★ SUR LA PHILOSOPHIE ANARCHISTE : LE BIEN ET LE MAL
★ Extrait de Maurice Fayolle : Réflexions sur l'anarchisme
(Librairie Publico - 1965)
« Le survol de la déjà longue histoire humaine montre qu'il a toujours existé au sein des sociétés, même les plus primitives, au moins un embryon de morale, dont la singularité est de vouloir distinguer le bien du mal.
À travers les époques comme à travers tous les régimes, les religions successives furent sans cesse le support privilégié, sinon unique, de ce besoin impératif qu'éprouve toute collectivité humaine de réglementer son existence en l'insérant dans un cadre strictement codifié.
Je ne pense pas que les religions aient "inventé" la morale. Je suis plutôt porté à croire que les religions naissantes se sont servies, pour imposer leur domination, de cette espèce d'instinct qui, sous l'aiguillon de la nécessité, pousse toute société d'êtres vivants, animale aussi bien qu'humaine, à se discipliner pour survivre.
Mais si, dans les sociétés animales, cette discipline (qui atteint sont point culminant chez les termites, les fourmis et les abeilles) s'est instaurée avec une rigueur mécanique qui n'a d'autre ressort que l'instinct de conservation de l'espèce, dans les sociétés humaines, l'intelligence, dans un désir qui est la manifestation même de son existence, a voulu expliquer et justifier ce besoin impératif de discipline par des considérations métaphysiques.
Ainsi naquit la philosophie, dont l'objet est une tentative sans cesse renouvelée d'explication et de justification de la vie humaine. Or, l'aventure philosophique, en quoi se condense toute l'histoire de l'esprit humain, est une manifestation à la fois nécessaire et vaine.
Nécessaire, lorsqu'elle a pour objectif d'exprimer en termes humains ce besoin impératif de discipline dont les racines plongent dans l'animalité ; vaine lorsqu'elle prétend rechercher une explication et une justification de la présence humaine sur ce monde terrestre.
L'humain est et cette certitude physique est la seule base sérieuse sur laquelle puisse reposer une philosophie raisonnable et sensée. Rechercher le pourquoi de cette existence, c'est poursuivre une chimère dans les mirages scintillants des cieux, des au-delà et des olympes : tous ces lieux irréels enfantés par la fertile imagination humaine pour servir de royaumes à l'imposante cohorte des divinités qui se succédèrent tout au long des siècles.
Dans l'impossibilité de trouver une explication humaine à sa propre existence, l'homme en rechercha la cause dans le divin. Ce fut le triomphe des religions qui, dans un délire imaginatif insensé, enrobèrent les successives morales, nécessaires à l'existence des sociétés humaines, dans un fatras de tabous, d'interdits et de rites, où se diluèrent l'essentiel et l'indispensable au profit du superflu et de l'inutile.
Ce fut le règne du bien et du mal -- le bien étant ce qui était bénéfique à la puissance de la religion existante, le mal ce qui lui était contraire. Sous des formes variables, toutes les religions symbolisèrent le bien sous les traits d'une divinité bienfaisante, le mal sous ceux d'une autre divinité, malfaisante celle-là : le bon Dieu et le diable de la religion chrétienne. Avec, pour complément, l'ineffable ciel pour les bons et le terrifiant enfer pour les mauvais : cosmologie enfantine à la mesure de l'enfance humaine.
Ainsi se dilua dans le parfum des encens, les psalmodies incantatoires et les divagations théologiques, les origines profondes du besoin impératif de discipline qu'éprouvèrent les premières sociétés humaines, imitant en cela les sociétés animales dont elles étaient issues. La morale, perdant alors les bases naturelles qui lui sont propres, bascula dans le carnavalesque déploiement d'une fantasmagorie sacrée, sans lien avec la réalité, sans utilité pour l'espèce, souvent homicide pour les individus, toujours néfaste pour la société.
