liberté individuelle.
« On conçoit – écrit Bakounine – qu’au premier abord, un plan d’organisation si simple, en apparence au moins, puisse séduire l’imagination d’ouvriers plus avides de justice et d’égalité que de liberté, et qui s’imaginent follement que l’une et l’autre peuvent exister sans liberté, comme si, pour conquérir et pour consolider la justice et l’égalité, l’on pouvait se reposer sur autrui et sur des gouvernants surtout, quelque élus et contrôlés qu’ils se disent par le peuple ! En réalité, ce serait pour le prolétariat un régime de casernes, où la masse uniformisée des travailleurs et des travailleuses s’éveillerait, s’endormirait, travaillerait et vivrait au tambour […] » (24).
Le peuple ne pourra jamais contrôler ceux auxquels il a délégué son indépendance, abdiquant à leur décisions sa propre volonté et sa liberté.
Élisée Reclus, qui concevait l’anarchisme de manière harmonieuse et en a exprimé les principes avec une simplicité de forme classique, écrivit dans une lettre qui a fait le tour de tous les journaux de propagande anarchiste :
« Voter, c’est abdiquer.
« Nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté.
« Qu’il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d’une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur […]
« Voter, c’est être dupe » – continue Reclus.
« C’est croire que des hommes comme vous acquerront soudain, au tintement d’une sonnette, la vertu de tout savoir et de tout comprendre […]
« Voter c’est évoquer la trahison. […]
« N’abdiquez donc pas […]
« Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d’autres, défendez-les vous-mêmes ; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d’action futur, agissez !
« Les occasions ne manquent pas aux hommes de bon vouloir.
« Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, c’est manquer de vaillance » (25).
Comme on voit ici, Élisée Reclus ne parle pas particulièrement du fait de voter pour des députés, des maires ou des magistrats sous un régime capitaliste. Au contraire, il parle de la délégation en général, qu’il considère dans toute circonstance comme une abdication, une bêtise ou une lâcheté.
***
Mais alors, dira-t-on, comment pourra fonctionner la société anarchiste demain, comment peut fonctionner aujourd’hui même le mouvement anarchiste, où l’on doit publier des journaux et des opuscules de propagande, où l’on doit soutenir des comités d’assistance et tant d’autres initiatives, où, enfin, les compagnons qui habitent dans des régions et des États très différents et éloignés doivent, de temps en temps, se voir, se parler, se mettre d’accord sur l’action commune, et ne peuvent pas tous être présents aux congrès, que ce soit pour des raisons de temps, de distance ou de moyens ?
En ce qui concerne les journaux, la pratique a résolu presque automatiquement le problème. Celui qui écrit ne peut et ne doit écrire que ce qu’il pense, s’il écrivait ce que d’autres pensent il serait évidemment un insincère et un malhonnête. Il y a aussi eu, malheureusement, des rédacteurs délégués de journaux, mais ils ont toujours eu un maigre succès, et puis la délégation fut toujours plus nominale qu’effective, et, en général, le dommage majeur qui en a dérivé fut d’accréditer une comédie inopérante.
Mais là où la délégation à la rédaction d’un journal qui se dit anarchiste deviendrait plus effective, où la comédie se rendrait opérante, les dégâts pourraient être bien plus grands pour le sérieux et pour l’avenir du mouvement anarchiste. Parce que, en prétendant parler pour le compte de ses mandataires, la rédaction ne parlerait en réalité que pour son propre compte ou, pire encore, d’une petite camarilla d’intrigants, faussant ainsi sa pensée et celle des autres.
En ce qui concerne les comités d’assistance, d’agitation, d’action ou d’initiative de toute sorte, ils sont généralement considérés par les compagnons – et en réalité fonctionnent – comme des groupes motivés méritants la solidarité et la collaboration des autres compagnons tant qu’ils font un travail considéré comme utile, nécessaire ou correct, et, au contraire, délaissés par ceux qui ont une opinion divergente. S’ils sont considérés comme des entités représentatives d’un mouvement local ou régional, alors ils deviennent des institutions soumises aux règles générales de la politique démocratique, souffre-douleurs des majorités ou des minorités plus ou moins artificielles, nécessairement entravés dans leur travail par les dissensions intestines qui aigrissent les âmes et les détournent de l’action : soit ces personnes pleines de bonne volonté ne se sentent plus libres d’agir selon leur propre conscience, soit la majorité des compagnons, se considérant représentés, abandonnent aux présumés représentants le travail inhérent aux diverses initiatives qu’ils pourraient avoir entrepris.
