LE CHANGEMENT QUI NE CHANGE RIEN

Ici, un extrait tiré de l’excellent livre de Bernard Charbonneau, « Le Changement » (qu’il aurait achevé en 1990). Parce que ses analyses sont extrêmement justes, et dépeignent tout à fait la société, ses changements et ses non-changements, que nous connaissons actuellement.
HUMAINEMENT, un seul moyen de changer : ne pas changer. Imaginez-vous dans un TGV qui ne vous isolerait pas des effets de sa vitesse; à défaut du vent de la course, le vertige vous en arracherait Un tel envol n’est supportable que par l’illusion de l’immobilité. Bien calé sur les coussins d’une cellule climatisée et insonorisée, plus ou moins décollé du sol par l’élan de la machine, vous ne sentez plus les heurts de la course. Mais c’est surtout en vous que doit régner l’immobilité. On va, l’on survole, trop vite pour jeter un coup d’œil sur la fuite du paysage, la télé le remplace. Le changement actuel n’est supportable que si le voile d’une stabilité s’interpose entre lui et nous. Aujourd’hui faute de religion, cette fonction est remplie par le show politique où le changement se réduit au conflit et à l’alternance de la Gauche et de la Droite au Pouvoir de ne rien faire. Tant mieux, sinon ce serait la Guerre ou la Révolution, car faute de mieux l’illusion politique peut toujours aggraver le désordre. Le changement fictif ayant pour fonction de distraire du vrai, on prendra ici pour exemple les avatars politiques de la France de 1981 à 1988 : Droite-Gauche, Gauche-Droite, Droite-Gauche.
- UN CHANGEMENT POLITIQUE.
En 1981 François Mitterrand et le PS succèdent à Giscard d’Estaing et à la Droite, au pouvoir depuis que la Gauche est paralysée par la rivalité du PS et du PC], Enfin le changement! Du moins politique, l’examen rapide de celui-ci est une bonne occasion de voir ce que notre société entend par changement en faisant la part du mythe et de la réalité. Car changer sans changer est le vieux rêve des Français qui, plus que d’autres, sont partagés entre leur besoin d’un ailleurs qui les libérerait du poids du quotidien et leur horreur de ce qui trouble leurs habitudes.
Remarquons d’abord que pour eux le changement par excellence est politique, et plutôt que dans les choses celui qui est dans les esprits. Si l’on s’en tient aux litanies ressassées dans la Presse qui cultive ce vocable magique, on pourrait croire que rien n’a changé depuis les élections de 1961. Certes en tous domaines, excepté la culture depuis la Libération, la Droite est restée au pouvoir en dépit du Plan et de la Sécurité sociale. Pourtant si changer c’est « changer la vie », jamais celle des Français ne l’a été autant que dans ce dernier quart de siècle ; il est vrai que ce fut dans le quotidien, les choses et les mœurs plutôt que dans la Constitution. Et par la Science et l’Économie plutôt que par la Politique. Inutile de développer l’évidence de la prodigieuse mutation opérée à l’exemple des USA par la technocratie française sous le képi d’un haut mât totem. Si changer la vie c’est changer le lieu, l’habitat, la nourriture, le travail, les loisirs, etc., aucun régime ne l’aura fait comme celui resté en place jusqu’en 1981. Et aucun comme cette Droite progressiste (au sens technique du terme) n’aura autant accéléré le changement, la mobilité sociale et l’obligation de s’a-dap-ter. « L’Intendance suivra » ? Non c’est plutôt le Général qui a suivi l’Intendance. Quant à Mitterrand, on peut soutenir sans paradoxe que si une chose n’a pas changé, c’est bien le Changement et son culte. D’autre part, si pour les Français le changement c’est le changement politique, plutôt que celui d’un programme ils le conçoivent comme celui d’une tête de pipe présidentielle. L’immobilisme de la pensée politique figée par la mythologie de Droite et de Gauche compense l’incroyable bouleversement de la vie des Français par le Développement. Four ce qui est de ses effets, le Changement est par ailleurs inexistant Ainsi peut-on continuer de changer sans changer en lisant son Canard Enchaîné ou son Figaro.
