★ SUR LA PHILOSOPHIE ANARCHISTE : LA LIBERTÉ ENTRE LA PUISSANCE ET LA JUSTICE

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Extrait de Maurice Fayolle : Réflexions sur l'anarchisme 
(Librairie Publico - 1965)  
 

« La vie humaine, l'existence de l'humain sur la terre dans son comportement social --et, au-delà, par extension et multiplication dans les expressions morales d'une société et un temps et un milieu déterminés-- sont conditionnées en partie par trois facteurs psychologiques qui se définissent par trois "volontés" : la volonté de puissance, la volonté de liberté et la volonté de justice.

Toute l'aventure humaine, du couple jusqu'aux grands ensembles, depuis ses origines jusqu'à nos jours, toute sa longue et douloureuse histoire dans la lente succession de ses paix éphémères et de ses tueries renouvelées, de ses guerres et de ses révolutions, de ses saints et de ses tyrans, de ses régimes et de ses morales, est imbriquée dans le jaillissement et les heurts de ces trois volontés, tour à tour créatrices et destructrices, aussi bien des individus que des peuples.

Mon propos est de montrer que la volonté de puissance et la volonté de justice étant situées exactement aux pôles opposés de l'entendement humain, la volonté de liberté s'insère à la charnière de ces deux expressions opposées et peut ainsi apporter son aide, son appui et son dynamisme indifféremment à l'une ou à l'autre de ces volontés opposées.

Définissons d'abord les deux extrêmes : la volonté de puissance et la volonté de justice.

Qu'est-ce que la puissance ? Elle s'illustre et se concrétise par l'emprise de UN sur les AUTRES -- que ce UN soit un homme, un chef de famille dans le cadre de la famille, un chef tribal dans le cadre de la tribu, un chef d'État dans le cadre d'une nation ou d'un empire ; ou que ce UN soit une caste, une classe, une coterie. Individuellement aussi bien que collectivement, la puissance implique la domination : c'est l'autorité imposée du père, du chef, de la classe ou de la caste. Politiquement, elle s'exprime par les régimes autoritaires : monarchie, théocratie, oligarchie, aristocratie -- ou par la dictature, fasciste ou dite du prolétariat.

Mais son expression collective ne doit pas faire oublier son origine individuelle : la volonté de puissance est avant tout un acte individuel. Ce n'est qu'à la longue et à la faveur de certaines circonstances particulières (économiques surtout) qu'elle se mue en une volonté de puissance collective d'un clan, d'une classe, d'une caste -- d'une nation ou d'un empire -- d'une religion ou d'une idéologie.

Essayons d'en faire l'autopsie. À la base de cette volonté de puissance, on trouve le désir de l'individu de se libérer des contraintes familiales, religieuses, politiques ou économiques qui entravent son élan vital vers la réalisation de ses désirs -- c'est-à-dire vers ce qu'il conçoit comme étant les conditions de son bonheur. En d'autres termes, la volonté de puissance trouve sa source dans un désir de liberté conçu POUR SOI -- dans une liberté sauvage qui s'acquiert par le combat, la lutte, l'écrasement des AUTRES à son profit. Son expression est donc bien la domination et sa justification philosophique tient dans cette certitude que, la liberté n'étant pas indéfiniment extensible, il faut, pour conquérir SA liberté, s'approprier celle d'autrui -- sa liberté, d'abord, puis le fruit de son travail et, ainsi, l'exploitation apparaît comme le complément inévitable de la domination. Une telle philosophie exprime la réalité des sociétés esclavagistes.

C'est ainsi que, dans une certaine perspective, on ne peut faire aucune différence entre un chef d'État et un chef de bande, entre un capitaine d'industrie, d'armée ou de brigands, entre un financier et un voleur -- entre un gang de trafiquants, une société anonyme et une classe exploiteuse. Ce sont, très exactement, les mêmes mobiles qui les animent : se libérer eux-mêmes en dominant, en asservissant, en spoliant, en volant ceux qui les entourent. Et, au point de départ, il s'agit d'une identique révolte contre les contraintes sociales. Ainsi, la volonté de puissance trouve, paradoxalement, ses arguments et ses mobiles dans un désir de libération -- dans la volonté. de liberté !