L’action directe des militants est, rappelons-le toujours, la condition indispensable de l’existence d’un mouvement anarchiste vrai et fécond. Et la liberté d’action de chacun et de tous en est le levier indispensable – à condition que la liberté des uns n’envahisse pas l’égale liberté des autres.
Pour ce qui concerne les congrès et les réunions, la question du système représentatif s’est posée aux compagnons dès les débuts du mouvement anarchiste, comme mouvement théorique et pratique, au sein de la Première Internationale.
« Mais du moment que l’absolu n’existe pas – écrit Bakounine en 1872 – il ne peut y avoir pour l’Internationale de dogme infaillible, ni par conséquent de théorie politique ou économique officielle, et nos congrès ne doivent jamais prétendre au rôle de conciles œcuméniques proclamant des principes obligatoires pour tous les adhérents et croyants » (26).
Dès 1891, le journal « La Révolte », dont les militants les plus connus de la première génération du mouvement anarchiste furent les collaborateurs, écrivait à ce sujet :
« Le grand obstacle qu’ont toujours rencontré les réunions anarchistes, c’est de savoir s’il doit y avoir des délégués ou pas. Tous y aller est impossible, cela serait trop coûteux. Nommer des délégués, cela ne serait pas anarchiste. On a préféré ne rien faire, alors qu’il aurait été si simple de se cotiser pour permettre à un compagnon de faire le voyage.
Nous comprenons très bien la peur qu’inspire les délégations. C’est la peur des congrès que singent les parlementaires, la peur des décisions imposées par un centre. Mais à partir du moment où l’on n’admet aucun centre et que l’on n’accepte des décisions d’aucune sorte, à moins de se les approprier, on pourrait considérer ces réunions comme de simples occasions pour échanger des idées. Dans ce cas, le compagnon auquel on a payé le voyage grâce à une souscription n’est pas un législateur, mais un compagnon qui est simplement allé voir d’autres compagnons pour rapporter une bouffée d’air frais à leur contact.
Cela, naturellement – concluait « La Révolte » – quand il y a vraiment quelque chose à discuter, certains points sur lesquels il est nécessaire de se mettre d’accord » (27).
C’est en réalité ce qu’il advient chaque fois qu’un individu va à une rencontre ou à un congrès de ce type, qu’il soit anarchiste ou pas. La seule différence entre le délégué et celui qui ne prétend représenter que lui-même, c’est probablement celle-ci : que le premier, devant se donner l’impression qu’il rapporte quelque chose à ceux qui l’élurent et l’aidèrent pour les dépenses du voyage et de l’hébergement là où a lieu le congrès, se trouve dans la nécessité de présenter sous le plus bel angle possible l’activité qu’il y a réalisée, afin de renforcer chez ses mandataires – ou électeurs – l’illusion d’avoir été adéquatement représentés ; alors que le second, c’est-à-dire celui qui, aidé par les autres, a pu aller à la réunion sans autre prétention que de se représenter lui-même, n’ayant aucune illusion à maintenir, ne sera pas tenté de grossir ce qui s’est réellement passé.
En 1904, à l’occasion de l’Exposition internationale de Saint-Louis, dans le Missouri, les compagnons de cette ville pensèrent appeler à un congrès, lors duquel se seraient retrouvés tous les compagnons des États-Unis et des autres pays qui se seraient rendus à Saint-Louis pour voir l’exposition. La rédaction du journal « La Questione Sociale » de Paterson, pour donner une plus grande importance à la chose, proposait alors que « les compagnons qui iraient au congrès, en plus de se représenter eux-mêmes naturellement, soient aussi représentants des groupes, cercles, noyaux et autres institutions […] sous peine de réduire le congrès à une brève congrégation de quatre favoris de la sorte, lesquels pourraient être d’excellents représentants de l’idéal anarchiste tout comme ils pourraient être […] le contraire ».
Le compagnon Galleani, dans la « Cronaca Sovversiva », souleva des objections, et une polémique plutôt âpre naquit à propos du député anarchiste.
