★ BAKOUNINE : A MES AMIS RUSSES ET POLONAIS

Publié le par Socialisme libertaire

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« Me voilà libre, enfin, après huit ans d'emprisonnement dans différentes forteresses et quatre ans d'exil en Sibérie. L'âge m'est venu, ma santé s'est délabrée, j'ai perdu cette élasticité des membres qui donne à l'heureuse jeunesse une force invincible. Mais j'ai gardé le courage de la fière pensée et mon cœur, ma volonté, mon âme sont restées fidèles à mes amis et à la grande cause de l'humanité. Plus tard je raconterai dans de courts mémoires ma vie passée, la part que j'ai prise aux événements de 1848 et 1849, mon arrestation, mon emprisonnement, mon exil et enfin ma libération. Maintenant je viens à vous, mes vieux et fidèles frères, et vous mes jeunes amis, qui partagez avec nous nos croyances et nos aspirations, en vous priant : recevez-moi de nouveau parmi vous et permettez-moi de dévouer avec vous le reste de ma vie à combattre pour la liberté des Russes, des Polonais et de toutes les nations slaves.
Ce n'est pas en vain que nous avons vécu pendant les treize dernières années, depuis la catastrophe de 1848 et 1849. Le monde s'est reposé, a regagné la conscience de soi-même, et repris des forces pour rentrer dans la voie de l'avenir. L'Italie, que nous aimons tous, est ressuscitée, l'édifice de la monarchie Habsbourg-lorraine est ébranlée — cette lourde pierre qui pèse sur la poitrine des peuples qui reviennent à la vie, — et menace ruine, sous les coups des Italiens, des Madjars et des Slaves. Semblable à l'Autriche, nous voyons, tremblant sur ses fondements et prêt à tomber — son ennemi d'autrefois et maintenant son unique allié — son camarade d'âge, de craintes et de douleur : l'empire ottoman, qui n'est pas moins barbare qu'elle, mais peut-être plus honnête — et des ruines de ces deux empires naîtront, pour une vie nouvelle, une large liberté — les élus de la nouvelle civilisation : les Italiens, les Grecs, les Roumains, les Madjars et la grande nation slave réunie par les liens d'une fraternité commune. Maintenant la Pologne renaît. La Russie aussi ressuscite.

Oui, nous vivons une grande époque. Un nouvel esprit semble avoir soufflé sur les nations endormies, il appelle les peuples vivants à l'action et creuse une tombe aux mourants. Je sentais en moi de la vie, et j'ai fui de la Sibérie. Que ferai-je maintenant ? Que devons-nous entreprendre ?

Chaque homme a un champ d'action naturel, c'est sa patrie. Agir loin d'elle est un triste destin. Moi, j'en ai fait l'expérience pendant les années de révolution — je n'ai pu prendre racine ni en France ni en Allemagne. Or donc, gardant la brûlante sympathie de ma jeunesse pour le mouvement progressif du monde entier, je dois — pour ne pas dépenser en vain le reste de ma vie, — limiter mon action directe à la Russie, la Pologne et les Slaves. Ces trois nations sont indivisibles dans mon amour et ma croyance.

La Russie, tout le monde le sait, — est à la veille de graves révolutions. La malheureuse — et heureuse en même temps — guerre de Crimée terminée, — un air de printemps s'est répandu sur ses plaines glaciales et a même atteint les plus lointains confins de la Sibérie. La glace s'est fondue, la Russie a pu respirer après les trente années du règne de Nicolas. Elle a proclamé avec toute l'énergie de la jeunesse combien une régénération était indispensable. C'était un beau moment — tout respirait une vie nouvelle, tous avaient secoué leur torpeur — on n'avait même pas de haine pour le passé, on ne regardait que l'avenir, on croyait, on aimait. Mais — hélas ! — de tels moments fuient bien vite. Des sentiments, il faut passer à l'action. Que faire ? Où aller ? Que désirer, demander ? Mille questions surgirent, et chaque question avait mille nuances. Si la parole était bâillonnée sous le règne de Nicolas, on ne méditait pas moins, et la pensée forte, fortifiée dans une solitude muette, armée de la science vivante, d'une éloquence fougueuse et à demi libre, entra en lice. Comme cela arrive toujours, les opinions étaient partagées : tout le monde était d'accord qu'il était impossible de rester sous l'ancien régime, la triste fin du règne de Nicolas avait démontré toute la fausseté de son système — il avait conduit la Russie au bord de l'abîme.