Et c'est à la même source que, à l'opposé de la volonté de puissance, la volonté de justice va aller chercher ses arguments et ses mobiles. Seulement cette fois -- et c'est toute la différence -- la perspective philosophique change. Celui qui est animé par la volonté de justice pense que la liberté n'est pas limité, mais que, au contraire, elle est indéfiniment extensible -- ce qui ne veut pas dire qu'elle puisse être immédiate et totale : là comme ailleurs, la loi de l'évolution impose des processus, des paliers, des étapes qui sont conditionnés par le niveau politique, économique, intellectuel et moral de l'ensemble social en un lieu et une époque déterminés -- mais que la direction à suivre est celle d'une plus grande et égale liberté pour tous.

Il serait vain, je crois, de parler à ce propos d'altruisme. L'humain, animé par la volonté de justice, pense simplement -- et c'est évident -- que, selon le propos de Bakounine, il trouvera une plus grande liberté dans un milieu libre et non dans un milieu asservi où, pour asservir, le ou les dominateurs sont obligés de créer une armature étouffante de règles, de lois et morales qui finissent par les asservir eux-mêmes.

On voit, par ce court exposé, que le désir de libération à l'état brut, sauvage, peut, comme les fameuses langues d'Esope, être la meilleure ou la pire des choses. Si, à l'origine, c'est essentiellement une révolte contre ce qui est, c'est-à-dire contre l'ordre établi (famille, religion, société, travail, etc.), qui, dans les mailles de leurs multiples contraintes, briment les désirs d'évasion ; si, à l'origine, c'est donc un sursaut sain et naturel, c'est aussi un élan qui dégénère ou s'élève suivant qu'il sombre dans la volonté de puissance ou qu'il tend vers une volonté de justice.

Or, toute notion de justice sociale implique nécessairement la notion de l'égalité : c'est, en effet, l'inégalité des conditions qui crée l'injustice au sein des sociétés. Si bien que de nos jours, et malgré les progrès acquis après tant de siècles de lutte, l'existence simultanée d'un économiquement faible et d'un milliardaire exprime toujours la persistance de structures sociales esclavagistes : hors d'une revendication permanente à l'égalité, la liberté conquise par l'individus n'est plus, en définitive, que celle de la bête lâchée dans la jungle.

Ce qui veut dire que la liberté réelle ne saurait être, socialement, une conquête individuelle et solitaire -- car elle débouche alors inévitablement sur la volonté de puissance -- sur la tyrannie et le brigandage. La vraie liberté ne peut être que le fruit d'une conquête collective, dont l'objet sera d'établir un système social, politique et économique, où les inégalités seront réduite au minimum, et conçu de telle sorte que la volonté de liberté qui habite l'humain ne serve pas à opprimer son semblable, mais, au contraire, contribue à la liberté de tous.

Pour parvenir à ce résultat, il faudra nécessairement supprimer ce chancre des sociétés individualistes et autoritaires : l'attrait de la richesse -- la possibilité de s'enrichir. L'une des premières mesures à prendre par une révolution sociale conséquente devra donc être la suppression de l'argent -- je ne dit pas de la monnaie--, mais de l'argent sous sa forme thésaurisable. Une société libre, égale et fraternelle ne saurait se concevoir tant que subsistera le mirage fascinant de la fortune, qui désagrège les consciences les mieux trempées et qui, depuis les temps les plus reculés, a toujours constitué la plus grande source d'inégalité -- et de tentation. Cette tentation qui fait basculer le naturel désir de liberté des humains vers les flammes scintillantes et meurtrières de la puissance où, tout au long des siècles, sont venus se brûler et s'anéantir les individus et les peuples. »

Maurice Fayolle
 

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