★ LES SOVIETS TRAHIS PAR LES BOLCHÉVIKS
★ Extraits de " Les Soviets trahis par les Bolchéviks " (1921)
par Rudolf Rocker.
Chapitre VI.
— Origine et signification de l'idée de conseils
— La 1ère Internationale et l'idée de dictature
— Les conceptions opposés de Marx-Engels et de Bakounine
« Origine et signification de l'idée des conseils
Il serait fondamentalement de vouloir attribuer à quelques individus la responsabilité de tous ces honteux événements. Ils n'en sont en fait responsables que dans la mesure où l'on peut les considérer comme les représentants d'une certaine tendance idéologique. À vrai dire, les causes de ces phénomènes tragiques viennent de plus loin : ils sont les conséquences d'un système qui ne pouvait logiquement amener un autre état de choses.
Si on l'a jusqu'à présent aussi peu compris, c'est principalement parce qu'on a toujours voulu, dans toutes les considérations sur la révolution russe, unir deux choses, qu'il est en fait absolument impossible d'unir : les conseils et la « dictature du prolétariat ». Il y a en effet contradiction essentielle entre la dictature et l'idée constructive du système des conseils, si bien que leur union forcée ne pouvait engendrer autre chose que la désespérante monstruosité qu'est aujourd'hui la commissariocratie bolchevique, fatale à la révolution russe. Il ne pouvait en être autrement, car le système des conseils ne supporte aucune dictature, partant lui-même de présuppositions totalement différentes. En lui s'incarne la volonté de la base, créatrice, du peuple, alors que dans la dictature règnent la contrainte d'en haut et l'aveugle soumission aux schémas sans esprit d'un diktat : les deux ne peuvent coexister. C'est la dictature qui l'a emporté en Russie et c'est pourquoi il n'y a plus de soviets aujourd'hui dans ce pays. Ce qu'il en reste n'est plus qu'une cruelle caricature de l'idée des soviets, un dérisoire et risible produit.
L'idée des conseils, qui embrasse tout l'aspect constructif du socialisme, est l'expression la plus précise de ce que nous entendons par révolution sociale. L'idée de dictature, en revanche, est d'origine bourgeoise et n'a absolument rien de commun avec le socialisme. La première n'est pas du tout une idée neuve, qui ne nous aurait été transmise qu'avec la révolution russe, comme beaucoup le pensent. Elle s'est développée au sein de la fraction la plus avancée du mouvement ouvrier européen, lorsque la classe ouvrière organisée s'apprêtait à dépouiller les derniers restes et scories du radicalisme bourgeois et à voler de ses propres ailes, à savoir lorsque l'« Association internationale des travailleurs » fit la grande tentative de réunir les prolétaires des différents pays pour préparer et amener leur libération du joug de l'esclavage salarié.
La 1re Internationale et l'idée de dictature
Bien que l'Internationale ait eu principalement le caractère d'une grande organisation syndicale, ses statuts n'en furent pas moins rédigés de manière que toutes les tendances socialistes de l'époque puissent trouver place dans ses rangs, dans la mesure où elles se déclaraient d'accord avec le but final de l'association. Que la clarté de conception et la précision dans l'expression des idées ait tout d'abord laissé beaucoup à désirer n'était que très naturel, comme on put s'en rendre compte aux congrès de Genève (1866) et de Lausanne (1867). Mais plus l'Internationale mûrissait intérieurement et s'affirmait en tant qu'organisation de combat, plus rapidement se clarifiaient les conceptions de ses adhérents. La participation pratique à la lutte quotidienne entre le capitalisme et le travail menait tout naturellement à une compréhension plus profonde des problèmes sociaux.