Mais il fallait rendre à la Russie sa force et sa gloire, (lacune) impériale, la fierté nationale le demandait à grands cris.

Mais quels étaient les moyens pour atteindre ce but ? Cette question clairement posée, l'opinion publique, jusqu'alors partagée en une grande quantité de nuances, forma deux partis principaux, entièrement opposés l'un à l'autre : le parti de la réforme et le parti d'une révolution radicale.

Le premier ne voulait pas toucher aux fondements de l'empire ; il croyait qu'il suffisait d'entreprendre des réformes — assez considérables du reste — dans l'administration, les finances, l'armée, la justice, l'instruction publique, pour rendre ses forces à l'Etat chancelant sur ses bases. Ce parti avait oublié une seule chose : nos institutions, notre code contiennent tant de règles d'or, de sentences sages et humaines, qui feraient honneur à tout philosophe ou philanthrope — mais tout cela n'est qu'une lettre morte, parce que la Russie officielle, créée par Pierre-1er, où il n'y a rien de naturel, où personne n'a ni un champ de mouvement indépendant, ni de libre action, où la vie intérieure et les intérêts de la nation sont sacrifiés au profit de la force extérieure, ne peut admettre l'application de ces lois.

Ils ont oublié que le principal vice de notre gouvernement, vice qui le ronge et lui creuse l'abîme, c'est l'absence totale de la vérité, c'est le mensonge qui est partout et en toute chose, et ils ne pensent pas qu'un mensonge si général et radical ne peut pas exister seulement à la surface, mais doit avoir poussé ses racines dans le fonds même, dans l'origine du système gouvernemental.

Il ne leur vient pas à l'esprit que la vérité et la sincérité sont impossibles là où il n'y a point de vie ; que les forces vitales de la Russie, ruinées par les réformes violentes de Pierre Ier, n'ont jamais soutenu l'édifice qu'il avait construit. Pendant plus de trois demi-siècles, le peuple russe a porté sur ses larges épaules le gouvernement de St-Pétersbourg, si difforme et construit à la hâte ; il semblait prévoir que ce gouvernement le rallierait à l'Europe et s'écroulerait pour lui faire place ; il lui a sacrifié ses plus belles forces, mais il ne l'a jamais aimé, en a beaucoup souffert, le haïssait, et maintenant que ce régime est prêt à crouler, ce n'est pas du peuple qu'il doit attendre du secours.

Ce dernier le renversera pour pouvoir respirer et être en état de se mouvoir librement.

Nos réformistes n'ont pas compris qu'aussitôt après la catastrophe de la Crimée et la mort de Nicolas, l'heure du régime de Pierre avait sonné.

La Russie, ce colosse aux pieds d'argile, doit crouler, disent les ennemis de la Russie, pleins de joie. Oui, elle s'écroulera, mais ne vous réjouissez pas trop tôt. La ruine de cet empire ne ressemblera aucunement à celle de l'Autriche et de la Turquie, qui se prépare aussi. Rien ne restera après eux, sinon des nationalités hétérogènes, qui rejetteront ces deux noms avec haine et mépris ; mais des ruines de l'empire russe sortira le peuple russe. Otez à la Russie la Pologne, la Lituanie, la Russie Blanche, la Petite-Russie ; arrachez-lui la Finlande, les provinces de la Baltique, la Géorgie, tout le Caucase, il vous restera encore le peuple grand russien fort de quarante millions, un peuple plein de force, de sagacité, de talents, presqu'intact, non affaibli par l'histoire et qui, on peut le dire, n'a fait jusqu'à présent que se préparer à une vie historique. Tout son passé en porte la preuve. Mû, peut-être, par le pressentiment d'un grand destin, il a gardé son intégrité, ses institutions sociales et économiques, purement slaves, et les a défendues contre des impulsions et des influences venant tant de l'extérieur que de l'intérieur.

