De la Saint-Barthélémy à l’Etat islamique

Publié le par Socialisme libertaire

Saint-Barthélémy : massacre des protestants - Paris 24 août 1572

De la Saint-Barthélémy à l’État islamique, la mise en scène de l’horreur.

L’historien Denis Crouzet compare la violence des guerres de religion dans la chrétienté du XVIe siècle à celle de l’islam du XXIe siècle.

Dans l’essai que vous allez publier avec Jean-Marie Le Gall, vous comparez le mouvement djihadiste actuel et la ­violence mise en œuvre lors des guerres de religion qui ont marqué l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Quels en sont les points communs ?

Il faut penser le fait religieux comme la matrice du conflit. C’est une culture qui structure les violences, bien que selon des modalités différentes. La religion dominante – le catholicisme dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, l’islam sunnite dans le monde arabe d’aujourd’hui – s’estime menacée : elle mène une guerre « purificatrice », qui vise à exterminer tous ceux qui ont pactisé avec le « mal ». En 1572, la Saint-Barthélemy fit 2 500 morts à Paris ; le sac de Magdebourg, 30 000 morts en 1631. Alors que du côté protestant on brise les statues et reliques et on massacre les prêtres, accusés de maintenir le peuple dans l’ignorance de la « vraie foi ».

Hier comme aujourd’hui, ces violences se caractérisent par la mise en scène de l’horreur et la volonté de la montrer au plus grand nombre. Car la guerre de religion est un dialogue avec Dieu : il faut lui montrer que l’on agit pour lui. Pour dissuader, bien sûr, ceux qui pourraient être tentés de rejoindre les hérétiques, mais surtout pour gagner son propre salut en participant à leur extermination. En France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, aux XVIe et XVIIe siècles, on défigure l’hérétique à coups de maillet, car il ne peut pas être à l’image de Dieu mais est à l’image de Satan : on lui crève les yeux, car le diable a les yeux rouges ; on enfonce des cornes d’animaux dans le vagin des femmes ; on anticipe les supplices de l’Enfer en coupant le nez, les lèvres, les oreilles ; on fait manger des excréments puisque les hérétiques refusent le carême, etc. Le tout est reproduit ou raconté dans des libelles et des images qui n’ont rien à envier aux vidéos de Daech.

Par quels mécanismes en vient-on ­à pratiquer, mais aussi à promouvoir et légitimer de telles horreurs, commises souvent contre des compatriotes, des voisins ?

A l’origine des guerres de religion, hier comme aujourd’hui, il y a la combinaison entre la montée d’une peur de la fin des temps et une révolution médiatique.

Au tournant des XVe et XVIe siècles, une angoisse eschatologique submerge l’Occident : des supputations savantes ont donné au monde une durée de vie de 6 500 ans et, selon les astrologues, ce temps est presque écoulé. Des almanachs certifient qu’en 1524 l’alignement des astres sera le même qu’à la date du Déluge. Dès 1519, Luther annonce le triomphe de l’Antéchrist – en l’espèce… le pape. Tremblements de terre, comètes, épidémies sont interprétés comme autant de signes de la colère divine ; Dieu s’apprête à punir une humanité qui n’a jamais commis autant de péchés.

De telles prophéties étaient courantes au Moyen Age, mais la grande différence est qu’il y a eu, depuis, l’invention de l’imprimerie ! Cette révolution technologique donne une ampleur inédite à l’imaginaire collectif, qui s’imprègne de ces prédications éditées à des milliers d’exemplaires et relayées par la rumeur. Comme Internet aujourd’hui. J’ai découvert sur les sites djihadistes la même angoisse de la fin des temps, la même assimilation des phénomènes naturels à la colère de Dieu, la dénonciation des mêmes péchés comme signes des désordres du monde – les femmes s’habillent en homme et les hommes en femme, par exemple – et… la même haine des juifs. ll y a aussi l’omniprésence d’une figure mi-homme mi-animal, Al Dajjal, l’équivalent, dans la tradition musulmane, de la bête de l’Apocalypse ! Et enfin les mêmes appels à se grouper pour rétablir, en exterminant ses ennemis, le règne messianique et exclusif du troupeau de Dieu sur la terre, que ce soit la cité de Sion pour les chrétiens ou le califat pour les musulmans.

Comment ces angoisses ont-elles ­débouché sur plus d’un siècle de guerres de religion ?

Les premières manifestations de cette violence religieuse ne s’observent pas en Europe, mais aux Amériques. Lorsque Christophe Colomb débarque aux Caraïbes en 1492, le rêve de la découverte du « jardin d’Éden » se dissipe vite : les Indiens résistent, se cachent, refusent la conversion. Colomb règle alors sa conduite sur Le Livre des prophéties, un recueil destiné à guider l’action des croyants contre ceux qui s’opposent à la « volonté divine », d’où découlera l’extermination des Indiens des Caraïbes.

A partir de 1517, le moine allemand Martin Luther offre à ses contemporains une autre solution à l’angoisse eschatologique : la grâce divine étant selon lui reçue individuellement, le projet catholique du rachat des péchés par l’extermination des hérétiques n’a plus lieu d’être. En 1536, Jean Calvin s’oppose lui aussi à la doctrine de l’Église, en affirmant que l’imminence ou non de la fin des temps ne dépend pas des actions humaines, mais de la volonté divine.

