★ La dégradation des sols : Élisée Reclus contre Karl Marx

Publié le par Socialisme libertaire

Élisée Reclus Karl Marx

La dégradation des sols constitue l’un des problèmes environnementaux actuels. 
Mais, entre la dénégation de la plupart des agro-industriels ou le catastrophisme martelé par d’autres, comme Lydia et Claude Bourguignon avec qui, si on les écoute, on se demande comment une quelconque culture reste encore possible (et, pourtant, l’agriculture se poursuit…), il convient d’examiner les situations avec finesse. La géographie, et donc la pédologie, d’un endroit n’est pas celle d’un autre.
Il faut également souligner que la question n’est pas nouvelle au sein du mouvement anticapitaliste.
Elle a fait l’objet de positions divergentes entre Élisée Reclus et Karl Marx.


Le catastrophisme pédologique de Marx
Un passage célèbre du Capital (1867) montre comment Marx, quoique brièvement, traite la question. « Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement (note 278). La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. »
Une fois débarrassé du jargon dont abuse Marx pour faire savant (« procès » de ceci ou de cela alors qu’il suffit d’utiliser directement le substantif comme « la destruction » ou « la production sociale »…), le propos offre plusieurs intérêts.
Comme Proudhon, Marx relève bien ce qui est désormais une évidence – le lien entre le progrès technique et l’exploitation du travail – sans qu’il rejette la conception du « progrès » en soi. Sa référence aux « sources durables » révèle que la question de la « durabilité » des ressources n’est pas nouvelle, qu’elle est déjà une préoccupation de la révolution industrielle. Marx convient également d’une relation entre la géographie (« la terre ») et la société (« le travailleur »), une approche qu’il n’approfondira toutefois pas à part quelques saillies déterministes (1).
Enfin, il évoque avec raison le cas de l’agro-industrie américaine (c’est effectivement là que se développe l’agriculture mécanique et chimique), mais il se trompe dans son pronostic. Certes la « destruction » des sols s’accentuera en Amérique, mais l’épisode du Dust Bowl des années 1930 suivi de la Grande Dépression amènera les capitalistes américains eux-mêmes à prendre des mesures énergiques et à redresser la barre.
Pour étayer son exemple américain, Marx se réfère à Justus Liebig (note 278) et à son ouvrage Introduction aux lois naturelles de la culture du sol (1862). Selon lui, « c’est l’un des mérites immortels de Liebig d’avoir fait ressortir amplement le côté négatif de l’agriculture moderne au point de vue scientifique. »

La critique d’Élisée Reclus
Une cinquantaine d’années plus tard, Élisée Reclus aborde à son tour le problème des sols. Au-delà de quelques constats communs, il le fait de façon radicalement opposée à Marx. Il reconnaît certes lui aussi la mutation de la condition paysanne, « le paysan, tel qu’on le connut autrefois, est en voie de disparition » à cause de l’évolution de la propriété, la prolétarisation des villes et des campagnes, la concurrence agroalimentaire mondiale (2). Il dénonce « l’imprévoyante gestion [qui] a pour conséquence de disperser les ressources indispensables à la terre et d’épuiser les champs pour une longue période » (3).
Mais il souligne aussi la complexité sociogéographique des rapports entre pédologie, climat et travail humain. Face à des « famines » ou des « disettes », il existe en effet des régions là « où la terre depuis longtemps féconde est soutenue par le travail de l’homme et par une nourriture d’engrais appropriée, la récolte des bonnes années et même des années moyennes fournit amplement la quantité des produits nécessaires à l’alimentation de tous, campagnards et citadins » (4).
Sa conclusion claque alors sans ambiguïté. Vu sa pertinence et son actualité, elle mérite d’être citée longuement : « À diverses reprises, des prophètes de malheur annoncent que l’imprévoyance de l’homme aura pour résultat fatal et prochain un rendement insuffisant des récoltes, et par suite l’affaiblissement, la ruine, la mort de l’humanité. Vers le milieu du XIXe siècle, le chimiste Liebig prédisait l’appauvrissement graduel de toutes les cultures par la disparition des sels de potasse et autres que les cours d’eau emportent sans retour vers la mer. Cinquante ans plus tard, en 1898, devant l’Association britannique des sciences réunie à Bristol, un autre chimiste et physicien, Crookes, proclame que les terres vont manquer pour la culture du blé, que le nitrate de soude sera épuisé avant 1930, que le seul moyen d’éviter la famine universelle et définitive est de trouver le moyen pratique de la production artificielle de ce sel. Mais ces cris d’alarme n’ont point empêché que le nombre des hommes se soit accru et qu’il y ait eu pour eux les aliments nécessaires, autant du moins que le comporte la misère des faméliques, peut-être en voie de diminution (5). »