Depuis la fondation de l'empire moscovite jusqu'à nos jours, il n'y a eu pour ainsi dire qu'une vie politique extérieure. Quoique sa vie intérieure fût bien lourde à supporter, quoique ruiné et esclave, le peuple aimait l'intégrité, la force, la grandeur de la Russie, et était prêt à lui faire toutes sortes de sacrifices. C'est de cette manière que se développait dans le peuple russe le sentiment politique et le patriotisme sans ostentation mais réel. Lui seul, entre tous les peuples slaves, sut garder son intégrité, ne fut pas englouti par l'Europe, et prouva sa force.

Suivant avec patience et obéissance les drapeaux de l'Empereur contre les ennemis extérieurs de la Russie, dans l'intérieur, il défendait sa foi et son origine. Il a prouvé à tout le monde que sa patience et son obéissance ont leurs limites, qu'il sait défendre ses croyances et que la volonté du Czar n'est pas une loi sans appel pour lui. Cette résistance s'est personnifiée en un seul mot : le Raskol. De prime abord ce n'était qu'une protestation purement religieuse contre un acte arbitraire, religieux, l'amalgamation des deux pouvoirs spirituel et temporel, et la protection des Czars, qui voulaient être la tête de l'église. Dans la suite — et cela se fit bientôt — il prit un caractère politique et social. Il fut l'expression de la scission de la Russie en officielle et populaire. Le régime et la société que Pierre Ier avait fondés, n'avaient rien qui fut sympathique au peuple, tout lui était étranger : lois, classes, institutions, mœurs, coutumes, langue, religion, le Czar lui-même, qui s'était donné le titre d'Empereur, et que le peuple par contre nommait serviteur de l'Antéchrist, mais qui, dans cette même scission, lui servait de symbole d'une Russie une et indivisible.

Il sacrifiait au Czar ses services, son argent, son sang et sa sueur, mais sa vie intérieure, ses croyances sociales, il les porta au Raskol. Ce fut en vain que tous les Czars, depuis Alexis Michaïlovitche jusqu'à Alexandre-II, luttèrent contre ce dernier ; ce fut en vain qu'ils essayèrent de le noyer dans le sang des martyrs. Plus les persécutions étaient terribles, plus le Raskol gagnait en forces. Il déborda en Russie, semblable aux vagues d'une grande mer. Nicolas même dut convenir, à la fin de son long règne, qu'il lui manquait des forces pour le combattre.

C'est dans le Raskol que continua et se conserva pour le peuple l'histoire de la Russie populaire que Pierre avait interrompue. C'est en lui qu'il trouve ses martyrs, ses saints héros, ses croyances intimes et ses espérances ; en lui sont ses consolations prophétiques. Par lui, le peuple a reçu son éducation sociale, une organisation politique, secrète mais d'autant plus puissante, c'est lui qui a soudé sa force. Le Raskol fera flotter le drapeau de la liberté pour sauver la Russie.

«Le temps n'est plus loin !» disent les Raskolniks. C'est du Czar que le peuple attend maintenant sa liberté,  — et malheur au Czar, malheur à la noblesse, aux monopolistes, aux officiers, aux employés, aux prêtres impériaux, à toute la Russie impériale, si on ne donne immédiatement au peuple une liberté complète avec pleine et entière possession de la glèbe !