On pourrait remplir des volumes rien qu'à décrire les différentes conceptions qu'inventèrent les religions pour définir le bien et le mal, base essentielle de toute morale. À travers les temps et les lieux, ces conceptions varièrent dans des limites telles que le bien devenait le mal et inversement.
La sacralisation de la morale ne pouvait qu'aboutir à ces inepties et à ces contradictions. En fait, il ne peut y avoir de bien et de mal par référence à une divinité quelconque -- pas plus qu'à l'humain ou à la société considérés comme entités. Une saine morale ne peut se référer qu'à l'humain -- et à lui seul -- considéré dans sa réalité vivante et sensible.
Discipliner la vie d'une société en exprimant en langage humain les lois élémentaires qui sont indispensables à sa survie et à son bonheur est une chose nécessaire -- et c'est la tâche des philosophes. Institutionnaliser et sacraliser une morale qui, sous prétexte de sauver l'humain du péché, l'enferme dans une prison et le paralyse dans une camisole est une autre chose -- et ce fut l'inutile et néfaste travail des théologiens.
Démystifier la morale est une œuvre absolument nécessaire.
Comme l'a fort bien démontré Pierre Kropotkine dans son admirable livre "L'Entraide", la vraie morale ne saurait être autre chose que la connaissance, le respect et la pratique des grandes lois naturelles qui, hors de tout esprit religieux, tendent à maintenir la vie et la cohésion d'un ensemble sociétaire.
Quelles sont ces lois ? La première et la plus importante est, sans conteste, la solidarité, dont la charité n'est que la déformation religieuse et caricaturale. Aucune société humaine (pas plus qu'aucune société animale) ne peut vivre et prospérer si ne s'y pratique pas un minimum de solidarité entre ses membres.
La solidarité entre membres d'un groupe humain (qu'il soit composé de quelques unités ou de quelques centaines de millions) est la base essentielle sur laquelle doit reposer toute morale. Point n'est besoin pour cela de rechercher des justifications extraterrestres : l'humain est et ne peut survivre qu'au sein d'une communauté. C'est une loi impérative de la nature et une saine morale ne saurait chercher d'autres sources.
Mais, si l'on ne veut sombrer dans la rigueur mécanique qui a amené certaines sociétés animales à un parfait et effrayant degré d'automatisme, il faut humaniser les grandes lois naturelles qui viennent du fond des âges et que nous avons hérité du règne animal.
C'est pourquoi la première de ces grandes lois naturelles, celle de la solidarité, ne saurait avoir, chez l'humain comme chez l'animal, pour seule fin, la préservation ou la multiplication de l'espèce.
Par son esprit qui a fait de lui une unité pensante, l'humain a des ambitions qui sont au-delà du seul instinct. Partie intégrante d'une communauté hors de laquelle il ne pourrait exister, l'être humain ne saurait non plus sacrifier sa vie sensible et éphémère aux dévorantes exigences d'une société qui, elle-même, ne pourrait exister sans les individus.
La solidarité humaine doit donc se définir dans la perspective d'une morale qui exprime l'équilibre le plus harmonieux possible entre le bien d'une société, communauté nécessaire à la vie, et le bien des individus, réalités vivantes de cette société.
C'est ainsi que "Liberté, Égalité, Fraternité", ce sigle qui orne le fronton de tous nos édifices et qui, faute d'être devenu une réalité, est tombé dans l'oubli et l'indifférence, demeure l'expression la plus valable de l'exigence humaine qui veut que l'ancestral instinct de solidarité s'individualise en dépassant le seul objectif de l'espèce.
Désacraliser la morale en la débarrassant des inutiles mythes religieux ou laïques qui l'ont défigurée et mutilée, la rendre à sa vocation naturelle en l'exprimant dans le langage humain de la solidarité, reste la tâche d'une philosophie révolutionnaire conséquente. »
Maurice Fayolle
- SOURCE : Bibliothèque Libertaire
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