« Les délégations de volonté, d’énergie, de pensée, – écrivait Galleani – sont absurdes et usurpatrices quand il s’agit de candidats socialistes ; elles sont logiques et réhabilitées (selon « La Questione Sociale ») quand elles doivent être modernisées à l’usage des candidats anarchistes à la rencontre de Saint-Louis » (28).
« Nos actes – observait alors Galleani – ne sont pas nécessairement anarchiste parce que nous qui les accomplissons sommes anarchistes (personne ne revendiquerait la qualité d’anarchiste au moment où il paie les impôts, le loyer ou les amendes), mais, c’est précisément l’inverse, nous sommes d’autant plus anarchistes à mesure que nos actes et nos conduites sont conformes à notre idéal.
« Un groupe, un noyau, un cercle, d’accords sur la solution à adopter pour un problème précis, se scinde par contre en deux, en trois sous-groupes (ou en plus) pour d’autres problèmes. Le délégué au congrès représentera-t-il la volonté de la minorité, de la majorité, du second ou du troisième groupe ?
« Et combien et quels groupes le corps délibérant reflétera-t-il dans ses délibérations ? Et combien de groupes ne trouveront pas dans ces délibérations le moindre écho lointain de leurs pensées et de leurs sentiments ?
« Faudrait-il – demandait Galleani – répéter toutes les critiques avec lesquelles, depuis un demi-siècle, l’anarchisme démolit le système parlementaire, en concluant qu’aucune délégation de volonté, d’énergie et de pensée n’est transmissible ? ».
« La Question Sociale » répondait qu’il ne s’agissait pas de déléguer volonté, énergie, ou pensée, mais simplement des fonctions.
« Nos plus cordiales méfiances » – répondait Galleani.
« Ça a toujours commencé comme ça. Il y a vingt ans Andrea Costa, et après lui Musini, et plus tard encore Maffei, acceptaient le mandat des électeurs d’Emilie-Romagne et de la province de Parme, pour porter au Parlement la protestation rebelle des déshérités de la patrie, avec la promesse exprimée et renouvelée de s’abstenir fermement de toute participation au vote, de toute collaboration à l’œuvre législative du Parlement.
« Ce n’était pas, dans ces termes, une délégation de pouvoirs, c’était une simple, une inoffensive délégation des fonctions […]
« Où ont-ils fini ?
Ils le savent bien ces compagnons d’Italie qui, instruits par l’expérience, se sont violemment soulevés, même en temps de plus forte réaction, contre les candidatures de protestation de Palla, de Galleani, de Malatesta et de Scicchi. Candidatures qui ne représentaient ni une délégation de pouvoirs, ni une délégation de fonctions, mais dissimulaient, sous l’ingénuité impulsive du sentiment, l’équivoque et la contradiction » (29).
Et, envenimant la polémique sur le député anarchiste, Galleani affirmait catégoriquement que les soutiens de la délégation se faisaient préconisateurs du système représentatif « […] au nom de la masse qu’ils veulent escroquer avec une délégation alors qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes » (30).
Cela veut-il dire que l’action doit être paralysée, que les réunions ne doivent pas se faire, qu’en dehors du système représentatif il ne peut exister que l’absolutisme des impositions ?
Absolument pas.
« L’accord spontané des critères, des jugements, des propositions par lesquels les initiatives les plus audacieuses, en réalité, s’avèrent victorieuses – écrivait Galleani – sont toujours possibles, mais à condition que les énergies et la volonté de chacun restent libres de tout compromis et de toute humiliation ».
Et il expliquait : « Toute initiative plus complexe et plus audacieuse peut, sans se diminuer, trouver son actuation dans le concours libre et spontané de ceux qui se mettent d’accord sur son utilité et son efficacité […] » (31).
« Jusqu’ici j’ai vu que tous les compagnons qui ont approfondi l’étude de certains aspects particuliers du problème social, ont toujours trouvé chez les compagnons le moyen de rendre public le résultat de leurs enquêtes et de leurs études, que ce soit dans un journal, dans une brochure, ou à un congrès.