Un oukase du Czar, qui n'était que la conséquence inévitable des circonstances qui l'avaient précédé, a appelé le peuple à prendre part à la vie politique, à l'histoire de la Russie. Qu'on fasse tout ce qu'on voudra, qu'on essaie de lui barrer le chemin par des obstacles doctrinaires ou par la violence, lui, il ne rétrogradera plus. Il est impossible, du reste, de se passer de lui. Les colonnes allemandes qui soutenaient l'empire fondé par Pierre sont pourries, le knout aussi a perdu sa force ; Même le régime de Nicolas a cessé d'être. Tout est en désarroi, les finances, l'armée, l'administration, et ce qui est le plus triste, le gouvernement manque de sens commun, de volonté, de foi en lui-même. Personne ne le respecte. Comme tout ce qui est faible, il est en même temps doux et cruel, mais on ne l'aime pas pour sa douceur, ni ne craint sa cruauté. Il se fâche, menace, bannit en Sibérie, mitraille le peuple, mais on se moque de lui. Il se tourne enfin lui-même en dérision, tombant à tout moment dans des contradictions, ordonnant aujourd'hui la même chose pour laquelle il punissait hier, de manière qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir. L'anarchie, la méfiance de soi-même et des autres règnent dans toutes les classes de la société, dans tous les pouvoirs du monde officiel. On convient qu'on n'a ni la force ni le droit d'exister, on doute du lendemain et le craint, partout on voit un désordre affreux dans les intentions, les paroles et les actions, en un mot, une désorganisation complète, l'indice d'une ruine inévitable. L'ancien monde impérial croule et avec lui la Russie impériale, la noblesse, les tchinovniks, l'armée impériale, le cabaret, la prison et l'église impériale ; ou — dans le sens de Nicolas — la nationalité, l'autocratie et l'orthodoxie — tous les avortons d'une alliance monstrueuse de la barbarie tatare et de la science politique allemande, sont condamnés à une fin prochaine et inévitable. Et que restera-t-il ? — Le peuple seul.

Au commencement du règne actuel, le gouvernement voulait s'appuyer seulement sur les tchinovniks ; voulait, aidé par eux, introduire les réformes qui lui semblaient  indispensables. Toute la Russie jeta un cri de colère. On hait les tchinovniks encore plus que la noblesse ; ils ne sont rien autre que ces mêmes nobles, mais au service de l'Etat, c'est-à-dire sous leur plus repoussant aspect. Le tchinovnik, c'est le bâton des Czars, avec lequel ils ont frappé le peuple pendant deux siècles, c'est cette longue main qui l'a pillé et ruiné : — quiconque connaît la Russie sait qu'un tchinovnik intègre, populaire, soignant les intérêts de l'empire est une exception, une faute de logique, un non-sens contre la routine officielle... qui conduit nécessairement au vol et à la fourberie, et qu'un tel non-sens ne pouvait et ne peut exister longtemps. Partout la bureaucratie tue et ne vivifie pas le gouvernement. Mais, en Russie, elle a tout corrompu — et il n'y a pas de salut à en espérer ! Petersbourg seul a pu avoir une idée si folle — d'autant plus folle que le tchernovnik d'aujourd'hui est loin d'être un fidèle serviteur de l'Empereur autocrate !

Il a perdu la foi en lui, ne se fie plus à sa force, cherche un plus ferme appui dans l'opinion publique qu'il flatte au détriment du pouvoir impérial, pour se sauver lui-même.

Enfin les deux tiers des tchinovniks sont des nobles — de vieille souche ou non, peu importe, car ils ont tous les mêmes privilèges. Tous ceux qui ont du pouvoir ou de l'influence appartiennent à la noblesse. Est-il donc possible que, dans les questions soulevées maintenant par le gouvernement, questions qui concernent l'affranchissement des serfs et l'abrogation du pouvoir des seigneurs, le noble-tchinovnik agisse contre lui-même, c'est-à-dire contre le noble-seigneur de village. La vertu romaine n'est pas commune chez nous, le sacrifice de ses propres intérêts est un mot vide de sens pour un homme officiel, et la crainte n'a plus d'action sous le Czar actuel. Nous avons vu qu'à l'exception de quelques exemples respectables et dignes, la grande majorité des nobles-tchinovniks, les ministres, les grands seigneurs, les gouverneurs, — toute cette haute volée des bureaucrates, et avec elle toute la gueusaille des tchinovniks, ont pris parti contre le Czar et pour les propriétaires. Il n'y a qu'un moyen pour mettre le monde officiel à la raison, c'est une autre crainte — la crainte du peuple. Mais l'Empereur lui-même se sent, à ce qu'il paraît, mal à l'aide en face de cette crainte et, ayant perdu l'espoir de se sauver par les tchinovniks, il cherche maintenant son salut dans la noblesse.