L’analyse reclusienne, encore pertinente
Un siècle après ce propos de Reclus, qu’en est-il ? Globalement, ce qu’annonce le géographe anarchiste est juste. La croissance démographique n’a pas entraîné la disparition de l’humanité. La prophétie catastrophiste de Malthus est erronée. Le nitrate de soude est toujours disponible. La famine ou la disette n’ont pas disparu, mais, par rapport au XVIIIe ou au XIXe siècles, la situation s’est relativement améliorée puisque la malnutrition ou la sous-nutrition ont en partie remplacé la famine généralisée – ce qui ne revient pas à dire qu’il faille s’en contenter. L’humanité n’est pas morte.
Reclus alerte judicieusement et prophétiquement, pour le coup, sur les « prophètes de malheur » dont le discours catastrophiste s’enflera jusqu’à nos jours. Comme Marx, il se réfère à Liebig, mais pour dénoncer son discours alarmiste. De fait, le sel de potasse n’a pas disparu contrairement à ce qu’affirmait ce chimiste, et le « procès de destruction » généralisée des sols qu’annonçait Marx via Liebig n’a pas eu lieu : le phénomène est plus complexe, géographiquement et géopolitiquement plus diversifié.
Certes, les théories de Liebig arrangent Marx, qui l’aime beaucoup (Le Capital s’y réfère à cinq reprises), pour soutenir sa vision apocalyptique d’un capitalisme courant à sa perte sous le poids de ses contradictions. Mais les deux se trompent : le capitalisme est toujours là et les sols produisent encore (quelles que soient les conditions ou les excès chimiques).
La question des sols est cependant l’un des rares cas où Marx traite d’une thématique environnementale malgré ce qu’essaient désespérément de nous faire croire les écosocialistes actuels (Löwy, Gay, Benton…) voulant nous présenter Marx comme un proto-écologiste (6). En revanche, il existe une convergence : la vision alarmiste et messianique du monde. L’analyse trompeuse de Marx annonce les erreurs du catastrophisme écologiste et décroissant actuel.
Ce point commun favorise le rapprochement entre marxistes et écologistes après Mai-1968. De concert avec les religieux, les ex-pétainistes ou ex-doriotistes (Jouvenel, Petitjean, Cousteau…), les naturalistes intégristes (Ellul, Hainard…) ou bien les épiphanistes (Dumont…), les gauchistes marxistes s’engouffrent en effet peu à peu dans la brèche écolo, que ce soient les théoriciens (Gorz, Moscovici, Guattari…) ou certains militants.
C’est ce que reconnaît bien volontiers Patrick Moore, cofondateur de l’organisation écologiste Greenpeace : « Le communisme a failli, le Mur est tombé et un grand nombre de pacifistes et d’activistes se sont tournés vers le mouvement environnementaliste, apportant avec eux leur néomarxisme et apprenant à utiliser le langage vert (7). »