« Si Errico Malatesta, qui n’a jamais été aidé par le destin, avait dû diffuser à ses frais le dialogue magnifique de ses « Fra Contadini », le manuscrit serait encore au fond de sa malle. Ainsi, si je devais aller au Congrès de Saint-Louis ou à n’importe quelle autre réunion de propagande qui demande une dépense de temps et d’argent, je resterais chez moi, pour toujours. Mais je suis persuadé que si je demande à un groupe de compagnons le moyen de dire dans une brochure, à une réunion, à un congrès, quelque chose qui puisse être utile au développement, à l’orientation ou à une affirmation efficace des idées communes, je trouverais largement le moyen ou les moyens qui sont indispensables à mon entreprise.
« Cela implique-t-il une délégation, une représentation, un mandat ?
« Pas le moins du monde ! Je n’exposerai, je ne répandrai, je ne représenterai que mes idées, quelles que soient les idées des compagnons qui m’ont mis en mesure de les publier et de les diffuser » (32).
***
Sur la question des congrès, le compagnon Antonio Cavallazzi, qui fut pendant plus de dix ans le plus assidu et le plus actif collaborateur de Galleani dans la « Cronaca Sovversiva », écrivait en 1905, à l’occasion d’une proposition de Congrès International faite par la Fondation Ouvrière Argentine :
« Pour nous un congrès anarchiste – acceptons d’employer ce mot d’usage courant – ne doit pas compter parmi ses participants des individus chargés d’une représentation spéciale, d’une fonction. L’homme ne peut pas remettre à d’autres sa propre représentation sans abdiquer une partie de sa personnalité, pas plus qu’il ne peut recevoir une charge de représentant sans faire acte de suprématie bourgeoise envers ceux qui l’investissent d’une telle représentation.
« D’un autre côté il est absurde de déléguer un individu pour qu’il se rende à un congrès pour discuter de questions précises, et lui imposer de soutenir un ensemble d’idées fixées d’avance. Cette manière de procéder rendrait inévitablement la rencontre inutile, parce que les opinions étant ainsi faites d’avance, la discussion qui en suivrait redeviendrait à peu près superflue » Donc, selon Cavallazzi, le système représentatif est inconciliable avec les principes anarchistes et « pour avoir un caractère vraiment libertaire et efficace » un congrès « doit, afin d’en relever l’efficacité intrinsèque, compter parmi ses participants des individus libres, dépouillés de tout mandat, de toute représentation officielle d’un groupe ou d’un cercle, des individus présentant des idées à discuter, des questions à débattre » (33).
Pour Galleani le système représentatif constituait une des raisons fondamentales pour laquelle il considérait la fédération des anarchistes dans un organisme formel impossible.
En 1908, les compagnons de New York ayant proposé d’organiser tous les anarchistes résidant aux États-Unis dans une Fédération, Galleani écrivait comment l’expérience enseigne que :
« Les efforts et les énergies diffuses se rassemblent et se coordonnent sous l’impulsion du besoin et des exigences de la lutte, spontanément et vigoureusement, jusqu’à triompher sur l’ennemi le plus avisé, de ses embuscades les plus louches, de ses pièges les plus perfides […]
« La Fédération suppose, par définition, deux termes qui – malgré toutes les garanties d’indépendance et d’autonomie que nous donnent les candidats – détruisent le qualificatif “d’anarchie”, que l’on voudrait, dans ce cas, accompagner de délégation et de centralisation, ce qui revient à dire : parlementarisme et gouvernement. Les compagnons de New-York ont-il pensé à l’étrange situation dans laquelle ils se retrouveraient face aux adversaires, et à la contradiction irrémédiable qu’ils érigeraient entre leurs mots et leurs actes ?
« Jusqu’ici nous avons combattu, dans l’action électorale et parlementaire des socialistes, cette délégation des fonctions qui est le premier et le plus funeste des renoncements, qui est la négation de l’action directe et l’extinction de toute initiative […] » (34).
On pourrait continuer à l’infini avec des citations pour arriver invariablement à la conclusion logique que le système représentatif est inconciliable non seulement avec les principes anarchistes de la liberté individuelle, mais aussi avec les notions les plus élémentaires de la sincérité, de la franchise et de la vérité.
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L’idée de la représentation politique implique la nécessité d’un mandat générique qui dans le droit commun s’applique seulement aux mineurs et aux personnes déficientes, en somme à ceux qui, étant impotents, sont incapables de responsabilité personnelle et sont soumis à une tutelle. Le système représentatif est véritablement le mécanisme à travers lequel le peuple souverain est rendu déficient par son propre accord et soumis à la tutelle des classes privilégiées.
