★ EMMA GOLDMAN : LETTRES DE PRISON

Publié le par Socialisme libertaire

 

Queen’s County Jail
Long Island City, New York
avril 1916

« Que fais-je ? Je regarde la misère humaine. Il n’existe pas de misère plus affreuse que la misère en prison. Elle est si impuissante, si humiliée.

     Oui, je pense que les prisonnières m’aiment bien, du moins celles qui ont été jetées en prison avec moi. Il est si facile d’obtenir leur amour. La plus petite marque de gentillesse les émeut. — elles sont si reconnaissantes. Mais que peut-on faire pour elles ?

     Vous souvenez-vous de ce passage de Justice de Galsworthy dans lequel quelqu’un dit à Falder : « Personne ne vous veut du mal » ? C’est là que réside le pathos. Personne ne souhaite du mal à ces victimes sociales. La directrice et l’infirmière-chef sont extraordinairement gentilles ici. Et pourtant le mal, le mal irréparable, est fait du simple fait que les êtres humains sont enfermés, dépouillés de leur identité, de leur estime de soi, de leur individualité.

     Oh, je ne suis pas désolée d’avoir été condamnée. En fait, j’en suis heureuse. Je devais rejoindre ces parias qui sont la pire des horreurs. Ce serait bien que chaque rebelle soit envoyé en prison pour un temps ; cela attiserait la flamme ardente de sa haine envers tout ce qui rend les prisons possibles. Je suis vraiment heureuse.

     . . . Nous sommes réveillées à six heures et nous sortons des cellules à sept heures Puis vient le petit déjeuner où je n’ai mangé jusqu’à maintenant que du gruau qui prétend être du lait. Je n’ai pas réussi à me mettre au thé ou au café. A sept heures trente, nous sommes conduites dans la cour Je la parcours dans les deux sens comme une possédée, pour faire de l’exercice. A huit heures trente, nous sommes de retour dans les cellules et les femmes s’occupent à griffonner. Mais mes filles ne me laisseront pas le faire ; je dois leur parler. (A propos, la Directrice est en train de lire mon Anarchisme, et l’infirmière-chef La Signification Sociale du Drame Moderne). En fait, il semblerait que j’ai plus de reconnaissance ici qu’à l’extérieur. A onze heures, nous avons le déjeuner et à quatre heures, le dîner — que je vous décrirai lorsque je sortirai. Puis nous sommes enfermées jusqu’à sept heures du matin — quinze heures, les plus difficiles de toutes à supporter. Vous souvenez-vous des vers de The Ballad of Reading Gaol « chaque jour est une année/ Dont les jours sont interminables » ? Pour moi, c’est « chaque nuit est une année dont les nuits s’allongent ». (1) J’ai toujours aimé la nuit mais les nuits en prison sont épouvantables.

     Les lumières sont allumées jusqu’à neuf heures du soir et nous pouvons lire et écrire toute la journée — ce qui est un don de Dieu. Cette prison est aussi une des plus propres du pays.

     . . . Qu’ai-je bien pu faire pour que les gens entrent dans de tels ravissements ? Personne ne s’extasie parce que vous respirez ; pourquoi le font-ils lorsque vous prenez une position résolue qui représente pour vous le souffle même de la vie ? Vraiment, je me sens embarrassée avec tout cet amour, cette dévotion et cette adulation pour si peu de chose, si infinitésimale comparée avec les actions réellement héroïques des grandes âmes. Ma seule consolation est que le combat n’est pas fini et que je pourrais encore être amenée à réaliser quelque chose de vraiment grand. Mais, pour l’instant, cela ne vaut pas tant d’histoires.

     C’est dimanche aujourd’hui et nous sommes conduit dans la cour pour une promenade. Une journée magnifique, gâchés seulement par la monotonie des tenues rayées et des visages apathiques baissés. Mais le ciel n’exclut personne ; son bleu splendide s’étend sur toutes, comme si il n’existait aucune souffrance dans le monde et que l’homme n’était jamais cruel envers ses semblables.

     Les journées passent rapidement entre l’étude de mes camarades prisonnières, mes lettres et autres écrits. Les soirées sont occupées par la lecture. Mais les nuits en prison sont si étouffantes. Elles pèsent sur vous comme une pierre sur la tête. Les pensées, les sanglots, les gémissements qui naissent comme des ombres blêmes de chaque âme humaine. C’est oppressant. Et les gens parlent d’enfer. Il n’y a pas plus effrayant au monde que l’enfer des nuits en prison.

     Bonjour. Une autre nuit paniquante est passée. . .  »

Emma Goldman

 

NDT

1. The Ballad of Reading Gaol de Oscar Wilde. Une version française : La Ballade de la geôle de Reading

 

Texte original : Letters from Prison - The Little Review, Chicago. Mai 1916. 

Traduction R&B

 

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