Liebig et Crookes, pré-figures de l’écolocrature savante
Le personnage de Liebig, cité par Marx et par Reclus, ainsi que celui de Crookes, ajouté par Reclus, ne sont pas anodins. Ils préfigurent, au XIXe siècle, cette écolocrature – ou technocratie écologiste – composée en partie de savants, ou s’appuyant sur eux, qui prolifère désormais.
Justus von Liebig (1803-1873), issu d’une classe moyenne allemande, est un chimiste qui travaille sur la chimie biologique et la chimie organique. Il milite également pendant sa jeunesse au sein d’une organisation nationaliste radicale, le Korps Rhenania, puis il devient baron en 1845. Il invente un fertilisant basé sur le nitrate. Sa dénonciation de l’appauvrissement des sols s’accompagne de son investissement dans le business puisqu’il fonde en 1865 une entreprise d’alimentation à partir des carcasses de viande animale.
Pronostiquer la famine à cause de l’épuisement des sols puis investir dans une alternative alimentaire est du même tonneau écolocrate que le businesse de Rajenda Kumar Pachauri, l’actuel président indien du GIEC qui dénonce le global warming et qui dirige aussi un institut d’énergie renouvelable passant de gros contrats avec plusieurs entreprises industrielles (8)
La science mène en effet à tout, à condition de bien l’utiliser. À noter également que Jorgen Randers, professeur de « stratégie climatique » (sic) à la Norwegian Business School et vice-directeur générale du WWF (World Wildlife Fund) de 1994 à 1999, se référe positivement à Liebig…
Quant à Sir William Crookes (1832-1919), c’est un chimiste et un physicien britannique, par ailleurs passionné de spiritisme. Sa technique dite des « tubes de Crookes » permettra de découvrir les rayons-X. Au congrès scientifique de 1898, celui qui est évoqué par Reclus, ce partisan du Révérend Malthus n’y va pas par quatre chemins : « Mon principal souci est l’intérêt du monde entier, de chaque race, de chaque être humain. C’est un sujet d’une importance urgente de nos jours, une question de vie et de mort pour les générations à venir. Je veux parler de la question de l’approvisionnement en nourriture… L’Angleterre et les nations civilisées sont en danger de mort parce qu’elles n’ont pas assez à manger. […] Ce n’est que par les laboratoires que la faim pourra finalement se transformer en abondance (9). »
Bien sûr, notre bon apôtre ne songe nullement à mieux répartir les richesses ou à la révolution sociale. Mais il annonce déjà la couleur écolocrate avec ses appels à « l’urgence » ou aux « générations à venir ».
Dans le milieu académique, il est de bon ton de forcer le trait pour accaparer l’attention et pour décrocher les crédits, ce que font Liebig et Crookes. Envers le bon peuple, l’essentiel est de faire peur, et le système capitaliste trouvera bien (et trouve) ses moyens de régulation… Un siècle avant les délires catastrophistes dégoulinant jusqu’au chrétien Al Gore ou au télévisuel Hulot, les ressorts idéologiques sont en place, la bourgeoisie mène la lutte des classes jusque dans la science.

Reclus, toujours d’actualité…
Tout en prônant la révolution sociale, Élisée Reclus ne déjuge pas l’ingéniosité technique des êtres humains pour la gestion des sols (10) : « Si le genre humain s’occupait d’accroître méthodiquement les produits du sol et de ne rien laisser au hasard, que d’œuvres entamées pourraient s’achever, que de connaissances certaines pourraient être appliquées, que de progrès s’accompliraient ! (11) » Ah, « le progrès » ! Idée maudite par tous les curés et les ayatollahs de la terre qui ne veulent pas d’un dépassement de la condition humaine, et qui, au contraire, veulent des limites, toujours plus de limites !



1. Par exemple : « La patrie du capital ne se trouve pas sous les tropiques », Le Capital, vol. I, chap. XVI, p. 365 (Éditions sociales).
2. L’Homme et la Terre (1905), t. VI, p. 294.
3. Ib., p. 295.
4. Ib., p. 297.
5. Ib., p. 300.
6. Après la tentative du « marxisme libertaire », également pratiquée après Mai-68, mais qui a fait long feu, les marxiens cherchent le nouveau vent porteur du côté de l’écologie. Cette verdisation ne nous amène rien de bon sur le plan politique (les alliances et les stratégies électorales se nouent déjà, le capitalisme vert se structure politiquement) et encore moins sur le plan théorique (à moins que les marxistes ne découvrent les racines conservatrices et réactionnaires de l’écologisme).
7. Interview dans The Great Global Warming Swindle, Channel 4, documentaire, 2007.
8. « Le Président du Giec est-il une ordure ? », Le Post archives — Le Huffington Post, 11 janvier 2010.
9. Crookes William (1917), The Wheat Problem : Based on Remarks made in the Presidential Address to the British Association at Bristol in 1898, New York, Longmans, Green, and Co.,
10. Contrairement au gourou Pierre Rabhi qui nous assène tranquillement qu’il ne pense pas que l’humanité soit intelligente (Siné Mensuel, été 2014). Bien sûr, les êtres humains peuvent se conduire stupidement. Mais ils peuvent aussi agir intelligemment. Cette sentence misanthropique de Rabhi relève décidément de la religion du péché originel…
11. L’Homme et la Terre (1905), t. VI, p. 300.

 

★ La dégradation des sols : Élisée Reclus contre Karl Marx
Commenter cet article
S
>> Nous ne partageons pas toutes idées de ce texte (notamment sur le scientisme, l'urgence écologique, la décroissance, Ellul...), mais nous le publions dans le cadre du pluralisme des idées du monde anarchiste.
Répondre