Oui, l'état des choses est changé. Du temps de Rostovtzow, de Milioutine on menaçait la noblesse au nom du peuple ; maintenant on a trouvé en elle des vertus fabuleuses et l'on nomme les nobles les fils aînés de la Russie, les soutiens du trône, les ornements de la patrie. On découvrira sans doute bientôt qu'ils étaient les bienfaiteurs de leurs serfs et que le peuple, qui les adore, ne veut point d'affranchissement. A en croire les discours que le gouverneur-général de St-Pétersbourg a récemment prononcés, c'est dans les mains de la noblesse qu'on a déposé le destin futur et la nouvelle organisation de la Russie.

Les assemblées de la noblesse dans les gouvernements ont reçu la mission de discuter les réformes financières, judiciaires, administratives et finiront peut-être par octroyer une constitution nobiliaire.

Qu'est-ce que la noblesse russe ?

En premier lieu ce sont les descendants des boyards moscovites, des gradés militaires, que le Czar Ivan Wassiliévitche punissait de mort et que pendait le héros populaire Stenka Rasine parce qu'ils opprimaient et pillaient le peuple. Puis les descendants de ces aristocrates, qui avaient perdu tout sentiment de leur propre dignité,  — qui, quand ils écrivaient des placets aux Czars, se nommaient leurs esclaves et ne signaient pas de leur nom mais de diminutifs d'abjection comme «Vanka» ou bien «Kondrachka», que les Czars battaient et faisaient battre tant et aussi souvent que bon leur semblait. C'est cette caste stationnaire, sans sens commun, depuis longtemps pourrie, à charge et nuisible à l'Etat, que Pierre Ier brisa en en faisant une caste d'employés et de militaires, mais à laquelle il donna, pour la dédommager, la moitié de la population rurale comme esclave. Cette caste abjecte et voleuse qui, depuis Pierre jusqu'à nos jours, encombrait, sous le nom de tchinovniks et d'officiers, les régiments et les chancelleries, et, remplissant sans honte ses poches percées, servait, pendant un siècle et demi, d'arme éhontée et cruelle au plus vil despotisme, qui, pillant, tyrannisant violentant, exilant en Sibérie, échangeant, vendant, perdant au jeu ses serfs, ruinant le peuple, n'a pas même su se préserver d'une ruine totale. C'est cette classe criminelle, qui, de nos temps, et guidé par Nicolas, a, sous le nom de tchinovniks, conduit la Russie au bord du précipice et est devenue, comme caste de seigneurs-propriétaires, un objet de mépris et de haine pour tout ce qu'il y a en Russie de gens d'esprit et d'avenir.

Il n'y a pas à douter qu'il y a eu et qu'il y a parmi les nobles des personnes qui, par leur esprit, leur éducation, la noblesse de leur caractère et la pureté de leurs intentions, ont mérité et méritent le respect, mais ce n'était et ce n'est qu'une exception et jamais l'expression d'une caste. Au contraire ils marchaient, vivaient et agissaient en opposition avec les habitudes et les intérêts de la caste à laquelle ils appartenaient par leur naissance. Le contact de la noblesse avec la civilisation occidentale eut deux résultats opposés l'un à l'autre. Sur la majorité, il eut une influence corruptrice : lui ayant donné de nouvelles habitudes, de nouveaux goûts, la connaissance de la vie extérieure européenne, il ne put changer son âme de boyard tatare, ni la pente de son esprit esclave et despotique en même temps. L'ayant séparée du peuple, il eut pour résultat qu'elle méprisa le peuple et en devint l'ennemi. Mais il agit tout différemment sur la minorité de cette même noblesse russe, minorité presque infime et composée de quelques dizaines d'élus. Il éveilla en eux une nouvelle vie intellectuelle, l'amour de l'humanité, alluma le feu sacré des nobles élans, créa un monde idéal, un monde bien beau, mais sans forces et incapable de réalisation ; sans force parce que s'étant formé sous l'influence de l'Occident seul, en dehors de la véritable vue russe, il n'avait rien de commun avec elle, aucun champ d'action possible. Mais, placé dans des conditions si défavorables, ce monde ne s'écroula pas ; il prit au contraire un développement rapide, en même temps que notre littérature mûrissait et que nos universités se fondaient ; ce fut, parmi ces dernières, l'université de Moscou qui revendiqua, si je peux m'exprimer ainsi, le privilège exclusif de sauvegarder et de répandre le feu sacré parmi les fils encore purs d'une noblesse sauvage et corrompue.