En 1534-1535, la tension religieuse débouche sur le premier affrontement violent survenant en Europe. La secte millénariste des anabaptistes prend le contrôle de Münster, où ses membres convergent depuis toute l’Allemagne pour y ériger la « Nouvelle Sion », appelée à être la seule rescapée de la fin du monde. La propriété collective, la polygamie et la justice biblique y règnent, au prix d’une répression de tous les opposants et non-conformistes… finalement assez semblable à celle pratiquée par le califat de Daech aujourd’hui ! Assiégés et affamés par les princes, les anabaptistes seront massacrés et dispersés.

Dans le même temps, un nombre croissant de villes et de princes du Saint Empire romain germanique ont adopté l’interprétation luthérienne et formé en 1531 la ligue de Smalkalde. En 1546, la guerre entre la ligue et l’empereur Charles Quint éclate. Elle se termine en 1555 par la paix d’Augsbourg, sur le principe Cujus regio, ejus religio : les sujets du détenteur de l’autorité civile (seigneur, évêque, ville…) devront adopter le choix religieux de celui-ci. Il en résulte une incroyable marqueterie qui maintiendra la paix en Allemagne jusqu’en 1618.

Mais la guerre reprend, d’une violence inédite. A sa dimension religieuse se superposent les ambitions politiques et territoriales des monarchies européennes. Elle durera trente ans, jusqu’en 1648. Elle se termine par la paix de Westphalie, sur la base du statu quo ante : les principes d’Augsbourg sont maintenus ; seules les frontières, superposant territoire et religion, sont modifiées.

Et ailleurs en Europe ?

Dès 1540 en France, des libelles catholiques appellent à l’éradication de la Réforme. Mais celle-ci gagne du terrain à partir de 1555, lorsque Calvin envoie en France des « ministres » formés à Genève pour « dresser des Églises » partout où sont présentes des communautés réformées. On en compte environ 1 500 dès 1560. Le mot « huguenot » est une déformation du mot suisse allemand eidgenossen, qui signifie « confédéré ». Le roi Henri II fait exécuter quelques hérétiques, dont le martyre renforce les idées nouvelles. Lorsqu’il meurt accidentellement dans un tournoi en 1559, les protestants y voient une « punition divine » et profitent de la vacance du pouvoir – son successeur François II est adolescent – pour pratiquer ouvertement leur culte.

La France entre alors dans un cycle de violences civiles qui aboutit à la guerre entre armées catholiques et protestantes fin mars 1562. Victoires et défaites alternent au travers de campagnes militaires, de sièges et de massacres qui ravagent tout le pays. En 1598, l’édit de Nantes ramène la paix, essentiellement en raison de l’épuisement de la Ligue catholique, battue plusieurs fois par Henri de Navarre, le futur Henri IV. A l’inverse du Saint Empire, l’édit instaure la cohabitation des cultes au sein du royaume.

Les provinces belges et néerlandaises, alors possessions espagnoles, sont touchées à partir de 1566. La guerre civile débouche en 1579 sur une partition, comme en Allemagne, entre le Sud catholique fidèle à l’Espagne (la Belgique) et le Nord réformé (les Pays-Bas), qui proclame son indépendance en 1581. En Angleterre, où s’ajoute aux rivalités religieuses le conflit politique entre le Parlement et le roi, guerres civiles et révolutions règnent également. Elles dureront de 1642 à 1688.

Comment parvient-on à rompre avec un tel cycle de violences ?

Comme pour le djihad actuel, ce sont des noyaux durs de militants actifs qui créent les événements et la propagande, entraînant les foules derrière eux. Mais il existe dans le cas de nos guerres de religion européennes un troisième protagoniste entre les deux camps, que l’on appelle en France les « moyenneurs », puis les « politiques ». Il ne s’agit pas ici de laïcité ; simplement, ces personnes estiment qu’on ne peut régler la question de la différence religieuse par la guerre, car celle-ci est contraire à l’ordre divin.

A partir de 1576, la guerre en France oppose ainsi catholiques modérés et catholiques « exclusivistes », les premiers parvenant à imposer aux seconds, grâce à l’alliance avec les armées huguenotes, ce qui sera l’édit de tolérance. Henri IV est alors décrit comme « le roi de la raison » qui doit imposer la paix sur terre. Le penseur italien Giovanni Botero (1544-1617) publie, en 1585, De la raison d’État.

Quatre ans après la Saint-Barthélemy, le juriste et philosophe français Jean Bodin (1529-1596) décrit, dans Les Six Livres de la république (1576), les principes politiques nécessaires pour ramener la paix civile contre les passions humaines, qui seront ceux de l’État de l’âge classique et de la monarchie absolue : Dieu a conçu le monde comme une mécanique rationnelle, où le Soleil dispense sa lumière à un cosmos ordonné – ainsi que le montrent les avancées scientifiques de l’époque. Le roi doit, de même, dispenser la loi qui organisera l’État de façon rationnelle et reflétera ainsi l’harmonie divine.

Denis Crouzet, professeur d’histoire moderne à l’université Paris-IV, publie avec Jean-Marie Le Gall un essai, Au péril des guerres de religion, à paraître en mai 2015 aux PUF. Il est l’auteur des Guerriers de Dieu, la violence au temps des troubles de religion. Vers 1525 – vers 1610 (Champ Vallon, 2005, première édition en 1990), et de Dieu en ses royaumes. Une histoire des guerres de religion (Champ Vallon, 2008).

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