Tandis que les laboratoires travaillent et les intellectuels batifolent dans la nursery de la Culture, la vie et le langage politique sont toujours dictés par des idéologies libérales ou socialistes héritées du XVIIIe siècle. Les valeurs qui ont inspiré les révolutions continuent d’orienter — en théorie — l’action de la Droite gaulliste comme de la Gauche keynésienne et marxiste. Et le décalage de l’immobilisme politique et du changement de la vie par l’explosion scientifico-technique contribue à aggraver le trouble qu’elle provoque dans les choses et les esprits. La planète n’a plus que quelques heures de tour, mais la Gauche défend l’Indépendance Nationale comme la Droite gaulliste, Debré et Marchais fraternisent dans les plis du drapeau tricolore. Le Centre droit se réclame lui aussi du progrès économique et social et de l’aide au Tiers-Monde; la Droite réactionnaire ne survit pour l’instant que dans un parti marginal qui sert de repoussoir aux autres. La Gauche prétend seulement réaliser ces principes admis par l’ensemble du corps politique, et le succès du PS est en partie dû au fait qu’il accepte de le faire selon des voies pratiquées par la Droite. Reste la question : nationaliser ou dénationaliser ? Quoi ? Car il n’est pas question de toucher aux trois colonnes du temple : la France, la Production, l’Emploi. Le pain et l’eau ne sont plus les mêmes, la campagne devient un désert. Mais ce n’est pas là un problème politique. Le changement politique de 1981 a sans doute pour cause essentielle le malaise cultivé par le développement à tous coûts autant que par sa crise. Qu’est- il d’ailleurs sinon une crise, celle de l’impuissance humaine devant un changement qui lui échappe ?
Faute de donner un sens à celui-ci, on change la tête de César. Le problème écologique, au sens le plus large du terme, c’est-à-dire la menace qu’un pseudo-Progrès fait peser sur la terre et la liberté, n’est pas posé. Le moindre examen du programme et des actes du gouvernement socialiste montre que sur l’essentiel il continue sur la même voie. Certes dans la foulée de l’élection, pour glaner quelques voix écolo, il y a eu l’abandon de la centrale de Plogoff et de l’agrandissement du camp du Larzac. Mais le nucléaire n’est pas mis en cause, et bien d’autres points tout aussi importants, tels que la transformation de l’agriculture en industrie, la dévastation de l’espace rural et urbain par l’auto, la menace que l’informatique et l’engineering génétique font peser sur la liberté humaine ne sont même pas évoqués. Rappelons aux écolos de gauche qu’en braquant le projecteur sur tel ou tel détail, on plonge tout le reste dans l’ombre ; et le reste c’est l’immensité de ce changement que nous vivons.
Il reste tabou depuis A jusqu’à Z. Son fondement théorique et pratique : la Recherche Scientifique, dont les crédits sont augmentés, ne pose aucun problème, même pour les quelques écolos. M. Mauroy peut proclamer la nécessité d’une « égalité du savoir » sans laquelle toute autre est illusoire, comment la concilier avec la mise en science de tout qui donne, avec la connaissance, l’autorité à une oligarchie de savants ? Il n’en restera pour le vulgaire que sa vulgarisation faite à la télé, en général par des ignorants. Fille de la Science, la Technique reste également « incontournable ». On développera donc l’informatique et la génétique, disciplines ésotériques connues des seuls spécialistes. Il restera au Peuple d’appuyer sur le bouton, et d’enregistrer après coup les effets dans sa vie. Une fois de plus, la Science informant la Technique et l’Industrie précipitera un changement dont on sait rien, sinon qu’il sera imprévisible et considérable.