Sous Alexandre-Ier, les nobles idéalistes ne se comptaient plus par dizaines mais par centaines. Par l'échauffourée de décembre 1825, il prouvèrent la pureté, la noblesse de leurs desseins, mais aussi toute leur impuissance. Il y avait parmi eux des hommes d'un génie incontestable ; Pestel, par exemple, qui entrevit le premier la nécessité d'une révolution sociale et économique en Russie, qui pressentit la dissolution de l'empire russe et une confédération libre des nations slaves ; — il a tout prédit, mais ne put rien faire, car il agissait en gentilhomme, et cela en Russie, où la majorité de la noblesse, pour des péchés anciens et récents, est prédestinée à une fin inévitable et où la minorité devra se fusionner avec le peuple, se perdre dans ses rangs, pour vivre et agir avec lui, ou bien se condamner à une inactivité honteuse et être responsable des péchés de la majorité.

Ce ne sont plus des centaines, ce sont des milliers de nobles, tout ce qu'il y a parmi eux d'hommes nobles par le cœur et la pensée, qui demandent l'abolition de la caste nobiliaire. Si la majorité avait plus d'esprit et de tact, elle comprendrait que la force ne repose plus dans le Czar mais dans le peuple, que celui-ci ne pactisera jamais avec la noblesse, qu'en lui la haine contre elle va de pair avec l'amour de la liberté, de la glèbe et que la noblesse n'a, dans les tourmentes sociales qui nous menacent, d'autre ancre de salut que l'abolition non seulement des privilèges nobiliaires, privilèges ridicules et absurdes, mais aussi de tous les signes et conditions extérieurs de l'existence de la noblesse, oui, même de son nom.

La majorité de la noblesse russe ne comprend pas cela. Elle le comprendra quand le fer de la hache brillera au soleil. Est-il possible qu'il nous faille à nous une fin tragique de la noblesse pour compléter notre développement historique ? Au lieu de pactiser avec le peuple, elle demande à l'Empereur qu'il lui sauvegarde ses droits et ses privilèges et lui promet, à cette condition, son soutien. Mais où est sa force ? — Dans le peuple ? — Le peuple la hait. C'est donc dans l'empereur seul ! Mais l'Empereur, comprenant sa faiblesse, cherche lui-même un point d'appui dans sa noblesse fidèle à ses erreurs.

La faiblesse soutiendra donc le faible ? Mais c'est absurde !! Pactisons avec elle, mais pour un laps de temps bien court. Nous n'aurons pas longtemps à attendre. Qu'ils se distraient, en attendant, en octroyant des constitution nobiliaires, qu'ils jouent au jeu constitutionnel, qu'ils embrouillent tout, et, dans ce monde de faiblesse et de caducité officielles, qu'ils entraînent à la fin le pauvre régime de Pierre dans le gouffre béant. Le réveil est proche et il sera terrible !

Il n'y a point de caste viable en Russie. Ni la noblesse, ni le clergé, ni la bourgeoisie — tous ces avortons du système de Pierre, ne peuvent vivre de leur propre vie. Il n'y a de vivace que — le peuple. La force et l'avenir de notre partie reposent en lui. Vive donc la Russie paysanne !