Les anarchistes soutiennent que l’être humain a atteint l’âge adulte et doit donc s’émanciper de toutes les tutelles, instituées d’une façon ou d’une autre, agir selon sa libre conscience et sous sa responsabilité personnelle. Le système représentatif conserve tous ses défauts, qu’il soit utilisé par des anarchistes ou bien par d’autres. Malatesta dit même que « dans les conditions où vivent les anarchistes, leurs Congrès sont encore moins représentatifs que ne le sont les Parlements bourgeois, et leur contrôle sur les organes exécutifs, si ceux-ci ont un pouvoir autoritaire, se produit rarement à temps et de manière efficace » (35).
L’anarchiste, aussi bien quand il agit individuellement que quand il agit en groupe, ne fait que ce que lui suggère sa conscience, et c’est justement en cela qu’il est anarchiste, dans la mesure où sa propre loi est en lui. Il ne cherche pas l’autorisation d’autrui pour ce qu’il fait et n’attend pas qu’un autre le fasse pour lui. Si son œuvre est bonne elle sera approuvée et imitée. Si elle est mauvaise, elle sera désapprouvée et peut-être que lui-même réussira à voir ses propres erreurs.
Une indication claire de comment, sans recourir aux mystifications du système représentatif, on peut réaliser les nouvelles idées sociales, nous vient des précurseurs du socialisme eux-mêmes. Dès la fin de la première moitié du siècle dernier, Victor Considérant, disciple de Fourier, a écrit qu’il existe deux voies pour la réalisation de toute idée : la voie législative, c’est-à-dire la voie du pouvoir, que les anarchistes répudient, et la voie scientifique, qui est – dit Considérant – « la faculté, appartenant désormais aux partisans de chacune des idées socialistes, de faire librement leur propagation dans les esprits par exposition et discussion, et de s’associer entre eux pour la mise en pratique, et par cela même, pour la mise en expérience devant la société, de leurs systèmes respectifs. Les progrès des sciences, que je sache, n’ont jamais été décrétés par la loi. Ils ont toujours été, ils seront toujours le produit de la spontanéité des hommes de science, de leurs études, de leurs discussions, et, finalement, de leurs expériences. La voie qui a servi, qui servira toujours au progrès de toutes les autres sciences, devient nécessairement celle de la science sociale aussitôt que les divers socialismes, ne pouvant plus être des partis politiques en compétition pour le pouvoir gouvernemental, ne sont plus que des écoles en compétition pour la libre conquête des intelligences ».
De nos jours la même pensée est émise par Luigi Bertoni dans un de ses articles dans l’Encyclopédie Anarchiste, à l’entrée Élection. En effet, Bertoni dit :
« La solution anarchique qui, évidemment, présuppose avant tout la fin de l’opposition des intérêts privés à l’intérêt public par un ordre de choses où chacun recherchant son bien-être particulier, contribue au bien-être général, consistera à appliquer dans le domaine social ce qui se fait dans le domaine scientifique. Tous ceux qui s’adonnent à une science donnée poursuivent par la libre recherche et la libre expérimentation, leurs découvertes et applications, visant toujours à de nouveaux perfectionnements. Ceux-ci réalisés, il n’y a nullement besoin d’une force policière pour les imposer. Chacun se hâte de les appliquer à son tour et en même temps d’y faire des améliorations éventuelles. Par cette méthode l’humanité a déjà accompli des progrès merveilleux, sans nul besoin de procéder à des élections. Chacun s’est élu lui-même par son intelligence, son dévouement, son travail, par une lutte opiniâtre parfois contre d’anciens préjugés ou des intérêts inavouables. L’administration de la chose publique, dans toutes ses multiples branches, est aussi question de science […] [et] les élections n’ont vraiment rien de scientifique ».
La méthode scientifique n’est pas invoquée ici comme un talisman présentant toujours, prête et infaillible, la solution définitive à tous les problèmes sociaux.
Elle est entendue à l’inverse, comme le moyen pratique et concret par excellence, que l’expérience a consacré comme le plus fécond des résultats, toujours imparfaits – puisque les solutions définitives n’existent pas –, mais toujours perfectionnables.