En matière économique, le gouvernement socialiste, pris entre la défense de la monnaie, de l’emploi et de la modernisation, essaye tout d’abord de concilier l’un et l’autre avec la réduction de la journée de travail et la relance de la consommation. Le règne de l’économie et des économistes (qui ont fait leurs preuves comme l’on sait) n’est pas terminé; mais ce sont des économistes de gauche. On revient du monétarisme néolibéral de Barre au productivisme de Marx et de Keynes. On porte le taux de croissance à plus de 3 %, du moins on le souhaite pour assurer l’emploi. On nationalise, mais capitaliste, étatique ou autogéré, le Trust reste le Trust. Et Renault une fabrique d’autos où s’investit une part du revenu de la Nation, pour laquelle il faudra construire encore plus d’autoroutes. Bien entendu le Plan reste le Plan. Comment conciliera-t-on ses exigences avec la régionalisation ? On diminue le temps de travail en essayant de rester compétitif sur le marché sans augmenter les coûts. Mais comme cela ne suffit pas pour assurer le plein emploi, on annonce de Grands Travaux, dont on ne sait trop ce qu’ils seront, sinon qu’ils balafreront un peu plus la campagne française. Pas plus que les autoroutes le TGV n’est de droite ou de gauche. On augmente les salaires, mais comme nationaliser et investir à tout prix coûte cher, tout d’abord l’inflation financera cette politique. Et une fois de plus les salaires courront après les prix. Puis, la stagflation menaçant, on pratiquera une politique de rigueur. Les énergies nouvelles relevant surtout du discours, reste les économies d’énergie, que le prix du pétrole contraint de rechercher. S’il baisse la Croissance pourra redémarrer.
Mais même si l’on y met des gants» pas question de renoncer au nucléaire, et ce n’est pas la participation du PC qui y mènera. On le conserve là où il est le pire : dans le secteur militaire. On continue dans la voie du nationalisme gaullien. Ce n’est pas pour rien que la passation des pouvoirs entre les deux présidents a pris la forme de la transmission du code secret permettant au seul Chef de l’État de déclencher le feu nucléaire ; l’acte fondateur de la démocratie atomique est un acte de mort. Non seulement le PS ne renonce pas à la force de frappe, mais contre Giscard il reprend la thèse gaulliste de son emploi sur des objectifs civils plutôt que militaires (dans un article du Monde au lendemain des élections, par la bouche d’Hernu). Pas question d’entrer ici dans l’absurde débat entre la dissuasion et la bombe à neutrons, celle-ci menant à la fin de l’Europe comme celle-là à celle de la planète. Surtout, rappelons que si la bombe H est bonne pour la France au nom de l’Indépendance Nationale, elle donne ce droit à tous les États, multipliant ainsi à l’infini les risques d’un acte de folie.
Certes le programme socialiste comporte aussi l’aide aux pays EVD (le sigle aide à comprendre), la diminution du temps de travail et la régionalisation. Mais comment faire passer la théorie dans la pratique, en évitant les écueils contraires d’un idéalisme verbal ou d’un réalisme politique qui l’un et l’autre ne changent rien ? On discourt, ou l’on s’engage dans des réformes précipitées qui provoquent le trouble et le mécontentement d’une opinion qui tient plus à ses habitudes qu’à la Révolution. Alors on fait demi-tour en revenant à l’ancien système. Entweder oder: ou l’on ménage le capitalisme, qui reprend du poil de la bête, ou pour réaliser le socialisme l’on verse dans des mesures autoritaires qui ont fait leurs preuves à l’Est. Entre les deux la marge réformiste est étroite.
La régionalisation ? Une fois de plus, laquelle ? Pour ce qui est du Développement, à tous coûts les notables locaux sont pires que Paris. Tout le monde est pour l’aide aux pays EVD, à la condition de ne pas la payer trop cher. Par ailleurs aider le Tiers-Monde par l’intermédiaire de gouvernements qui refusent tout contrôle au nom de l’Indépendance Nationale, c’est surtout aider la bourgeoisie locale ou bien quelque Ceausescu ou dynaste nord-coréen à s’acheter des tanks. Comment avantager la liberté sans sacrifier l’efficacité ? Décentraliser en développant une organisation scientifique et industrielle qui spécialise et concentre le savoir et le pouvoir. On peut accorder une liberté de principe à la télé, elle n’en restera pas moins entre les mains de l’Argent et de l’État, en tout cas des professionnels. Ce n’est pas en éludant ces contradictions par de belles formules datant d’un siècle qu’on les résoudra. En tension avec la liberté et l’Égalité, la science et l’industrie n’ont une chance de les servir que dans la mesure où on le sait. Sinon, la contradiction sera résolue par la destruction, physique ou spirituelle, de Y Homo qui se prétend sapiens. Au fond le seul vrai changement, condition d’un vrai progrès, serait un moratoire du changement actuel aux fins d’y réfléchir et de le changer.