Mais il y a une autre force en Russie ; non pas une force de caste, car sa base est la négation de toute différence de caste ; quoique invisible elle n'en est pas moins réelle ; elle n'est pas confondue dans le peuple, elle vit hors de lui, mais pour lui, et son ardent désir est de se perdre dans le peuple. Cette force c'est la communauté de tous les hommes de pensée et de bonne volonté en Russie, inspirée par un amour sans borne de liberté, par la foi dans le peuple russe, dans l'avenir de la race slave.

Elle est composée d'un nombre infini de personnes appartenant à toutes les classes : des nobles, des employés, des membres du clergé, des négociants, des bourgeois, des paysans — dans leur âme et leur pensée ; quelquefois même par leurs actes, ils ont brisé avec les castes et les positions reconnues en Russie, ; haïssant le présent, ils sont prêts à sacrifier leur vie pour l'avenir, et vivent pour le lendemain ; c'est le temple errant de la liberté ; disséminés qu'ils sont en Russie et à l'étranger, ils vivent d'une vie beaucoup plus réelle que les soi-disant hommes utiles. Leur influence sociale est plus grande que celle du gouvernement, car ils ont les instincts du peuple, les écoutent et vivent dans leur milieu comme mus par une seule pensée, une seule passion, une seule volonté. Leurs rangs se grossissent de tout ce qui est fort, jeune, de ce qui porte en soi le germe de l'avenir, de ce qui souffre et attend sa délivrance, de tout ce qui a une volonté, et ces nouvelles recrues sortent indifféremment des rangs de la noblesse et des paysans, des penseurs et des raskolniks. Leur arme, c'est la parole vivante. Ils n'ont pas de baïonnettes, mais bien des paroles, qui valent les baïonnettes. Ils excitent aux actions et réveillent les peuples.

C'est à ceux-ci, que je connaisse ou non, que je m'adresse comme à des frères et que je demande : que devons-nous faire ?

Je pense que nous avons, en premier lieu, à nous tenir à l'écart, en simples spectateurs, et loin de tout ce qui se fait et s'essaye dans le monde officiel, surtout dans le monde nobiliaire, loin de toutes ces tentatives constitutionnelles et semi-constitutionnelles, qui feront fiasco, comme il est bien aisé de le prévoir, et n'auront d'autre résultat que d'embrouiller encore plus le désordre actuel et de hâter, peut-être, la chute imminente du régime impérial qui croulera sous la force populaire ; nous devons, avant tout, nous lier fermement entre nous, pour former un parti national, une force réelle, unie, véritable, indivisible, en dehors du pouvoir officiel et contre lui. Nous devons former et organiser des cercles, chercher à connaître les hommes pour savoir sur qui nous avons à compter, quand viendra le temps de l'action.

Nous devons nous cotiser, pour avoir en mains les moyens d'envoyer nos amis en Russie et de les en faire venir, pour pouvoir publier et répandre dans notre patrie le plus possible de brochures et d'autres imprimés, afin de former une masse de cercles actifs dans toute la Russie et de les réunir en une seule société.

En second lieu, nous devons proclamer à haute voix et distinctement le but de la société. Nous n'en pouvons avoir d'autre que le désir de fonder un règne du peuple.

C'est le peuple que nous aimons, en lui repose notre foi, nous voulons ce qu'il veut. Et quel est son désir ? Nous répétons avec le Kolokol : glèbe et liberté !

Il ne lui faut pas une partie des terres russes, mais le sol entier, qui est la propriété inaliénable du peuple russe. Qu'on le lui donne, en le rachetant des nobles ou sans le racheter,  — le moyen n'y fait rien.

Le rachat serait possible si la noblesse avait le bon sens de renoncer paisiblement à ce qu'il lui est impossible de garder — c''est-à-dire sa propre existence. Cela deviendra impossible dès que le peuple se verra dans la nécessité de prendre de force ce qui lui appartient d'après la conscience de ses croyances traditionnelles. La noblesse sera alors ruinée — mais tant pis pour elle. Heureuse encore si, pour tous ses anciens péchés, pour ses bévues récentes, elle ne paye que de sa ruine pécuniaire.