Elle est entendue comme la possibilité, pour tous ceux, individu ou groupe, qui croient pouvoir résoudre avec des avantages pour soi et pour les autres n’importe quel problème, d’en faire l’expérience pratique librement, de manière à évaluer, sur la base des résultats, la validité de cette solution.
Les problèmes de la physique, de la chimie, et de toute autre branche de la science sont résolus de cette manière.
Mais il est nécessaire, dans la science sociale comme dans toutes les autres, d’avoir une totale liberté de recherche et d’expérimentation. De plus, il faut posséder des moyens nécessaires pour mener de telles études et expérimentations.
Liberté et moyens, qui sont rendus totalement inaccessibles aux pionniers du progrès social par le dogme de l’autorité et du fétiche de la propriété, monopole exclusif de l’individu ou de l’État.
L’autorité de l’État, aujourd’hui encore, nie aux sociologues – comme jadis elle niait aux physiciens – la liberté de faire des expériences susceptibles de démontrer l’absurdité de ses lois et de ses institutions. Le monopole particulier de la richesse sociale lui en interdit les moyens.
Mais, dans leurs groupes et dans leurs cercles, où leur conscience se manifeste, les anarchistes se sont émancipés de la tyrannie du dogme de l’autorité et du fétiche de la propriété privée. Dans la sphère étroite de leur action individuelle et collective, ils sont libres de toute autorité et sont mus par les convictions, pas par les intérêts. Ils sont, par conséquent, dans des conditions qui leur permettent d’employer, dans leurs relations, la méthode scientifique de l’étude et de l’expérimentation, qui leur permet de trouver les solutions les plus conformes aux principes anarchistes et, donc, les plus avantageuses pour leur mouvement.
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Tant que l’ordre basé sur le privilège de la richesse et du pouvoir durera, l’application de la méthode scientifique à l’administration de la chose publique ne sera pas possible. Car dans la société fondée sur le privilège d’un petit nombre, la possibilité que la chose publique soit gérée par les nombreux déshérités n’existe pas vraiment. Toute la richesse et tout le pouvoir sont le monopole d’une minorité privilégiée, qui les administre certes au nom de l’intérêt public, mais, en réalité, exclusivement pour son propre intérêt.
Dans de telles conditions, le système représentatif ne réalise ni la souveraineté populaire, ni la liberté de l’individu. Toute l’humanité est soumise à la tutelle des riches et des puissants, et les élections populaires n’ont de valeur qu’en ce qu’elles consacrent un tel état de tutelle. Dès que la multitude déshéritée et opprimée montre le moindre signe de rébellion, toutes les ressources du pouvoir et de la richesse sont mises en mouvement afin de la renvoyer dans la soumission.
Dans l’évolution des formes politiques le système représentatif ne constitue pas un progrès effectif pour les multitudes déshéritées. La véritable conquête accomplie par la révolution politique consiste dans l’énonciation du principe de la souveraineté populaire, qui transfère les origines du pouvoir du ciel à la terre et établit que les hommes sont les seuls auteurs de leurs destinées. Mais le système représentatif ne réalise pas ce principe, il le fausse, le corrompt et le trahit. Le système représentatif ne donne pas aux hommes, proclamés maîtres de leurs destinées, d’autre faculté que celle de déléguer leur destinée aux classes privilégiées qui les gouvernent et les exploitent.
Le principe de la souveraineté populaire ne peut obtenir sa réalisation que dans la liberté intégrale de l’individu. Ceux qui se proposent de donner un élan aux progrès ultérieurs de la civilisation sont par conséquent tenus de faire tous leurs efforts, afin que ce principe, resté irréalisé, devienne une réalité vive et agissante. Et cela est spécialement le but des anarchistes, lesquels sont, et prétendent être, dans le camp du progrès social ce que les vrais scientifiques sont dans le camp du savoir, de l’étude et de la recherche : les pionniers, les infatigables chercheurs de la vérité.
L’histoire ne connaît pas d’alternative au système représentatif, généralisé par la démocratie bourgeoise, en dehors de l’absolutisme autocratique et oligarchique. La science sociale est encore en enfance et les hésitations se comprennent. Il est peut-être inévitable que de temps en temps, même dans le mouvement anarchiste, la tentative d’introduire le système représentatif se manifeste. Et par conséquent, avec elle, la nécessité de répéter la démonstration – déjà faite il y a des décennies par nos précurseurs – de l’impossibilité de concilier les illusions et les tromperies de ce système avec les principes de l’anarchie.