- UN CHANGEMENT POLITIQUE (SUITE SANS FIN).
AU cours de sa vie un Européen du XXe siècle a pu connaître trois types de société. Des sociétés traditionnelles en voie de disparition devant la montée du système scientifico-industriel. Et deux variantes de la société industrielle, celle, libérale, du Marché, celle, socialiste, du Plan totalitaire. La première, sacralisant son état, s’interdisait le changement La seconde en fait son principe en tous domaines ; tandis que la troisième mène de front le blocage politique et social et le Progrès. Mais pas plus que la société traditionnelle ou totalitaire, la démocratie libérale n’est plurielle. En France comme partout ailleurs à l’Ouest c’est la tension entre deux pôles adverses qui assure la cohésion de l’ensemble, conflit réglé auquel nul n’échappe. Ce n’est plus l’Ordre total mais une sorte de match qui interdit tout coup d’œil, pensée ou action qui retirerait de la partie, c’est-à-dire du fonctionnement de la société. À toute autre époque il en fut ainsi de Byzance, partagée et liée par l’opposition des Bleus et des Verts. Conflit sans autre raison objective que lui-même : dans ce cas prendre parti pour la couleur de la casaque d’une des deux équipes de cochers de l’Hippodrome. Des motifs (à l’époque ils sont théologiques et non scientifiques), on les trouve après coup. Qu’importe les raisons de la querelle pourvu qu’elles la nourrissent, et que s’étreignant les combattants forment corps ! Et si l’Empereur est pour les Bleus, les Verts seront contre. Et s’il est pour les Verts, les Bleus seront contre, lui jetant les pierres abandonnées par l’adversaire. C’est cette fureur belliqueuse, ce retour éternel d’un changement inchangé, qui interdit aux Byzantins de s’interroger sur le sort de leur cité. Et Byzance, à travers mille avatars, ira vers son destin aussi nécessairement que le cours d’une étoile.
Dans l’actuelle société française tout ce qui est social, politique au sens large du terme : opinion ou action publique associant des individus pour conserver ou changer leur société, se réduit au conflit plus ou moins violent de la Droite et de la Gauche. Être de l’une ou de l’autre est la seule option proposée au citoyen qui prétend penser et agir publiquement. En dehors d’elle il n’y a que des individus privés, unis ou séparés par leur diversité personnelle et familiale, matière première du roman, des jeux prestigieux et dérisoires de la Culture. Car la vie privée (de quoi ?) est englobée dans la vie publique, dont elle subit les contraintes et accidenta en temps de paix et surtout de guerre. Mais sitôt qu’il s’agit de la société globale, un Français n’a plus qu’un choix : être de Droite ou de Gauche; les élections montrent à quel point par rapport à ce bipolarisme tout devient secondaire. Au mieux il est seulement permis de l’être plus ou moins, dans certains cas de combiner l’un et l’autre sans le savoir. Qui prétend agir doit militer, se mobiliser (termes militaires) dans ce cadre. Et y donner, donc y recevoir des coups. Rien de tel pour assurer à une cause et une conviction la réalité et la force qui leur manquent.
Ainsi le mérite du libéralisme occidental est moins d’avoir établi la liberté publique que d’avoir institué dans le cadre de constitutions la querelle dont vit la société en empêchant qu’elle dégénère en guerre du vainqueur. La pratique de l’alternance électorale maintient le conflit en des limites qui empêchent la société d’éclater. Au tond elle n’est ni de Droite ni de Gauche, mais de Droite-Gauche, ou Gauche- Droite. Les quelques libertés que le Changement laisse aux individus ne tiennent pas à une société pluraliste mais bipartiste, c’est dans l’entre-deux qu’elles peuvent se glisser. Celui qui sort de ce jeu sait que non seulement toute action, mais toute communication sociale de sa pensée sera automatiquement censurée, sans que, comme à l’Est, la loi l’interdise ou l’autorise.
