★ ÉDUCATION ET ANARCHISME
« Mon intention est, dans cet article, de réactualiser ce vieux thème dont-il est encore possible de tirer de grands enseignements, surtout par les temps qui courent. Je fais référence aux collectivisations libertaires, tout spécialement l’expérience d’autogestion ouvrière totale ; la plus importante du monde depuis la révolution industrielle, expérience qui, entre autres choses, mit en pratique une éducation bien différente de l’éducation traditionnelle, tant sur ses finalités que par sa philosophie sous-jacente et ses pratiques quotidiennes.
Si les anciens relevaient la tête, ils se retourneraient furieusement dans leurs tombes. Ils croyaient sincèrement que si l’éducation se généralisait dans une société, cette même société irait beaucoup mieux, qu’elle résoudrait ses conflits « ad hoc » et que même la violence disparaîtrait. Aujourd’hui, pratiquement toute la population européenne reçoit une éducation scolaire jusqu’à 15 ou 16 ans, et des millions d’étudiants suivent des études jusqu’à 20 ou 25 ans, voire au-delà.
Cependant, les prévisions enthousiastes de nos prédécesseurs ne se sont absolument pas réalisées. C’est qu’à l’évidence, ils oublièrent quelque chose d’essentiel : toute éducation ne libère pas. L’important n’est pas le volume de l’éducation, mais bien plutôt le type d’éducation délivrée. Il y a l’éducation qui libère, c’est celle qui stimule l’esprit critique. Et, il y a l’éducation qui contraint encore plus l’esprit humain, en appauvrissant la pensée critique.
C’est ainsi que le capitalisme européen a propagé et développé une éducation scolaire dont la finalité basique est, d’une part, de préparer des travailleurs efficaces et disciplinés et, d’autre part, de fabriquer des citoyens dociles et obéissants. C’est bien pour cela qu’il y eut toujours une si violente opposition à toute mise en œuvre d’une éducation libertaire, opposition allant jusqu’à faire fusiller Francisco Ferrer.
C’est en s’appuyant sur l’éducation que les collectivistes libertaires ont toujours voulu construire une société égalitaire, basée sur la coopération et la solidarité. Parce que, selon les libertaires, la transformation sociale ne peut procéder que d’un changement radical des mentalités au sein de la majorité des membres de la cité ; parce que l’éducation, formelle et non formelle, devrait inévitablement se convertir en un élément basique et fondamental du projet anarchiste.
Comme chacun maintenant le sait, au soulèvement militaire fasciste du 17 juillet 1936, la CNT répondit par la révolution sociale, qui était la conséquence d’une préparation de plusieurs décennies d’éducation libertaire de la classe ouvrière.
En effet, ceux qui fondèrent et élevèrent les collectivisations étaient ceux qui avaient fréquenté les écoles libertaires et avaient reçu une éducation inspirée de l’École Moderne de Francisco Ferrer. Depuis déjà plusieurs générations, les anarchistes espagnols, spécialement à Barcelone, avaient, en effet, mis l’accent sur l’éducation.
C’est pourquoi, et bien que ce fût un phénomène spontané et totalement imprévisible, les collectivisations n’auraient pas été possibles sans les traces laissées gravées par plusieurs décennies d’éducation libertaire chez des milliers de travailleurs et sans la conviction de ce que la transformation radicale de la société ne peut se faire qu’à travers l’éducation et la culture.
N’oublions pas que, comme Alejandro Tiana l’a écrit, « avant tout, il est important de remarquer que l’anarchisme espagnol a toujours apporté une attention particulière à l’éducation à l’intérieur même de sa stratégie révolutionnaire. Il suffit, pour cela, de rappeler l’ensemble des résolutions sur l’enseignement approuvées par la CNT lors de ses congrès de 1910, 1919, 1931 et 1936 ».
C’était, en définitive, ce type d’éducation libre, coopérative, solidaire et critique que des milliers d’ouvriers anarchistes avaient reçu, qui provoqua et permit, après avoir rencontré les circonstances propices, la mise en œuvre spontanée des collectivisations libertaires qui surgirent alors naturellement.
La plus grande partie du mouvement libertaire espagnol avait mis toutes ses espérances dans la culture et dans l’éducation comme étant les authentiques moteurs du changement social.