Au congrès de Bâle en 1869, l'évolution interne de la grande union des travailleurs connut son apogée intellectuelle. Outre la question du sol et des biens-fonds qui l'occupa encore une fois, ce fut surtout celle des syndicats qui suscita le plus d'intérêt. Dans le rapport que le Belge Hins et ses amis présentèrent aux délégués, la question des tâches propres et de la signification des organisations syndicales était pour la première fois traitée d'un point de vue tout nouveau, qui n'était pas sans présenter toutefois quelque ressemblance avec les idées de Robert Owen, lorsqu'il avait fondé, dans les années trente du siècle dernier, sa Grand National Consolidated Trade Union. On déclara clairement et sans équivoque que les syndicats n'étaient pas de simples organes provisoires, dont l'existence ne se justifiait qu'à l'intérieur de la société capitaliste et qui devraient en conséquence disparaître avec elle. Le point de vue des socialistes d'État, selon lequel l'activité syndicale ne pouvait aller au-delà de la lutte pour l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du système salarial, lutte ou elle trouvait sa fin, subit une correction essentielle. Le rapport de Hins et des camarades belges disait en effet que les organisations économiques de combat des travailleurs devaient être considérées comme les cellules de la future société socialiste et qu'il était du devoir de l'Internationale de former les syndicats dans ce but. C'est en ce sens que fut adoptée la résolution suivante :
« Le Congrès déclare que tous les travailleurs doivent s'efforcer de créer des caisses de résistance dans les différents métiers. Dès qu'un syndicat s'est créé, il convient d'en prévenir les unions du métier en question, afin que puisse être entreprise la formation d'unions nationales d'industries. Ces unions seront chargées de rassembler tout le matériel concernant leur industrie, de délibérer sur les mesures à prendre en commun et d'œuvrer pour leur réalisation, afin que l'actuel système salarial puisse être remplacé par une fédération des libres producteurs.
Le congrès charge le conseil général d'organiser la liaison entre les syndicats des différents pays. »
Dans l'exposé des motifs du projet de résolution de la commission, Hins déclarait que « de cette double forme d'organisation en unions locales des travailleurs et unions générales d'industries naîtraient, d'une part, l'administration politique des communes et, de l'autre, la représentation générale du travail — et ce, au niveau régional, national et international. Les conseils des organisations de métiers et d'industries remplaceront le gouvernement actuel et cette représentation du travail remplacera une fois pour toutes les vieux systèmes politiques du passé. »
Cette féconde idée nouvelle était née de la compréhension de ce que chaque nouvelle forme économique de l'organisation sociale devait également engendrer une nouvelle forme de l'organisation politique, bien plus, qu'elle n'était vraiment réalisable que dans le cadre de cette dernière. C'est pour cette raison que le socialisme devait tendre à une forme d'expression propre, que l'on crut avoir trouvée dans le système des conseils du travail.
Les travailleurs des pays latins, où l'Internationale avait alors ses principaux soutiens, développèrent leur mouvement sur la base de l'organisation de combat économique et des groupes de propagande socialiste, œuvrant dans le sens des décisions du congrès de Bâle. Reconnaissant dans l'État l'agent politique et le défenseur des classes possédantes, ils ne recherchèrent pas la conquête du pouvoir politique, mais l'écrasement de l'État et la suppression du pouvoir politique sous toutes ses formes, dans lequel ils voyaient avec un instinct sûr la condition première de toute tyrannie et de toute exploitation. Aussi ne songèrent-ils pas à imiter la bourgeoisie et à fonder un parti politique, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle classe de politiciens de métier. Leur but était la conquête de l'atelier, de la terre et du sol, et ils se rendaient fort bien compte que ce but les séparait fondamentalement de l'activité politique (de la « politique ») de la bourgeoisie radicale, toute entière axée sur la conquête du pouvoir gouvernemental. Ils comprenaient que le monopole du pouvoir devait tomber en même temps que celui de la propriété et que c'est l'ensemble de la vie sociale qui devait être construit sur de nouvelles bases. Ayant reconnu que la domination de l'homme sur l'homme avait fait son temps, ils cherchaient à se familiariser avec l'idée de l'administration des choses.