Si dans les pays nordiques et anglo-saxons les partis reflètent le bipartisme fondamental, dans les pays latins la rivalité des chefs, l’opposition entre réformistes et révolutionnaires complique ce jeu. De Droite ou de Gauche, réformiste ou révolutionnaire la combinaison de ces quatre facteurs sociologiques et psychologiques épuise presque tout ce qui se dit ou se fait publiquement dans la France, l’Italie ou l’Espagne actuelles. Mais le clivage entre extrémistes et centristes est secondaire par rapport au conflit fondamental ; et l’opinion impose aux partis de Droite et de Gauche de se coaliser pour conquérir le pouvoir. L’établissement d’une constitution présidentielle avec un Président élu au suffrage universel a d’ailleurs rapproché la vie politique de la Ve République du bipartisme anglo-saxon. On objectera que la présence d’un parti totalitaire comme le PC engendre un conflit entre révolutionnaires et réformistes libéraux. Il n’en reste pas moins qu’Hitler est de droite et Staline de gauche, ce qui est plus important pour une opinion qui réservera selon le cas toutes ses rigueurs à Pinochet ou à Castro. Tel qui vomira un Auschwitz révolu oubliera la Kolyma présente. Si une crise porte le conflit politique au paroxysme, le libéral de Droite tournera au fasciste, le libéral de gauche au communiste. N’oublions pas que la Droite a pris la gueule d’Hitler, et la Gauche celle de Staline. Ce seul motif devrait autoriser la critique de l’une et de l’autre.
Mais surtout la mobilisation de l’opinion par la Gauche et la Droite stérilise la pensée et l’action publique au moment où un changement sans précédent engage la France et la planète dans une mutation radicale. Tout se passe comme si ce bipolarisme, comme autrefois le monolithisme religieux, avait pour fonction de bloquer l’état social — dans ce cas le changement— sur ses rails en divertissant ses membres des questions qu’il leur pose. Entretenant un abcès de fixation de l’inquiétude et du besoin d’agir, le show politique interdit aux individus toute prise de conscience d’une situation radicalement nouvelle. Donc de s’associer pour la maîtriser au lieu de la subir : la critique du Changement est réduite à celle d’individus dispersés, condamnés à « l’essai », s’ils trouvent un éditeur.
Pour celui qui sait, refuser de participer à ce jeu dérisoire est donc essentiel. Quand, sortant de sa vie privée, il considère l’énormité du changement social, il est obligé de refuser l’option obligatoire qui assure l’état social, le tabou qui protège le Changement De droite ou de gauche ? S’il y eut un temps où ce débat a eu un sens, tel n’est plus le cas. De toutes façons il ne s’agit plus de classes sociales au sens marxiste du terme. On peut être de gauche et bourgeois, c’est notamment le cas de presque toute la cléricature. Les Seydoux votent Mitterrand, Doumeng communiste. Plutôt que des classes, l’opposition de la droite et de la gauche est fonction des métiers : les militaires n’ont pas les opinions des professeurs. Et Marx ne pouvait imaginer une société bouleversée par le Changement.
Si, refusant de subir la distinction qui constitue la société française actuelle, on s’interroge sur les fondements de la Droite et de la Gauche, on en arrive des deux côtés à des motivations spirituelles hautement respectables. Malheureusement ces fins ne servent guère qu’à justifier auprès de l’opinion les moyens : une politique si strictement déterminée par les avatars du Développement qu’elle ne s’en distingue guère.
À la racine qu’est-ce que la Droite ? En principe — seulement en principe — la défense des contraintes de la Nature et de la Tradition contre la Révolution, de la réalité contre l’utopie, de l’Ordre contre l’Anarchie. La Droite reconnaît et valorise les contraintes, naturelles, spirituelles et morales que sa condition terrestre impose au désir de liberté et de justice de l’homme. Elle est pour l’autorité, qui fut religieuse, le respect du Pouvoir et de la Hiérarchie. Comme elle fut pour l’Église quand Dieu régnait sur l’état de choses, elle est pour la Science et ses lois : l’Économie est la Vérité parce qu’elle est un fait. La Droite défend l’État, l’Armée : la société contre l’individu. D’où les limites de son libéralisme économique et politique.