De fait, comme l’écrivait il y a quelques années Álvarez Junco, « parmi les anarchistes, la perspective est, en principe, tranchée : chaque militant doit réaliser sa ‘révolution intérieure’, fondamentalement mentale et intellectuelle, avant de pouvoir légitimement aspirer à transformer la société …, et c’est seulement quand, grâce à la culture, auront été créés un nombre considérable d’êtres « conscients » de leurs droits et individuellement libérés du militarisme, de la religion, des défauts et de l’ignorance de la société actuelle, qu’une action révolutionnaire tendant à abattre les structures sociales et à les remplacer par d’autres, que ces individus préalablement transformés pourront initier la pratique de la liberté ».
En résumé, nous pouvons dire que la préoccupation pour l’éducation et la culture a toujours occupé une place centrale dans la pensée politique de l’anarchisme espagnol, au point d’en imprégner totalement l’idéologie et même la façon de vivre de ses membres, allant jusqu’à ouvrir des athénées libertaires, des écoles libertaires à chaque occasion, tout en éditant une infinité de journaux et revues.
Mais il s’agissait d’une éducation qui avait pour objectif final la transformation radicale de la société, et c’est pour cela qu’elle promeut, avant tout, la pensée critique, la liberté et les valeurs d’égalité et de solidarité entre tous les êtres humains.
Et, dès qu’ils en avaient l’occasion, les anarchistes espagnols mettaient en pratique leurs idéaux dans le domaine de l’éducation. Ainsi, ils augmentèrent énormément le nombre de maîtres. Par exemple, dans la commune de Calanda, on passa de huit à dix-huit maîtres, en augmentant le nombre d’élèves de 25 % pour les cours de l’année 1935-1936. Et tout cela – il faut le rappeler - en pleine guerre !
Il faut également savoir que les libertaires avaient contre eux non seulement les militaires rebelles (les franquistes), mais aussi de nombreux politiciens au sein-même du gouvernement de la République, ainsi que dans toute l’Europe. L’émancipation – et la seule idée même d’émancipation - de la classe ouvrière a toujours été un élément d’épouvante et de terreur pour les classes dirigeantes.
Mais l’entreprise éducative des collectivisations ne s’est pas seulement limitée à l’enseignement primaire ou à l’éducation formelle. Elle s’est aussi occupée d’ouvrir des bibliothèques dans tous les villages collectivisés, de promouvoir des conférences et des débats culturels ainsi que de permettre l’éducation et la culture des adultes par la mise en œuvre de cours et de centres de formation professionnelle. L’essor toucha aussi les crèches et les garderies, étant donnée la nécessité d’accueillir les tous petits pour cause d’incorporation des femmes dans le monde du travail agricole ou industriel face au manque de main d’œuvre. Par ailleurs, l’art et la culture générale ont aussi fait l’objet d’initiatives diverses et variées, afin de développer une atmosphère riche et stimulante pour l’épanouissement intégral de la population collectiviste (avec l’ouverture d’athénées libertaires, de soirées culturelles,…).
Finalement, nous ne devrions pas oublier une chose aussi centrale que la conception anarchiste de la culture et ce qu’est l’éducation non formelle qui englobait une série très variée d’activités comme l’éducation artistique, la connaissance scientifique et culturelle, le développement d’une nouvelle esthétique, le débat sur des sujets d’actualité, l’édition d’œuvres littéraires ou scientifiques, etc. Tout cela fut principalement réalisé par les syndicats de la CNT, les Jeunesses Libertaires, le collectif féministe des Femmes Libres et les Athénées Libertaires, et toujours selon une conception de la culture et de l’éducation comme instruments de libération des classes laborieuses.
Cette dynamique a, donc, toujours été – et continue de l’être - l’un des objectifs principaux des anarchistes : propager une éducation réellement libre, coopérative et solidaire qui puisse radicalement transformer la société, face à l’école officielle qui, contrairement à ce qu’elle prétend être, en est justement l’exact opposé, car l’école officielle ne vise qu’à reproduire les inégalités sociales – et l’idée qu’elles sont naturelles – afin de perpétuer la société actuelle - inégale et injuste. En être conscient est d’un grand intérêt, surtout de nos jours, face à ce que le néolibéralisme met en application sur toute la planète avec tant de succès. »
Traduction d’un article d’A. Ovejero B. (CNT)
- SOURCE : Article publié le 17 avril 2016 par la CNT-AIT TOULOUSE
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