Ainsi opposait-on à la politique d'État des partis la politique économique du travail. On avait compris que c'est dans les entreprises et les industries elles-mêmes qu'une réorganisation de la société dans le sens socialiste devait être entreprise et c'est de l'assimilation de cette idée que naquit celle des conseils. Dans les réunions, les journaux et les brochures de l'aile libertaire de l'Internationale, rassemblée autour de Bakounine et de ses amis, ces idées trouvèrent clarification et approfondissement. Elles furent développées de manière particulièrement claire aux congrès de la Fédération espagnole où apparurent les termes de Juntas y consejos del trabajo (communes et conseils du travail).
Les conceptions opposées de Marx-Engels et de Bakounine
La tendance libertaire dans l'Internationale comprenait parfaitement que le socialisme ne peut être dicté par aucun gouvernement, qu'il doit au contraire se développer organiquement et de bas en haut à partir et au sein des masses travailleuses et que les travailleurs eux-mêmes doivent prendre en main l'administration de la production et de la distribution. C'est cette idée qu'ils opposèrent au socialisme d'État des politiciens socialistes de parti et ces contradictions internes entre centralisme et fédéralisme, ces deux conceptions opposées du rôle de l'État comme facteur de transition au socialisme, constituèrent le point central de la querelle entre Bakounine et ses amis, et Marx et le conseil général de Londres, qui devait se terminer par la scission de la grande union des travailleurs. Il ne s'agissait pas là d'oppositions personnelles, bien que Marx et Engels n'aient presque uniquement employé contre les bakouninistes que les mises en suspicion personnelles les plus odieuses, mais de deux conceptions différentes du socialisme et, plus particulièrement, de deux voies d'accès différentes au socialisme. Marx et Bakounine ne furent que les deux plus éminents représentants dans cette lutte pour des principes fondamentaux, le différend aurait surgi aussi sans eux. Ce n'est donc pas en tant qu'opposition de deux hommes, ou la question s'épuiserait, mais de deux courants d'idées, qu'il avait et conserve encore aujourd'hui son importance.
Pendant les cruelles persécutions du mouvement ouvrier dans les pays latins, qui commencèrent en France après la défaite de la Commune de Paris et s'étendirent à l'Espagne et à l'Italie au cours des années suivantes, l'idée des conseils dut par la force des choses passer à l'arrière-plan, toute propagande publique étant interdite et les travailleurs devant concentrer toutes leurs forces, dans leurs groupes illégaux, à la défense contre la réaction et au soutien de ses victimes. Mais elle connut un renouveau de vie avec le développement du syndicalisme révolutionnaire ; c'est surtout pendant la grande période d'activité des syndicalistes français de 1900 à 1907, que l'idée des conseils fut clarifiée, précisée et développée. Un coup d'œil sur les écrits de Pelloutier, Pouget, Griffuhes, Monatte, Yvetot et de beaucoup d'autres — je ne parle pas ici de purs théoriciens comme Lagardelle, qui ne participèrent jamais activement à la pratique du mouvement — suffit pour se convaincre que, pas plus en Russie que dans aucun autre pays, la conception du système conseilliste ne fut jamais enrichie d'une quelconque idée nouvelle que les porte-parole du syndicalisme révolutionnaire n'aient déjà développée 15 ou 20 ans auparavant.
On ne voulait d'ailleurs à cette époque, dans le camp des partis socialistes ouvriers, rien savoir de ce système et la grande majorité de ceux qui, aujourd'hui — principalement en Allemagne —, se prétendent partisans décidés de l'idée des conseils, n'avaient alors que dédain et mépris pour cette « dernière incarnation de l'utopie », les bolcheviks ne faisant pas le moins du monde exception à cette règle générale. Si l'on est aujourd'hui oblige de tirer sa révérence à l'idée socialiste libertaire et syndicaliste des conseils, c'est à la fois un signe important des temps et un nouveau point de départ du mouvement ouvrier international. L'«utopie » s'est avérée plus forte que la « science ». »
Rudolf Rocker
- SOURCE : Bibliothèque Anarchiste
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