Tandis que la Gauche, en dépit de son matérialisme marxiste, croit que la liberté humaine peut et doit vaincre les contraintes de la nature et de la société. Au fond anarchisante, donnant la primauté à l’idéal sur la réalité, elle croit à la possibilité d’un changement qui fera descendre le ciel sur la terre. Elle croit au Progrès : à ce qui sera meilleur que ce qui est; et c’est sa croyance au Progrès par la Science qui la met en contradiction avec elle-même. Idéaliste elle se méfie de l’existant, refuse la tradition. Tandis que la Droite accuse la Gauche de nier les « faits », pour celle-ci le jugement de valeur est un jugement de réalité. Mais à ce compte, au pouvoir combien d’hommes de gauche deviennent de Droite !
De ces justifications, nécessaires auprès de l’opinion, on ne peut tirer qu’une conclusion : si la polémique peut indéfiniment se poursuivre, c’est parce que les valeurs de droite et de gauche sont complémentaires. Le désir de liberté sans reconnaissance de la nécessité naturelle ou sociale ou la reconnaissance de la nécessité sans projet de liberté n’est qu’une demi-vérité sans puissance créatrice. L’homme est à la fois libre et serf, privé de droite ou de gauche il n’est qu’un amputé. L’opposition de la Droite et de la Gauche est le produit d’une schizophrénie qui oppose la pensée à sa réalisation. Pour nous faire comprendre à Gauche, invoquant l’autorité de Marx et de Nietzsche, disons que la liberté est conscience de la nécessité, qu’il n’y a de victoire sur elle sans un certain amor fati autrement dit de notre contradiction sur terre.
La schizophrénie de la Gauche et de la Droite ne peut que stériliser la politique en les forçant à trahir leurs principes. En un sens la société du Changement n’est ni de Droite ni de Gauche, mais cette superstructure assure l’infrastructure.
La Droite n’est pas de Droite, il est faux qu’elle soit conservatrice. Son culte des « faits » économiques et matériels mène à la ruine de la nature et de toute tradition, culture ou ordre humain. La bourgeoisie capitaliste puis technocratique est à l’origine de deux révolutions culturelles qui ont bouleversé la terre et la société bien plus que des révolutions politiques qui n’en sont que l’effet. La Droite n’est pas le camp de l’Ordre, mais celui du Pouvoir économico-politique.
Quant à l’idéalisme révolutionnaire ou réformiste de gauche, il est tout aussi trompeur. Si l’actuelle Droite est de gauche parce que ralliée depuis la guerre au Changement, la Gauche est de droite. La non-reconnaissance des contraintes de la nature et de la société ne peut mener qu’à l’échec ou au mensonge : à des promesses impossibles à tenir, tout justes bonnes à séduire l’opinion et les électeurs. Une fois au pouvoir, rien n’empêche de se conduire en « responsable », qui sacrifie sans scrupule ses fins aux moyens. D’où les reniements du socialisme réformiste, dont on ne sait s’il réforme ou perfectionne l’ordre désordonné de la société bourgeoise actuelle. Et pire, le reniement frénétique de l’extrémisme révolutionnaire, auquel l’idéal de liberté et de justice absolues donne dans l’immédiat droit à la dictature et à l’injustice absolues, et pour la paix à la guerre totale. Au fond celui qui tient les deux bouts de sa condition d’homme — à sa liberté dans la nécessité —, reprochera à la Droite de ne rien conserver et à la Gauche de ne rien libérer.
De droite ou de gauche, réformistes ou révolutionnaires, tous les partis actuels sont prêts à renier leurs principes et programmes pour obtenir l’essentiel : le Pouvoir. De quoi ? D’entériner après coup, impuissant, les avatars du changement. Pour tous reste seule l’ultime Vérité; la puissance matérielle qui se pèse à la tonne ou se mesure au kilomètre à l’heure. La Droite est réaliste, pour être forte la France doit avoir une Force de frappe ; la Gauche une fois au pouvoir reprendra cette politique à son compte. M. Barre luttait contre l’inflation avec le succès que l’on sait, mais c’est M. Delors qui mettra en train la politique de rigueur financière et de maîtrise de l’inflation que la Droite n’avait pas su imposer. Il est vrai que le prix du pétrole baissait et que les syndicats ne pouvaient se mobiliser contre un gouvernement de gauche. Que pouvez-vous objecter ? Comment faire autrement ? Ne pas tromper les électeurs auxquels on avait fait miroiter la relance de l’économie par la hausse des salaires ? Mais on n’aurait pas été réélu. En quelque sorte on aurait refusé le devoir par excellence : le Pouvoir afin d’agir.