Mais il faut résister à de telles tentatives. Il faut avoir le courage de battre les nouveaux sentiers désignés par l’idéal et éclairés par la raison que l’expérience valide. Nous sommes les annonceurs d’une nouvelle idée de vie sociale, une idée qui se heurte violemment aux préjugés héréditaires, contre la paresse des esprits engourdis par l’ignorance et les privations, par-dessus tout contre les intérêts retranchés du privilège économique et politique.
Dans la nécessité de faire connaître nos idées aux hommes et aux peuples, dans la nécessité de les défendre des pièges et des attaques de nos innombrables ennemis, nous sommes obligés de chercher de nouvelles voies, inexplorées, inconnues. Comme l’explorateur qui s’enfonce dans la jungle, nous devons ouvrir à nous-mêmes et aux autres ces voies, par l’effort de la pensée, des muscles et de la volonté, veillant, à chaque pas, à ne pas dévier.
L’idée est notre seule boussole, et quand l’idée nous prévient que nous faisons fausse route, nous devons nous remettre dans la bonne direction.
En revenant à l’usage du système représentatif – inventé au Moyen-Age par des tyrans rusés dans le but de consolider leur tyrannie sur leurs sujets ignares – nous nous engagerions sur une fausse voie, qui ne peut pas mener à l’anarchie, parce qu’elle suppose une fiction, une présomption et une tromperie, qui ont servi et servent très bien l’autorité, mais qui ne pourront jamais être utiles à la cause de la liberté, de la solidarité et de l’émancipation humaine.
1 J. J. Rousseau, Le contrat social, Livre 3 Chapitre 15
2 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 7 octobre 1905
3 L’Encyclopédie britannique, entrée: Representation
4 Free Society, Chicago, III., 7 juillet 1901
5 Le contrat social, Livre 3 Chapitre 15
6 M. Rittinghausen, La législation directe par le peuple, ou La véritable démocratie, 1851
7 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 25 juin 1904
8 Errico Malatesta, Réponse à la plateforme : anarchie et organisation, Groupe 19 juillet (Paris), p.11.
9 Le « nous » désigne ici les personnes des États-Unis d’Amérique. (Note du groupe éditeur de l’édition de 1945)
10 Errico Malatesta, Réponse à la plateforme : anarchie et organisation, Groupe 19 juillet (Paris), p.10.
11 Encyclopédie Anarchiste, entrée : Délégué
12 M. Bakounine, Œuvres, Tome V, P.-V. Stock (Paris), 1911, page 318
13 La Protesta Umana, San Fransisco, 20 août 1903
14 La Protesta Umana, San Fransisco, 8 octobre 1903
15 Cronaca Sovversiva, Lynn, Mass., 11 septembre 1909
16 Encyclopédie Anarchiste, entrée : Anarchiste
17 E. Pouget, L’action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910), Agone, p.157.
18 E. Reclus, Correspondance, Tome III, Schleicher Frères (Paris), 1911, p. 122.
19 P. Kropotkine, La Science Moderne et l’Anarchie
20 Idem
21 Paraf-Javal, L’absurdité de la politique, La Brochure Mensuelle, Avril 1924
22 La questione sociale, Paterson, N. J., 8 mars 1902
23 M. Bakounine. Œuvres, Tome IV, P.-V. Stock (Paris), 1910 p. 376
24 M. Bakounine, Œuvres, Tome IV, P.-V. Stock (Paris), 1910, p. 382-383
25 E. Reclus, Correspondance, Tome II, Schleicher Frères (Paris), 1911, p. 364-366
26 M. Bakounine, Œuvres, Tome IV, P.-V. Stock (Paris), 1910 p. 343
27 La Révolte, Paris, 11-17 avril 1891
28 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 11 juin 1904
29 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 25 juin 1904.
30 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 27 août 1904.
31 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 10 septembre 1904.
32 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 9 juillet 1904.
33 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 30 septembre 1905.
34 Cronaca Sovversiva, Barre, Vt., 18 janvier 1908.
35 Errico Malatesta, Réponse à la plateforme : anarchie et organisation, Groupe 19 juillet (Paris), p.11.
- SOURCE : Anar'chronique éditions
Éphéméride Anarchiste : Raffaele Schiavina (Max Sartin).