Au temps du Changement qu’est-ce que la Droite, qu’est- ce que la Gauche ? M. Mitterrand est-il de droite ou de gauche, l’URSS révolutionnaire ou réactionnaire ? Quand tel père de son peuple fait de sa femme le numéro 2 du Parti, ou de son fils son héritier, est-il marxiste ou monarchiste ? L’opposition de la Droite et de la Gauche ne devrait plus avoir ni sens ni contenu pour le moindre esprit critique. Mais elle est d’autant plus vive qu’elle ne signifie rien. Heureusement que reste le Pour-Contre d’une société divertie par sa querelle. Quand la Droite est Pour, la Gauche est Contre, et versa. Quand la Droite était patriote et militariste, la Gauche était internationaliste et pacifiste. Et quand la Gauche a récupéré le drapeau tricolore, la Droite est devenue pacifiste, puis européenne. Reste l’idéologie pour amuser le tapis : les nationalisations ou les privatisations, si elles échouent et que le gouvernement change, on passera de l’une à l’autre. Reste la politique étrangère : les envois d’armes en catimini à l’Iran pour obtenir la libération des otages, la défense de l’Indépendance Nationale face aux deux grands qui, elle, reste la même. Il n’y a plus ni Gauche ni Droite, mais une même volonté d’accéder ou de se maintenir au pouvoir… Pour le pouvoir.
Or dans cette société d’autant plus rigide et délicate qu’elle est en perpétuel changement, le pouvoir ne se conquiert et ne s’exerce pas n’importe comment La grande vérité de la politique actuelle, de droite ou de gauche, se réduit à une seule: « On ne peut faire autrement. » On ne peut faire autrement que perfectionner la Force de frappe puisqu’elle est là et que la France est nationaliste, qu’exporter, lutter contre la stagflation, réduire le déficit de la Sécurité sociale, construire plus d’autoroutes, renforcer la police, etc. On ne peut faire autrement que développer la compétitivité de l’industrie française pour lutter contre le chômage, donc sa productivité, qui fait qu’un travailleur produit autant que cinq puis dix. On ne peut faire autrement que développer les techniques de pointe et la Recherche. Dans une société lourde et fragile que sa vitesse projette sur des mils, il n’y a plus de projet politique possible, seulement la gestion des affaires courantes, ô ! combien vite… Cette société en changement n’a plus qu’un projet: elle- même, ce qu’elle est ou plutôt devient en fait. Telle est la réalité déterminante qu’occulte la réduction de toute pensée ou action publique au conflit de la Droite et de la Gauche. Le Fait pour le Fait, le Changement pour le Changement, le Développement des moyens pour le Développement des moyens, fin et redondance inavouables qui doivent être cachées sous un voile de mots empruntés au passé.
Peut-on crever cette bulle qui enferme et isole les individus en leur interdisant de s’associer librement pour changer le changement de leur société ? Peut-on changer le cours des étoiles ? On pourrait cependant penser que, composée d’hommes en principe sapiens, hantés par le rêve d’une victoire sur la nécessité et la mort, le cours d’une société n’est pas celui d’un astre. En tout cas si ces lignes furent écrites sans illusion, c’est dans cet espoir.
Bernard Charbonneau (1910- 1996) Philosophe, penseur anticonformiste de l'écologie politique et de l'objection de croissance.
- SOURCE : Le Partage - 17 décembre 2015
Le fric galope, tirant derrière lui le char de la France éternelle, et de quelques autres États encore plus provisoires. Mais comme pour ne pas se casser la gueule, entraînant la production, il est condamné à foncer de plus en plus vite, ce quitte ou double risque de mal finir : l’inflation qui allait son petit trot est en train de prendre le galop. Le fric qui a toujours eu des lubies s’emballe. Puis capricant stoppe net : après la stagflation, la stagdéflation, après le boom, le krach, puis… Notre apocalypse, faute d’être atomique, pourrait bien être monétaire.
Pour maintes raisons, publiques et privées, il serait temps de museler cet étalon-papier et de le tenir en laisse. Mais, individu et plus encore société, comment se passer de monnaie ? Comment assurer l’échange, définir une juste mesure : une valeur universelle, qui ne soit pas la négation des biens dont elle prétend fixer le prix, délire du trafic et du pouvoir ? Et si l’on nie le problème des finances en édifiant une cité idéale où tout est en commun, comment faire pour qu’elle ne soit pas une hypocrisie, ou la négation de l’individu ? Comment faire régner l’abondance où la « prise au tas » succède à la monnaie sans qu’elle devienne l’abondance du peu : la production standardisée, le brouet spartiate où chacun trempe sa gamelle ? Qui possède la solution du problème financier a résolu tous les autres, mais je le regrette, je ne peux signer à mon lecteur un tel chèque en blanc. Tout ce que je sais, c’est que l’homme et la terre ne seront sauvés que si l’on met un terme à la prolifération cancéreuse du fric, que l’on ne pourra maîtriser le délire économique sans rétablir un équilibre : dans ce cas, monétaire. Peut-être alors l’on pourra restreindre l’impérialisme de l’Argent et de la Valeur en redonnant sa place à tout ce qui est « sans prix » : la nature, la qualité qui n’est pas chiffrable, l’amour qui se donne. J’ai tendu la main, et voici qu’y brille tout l’or de Golconde.
L’État est notre faiblesse, non notre gloire ; voilà la seule vérité politique. Toute société où l’individu se dégage de la totalité primitive suppose un gouvernement, des lois et même une police, sans lesquels elle sombrerait dans un chaos plus écrasant que leurs contraintes. Mais l’organisation politique contient les germes du désordre auquel elle remédie, au-delà d’un certain point elle devient plus oppressive que le trouble dont elle prétend libérer. Il est impossible de supprimer l’État ; mais il est non moins nécessaire de le réduire au minimum. Le plus sûr moyen d’y arriver, c’est de la connaître : d’être à la fois conscient de la raison qui l’impose et de la détermination qu’il fait peser. Nul ne peut mesurer la vérité de l’anarchie s’il n’a mesuré la nécessité de l’État ; et seul l’esprit d’anarchie peut fonder un bon usage de l’État : cet ouvrage n’est pas autre chose qu’une introduction à l’art de gouverner. Ce n’est pas un système, mais une conscience qui nous permettra ainsi de déterminer constamment le point d’équilibre où les maux se compensent ; et ce n’est qu’un effort de plus en plus pénible qui pourra étendre le domaine de la liberté aux dépens de l’automatisme administratif : certes l’État détruit l’homme, mais l’homme seul détruit l’État. Comme la démocratie, l’anarchie se conquiert et se paye par un sacrifice aussi lourd que la solution politique est légère ; la justice sociale ne se réalisera pas par la dictature d’un État prolétarien, mais par un socialisme coopératif, seulement ce socialisme-là exigera des hommes, prolétaires compris, infiniment plus de vertus pour des résultats matériels plus médiocres. L’anarchie est un sens ; une société sans État où la liberté des individus serait à la fois nature et vérité est aussi inconvenable que l’accomplissement sur terre de l’harmonie céleste. Mais elle doit être le but où tend constamment l’action ; une interminable marche à rebours du courant qui n’aboutira sans doute qu’à nous maintenir là où nous sommes : à maintenir l’homme en son humanité.
La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps. Comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celui du passé. La Grande Mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chaque homme l’expérimente à chaque instant et partout, par-delà classes et frontières, elle met en jeu l’humanité.
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Citations contre le productivisme - Socialisme libertaire
"Faire de l'argent et toujours plus, voire faire de l'argent avec de l'argent, sans limite. C'est ce qui est proposé à tous et que peu ont les moyens d'accomplir, sans meubler beaucoup l'âme des...
http://www.socialisme-libertaire.fr/2014/10/citations-contre-le-productivisme.html
Citations contre le productivisme.
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FAQ sur l'antiproductivisme - Socialisme libertaire
Définition de l'antiproductivisme : D'une façon générale, il me semble que beaucoup de mots en " -isme " proviennent de " la colonisation du sens large par un sens strict ". Ainsi le rationalis...
http://www.socialisme-libertaire.fr/2015/08/faq-sur-l-antiproductivisme.html
FAQ sur l’antiproductivisme.