D'une manière ou de l'autre, et cela dans un temps bien proche, tout le sol doit devenir la propriété de tout le peuple, tout droit personnel au sol doit être aboli, afin qu'il n'y ait ni petits ni grands propriétaires, point de monopolistes, mais que chaque Russe puisse, par droit de naissance, posséder la terre en commun avec les autres.

Il faut que, se fondant sur ce droit, chaque commune qui émigre puisse, partout en Russie, prendre à toute éternité possession comme propriété communale de tout espace libre, mais que la propriété personnelle soit restreinte à un certain laps de temps. Il faut que, se fondant sur ce même droit, tout individu, à quelle caste qu'il appartienne, puisse se rallier à une commune existante, ou bien, en se réunissant avec d'autres individus, en former une nouvelle.

Je pense qu'en donnant au peuple un droit exclusif à la propriété du sol et à a possession communale, on entrera dans une voie basée sur des traditions et des usages communs à toute la race slave, et que la réalisation de ce principe avec toutes ses conséquences et ses riches applications, est la vocation historique des Slaves. Je pense que cela seul réunira toutes les populations slaves en une communauté fraternelle.

Le peuple a besoin de liberté, mais non pas d'une liberté qui soit faite d'après l'étroite mesure de nos savants doctrinaires et de nos bureaucrates. Avant tout il lui faut pouvoir circuler librement et sans contrôle. Chaque Russe doit pouvoir aller là où il veut s'occuper de ce que bon lui semble, sans avoir à en rendre compte à qui que ce soit.

Le droit de quitter la commune à laquelle on appartient — pour le bourgeois de quitter sa ville, pour l'agriculteur son village — doit être sans bornes et sans restriction.

Le monde russe n'aura alors que deux classes : la classe bourgeoise et la classe villageoise ; ce ne seront même pas des classes, mais seulement des différences de population et non pas des différences pétrifiées comme à l'Occident, mais bien se confondant par la libre transmigration des villageois dans la bourgeoisie et de celle-ci dans la population rurale.

Il lui faut une pleine et entière liberté de croyance et de parole, de commerce et d'industrie, de réunion dans les buts politiques et autres. En un mot, il a besoin de toutes les libertés, dans toutes leurs nuances. Afin que la liberté devienne pour lui une réalité, il a besoin de l'Autonomie ; mais que cette forme de gouvernement ne lui vienne pas d'après le décret d'un dictateur, ni de la décision d'un auguste parlement, qui n'exprime jamais entièrement la pensée populaire ; ni de haut en bas comme cela s'est jusqu'à présent fait en Europe, mais d'après la loi de la nature, de bas en haut par la libre confédération des sociétés indépendantes, en commençant par la commune — cette unité politique et sociale, la pierre angulaire du monde russe, — et allant jusqu'à une administration provinciale, générale pour l'Etat entier, et — si vous le voulez — fédérative pour tous les Slaves.

Voilà ce qui correspond, suivant mon opinion, à moi, le plus aux désirs énoncés à haute voix ou instinctifs du peuple russe. Les bases sont bien simples, mais suffisantes pour construire là-dessus un monde entier. Le Kolokol en a souvent parlé directement et indirectement, et elles paraissent être prises de la vie populaire même. Il nous reste à les discuter dans toutes leurs phases, les poursuivre dans toutes leurs applications pratiques possibles, expliquer les conditions de leur développement et de leur réalisation, enfin les répandre comme moyens de propagande et pour en faire un objet de critique générale.

En les étudiant, nous nous rapprocherons encore plus du peuple, il faut donc que chacun de nous s'occupe sérieusement de cet objet. Mais que Dieu nous garde de tomber dans une erreur  ; ne soyons pas doctrinaires, ne composons pas d'avance des constitutions en nous posant comme législateurs du peuple. Rappelons-nous que notre mission est tout autre, nous ne sommes pas les précepteurs, mais seulement les précurseurs du peuple, c'est à nous de lui frayer une route ; et que notre destination n'est pas tant théorique que pratique.

En troisième lieu, nous devons tendre une main fraternelle à tous les Slaves, mais avant tout, et à tout prix à nos frères les Polonais, si souvent lésés par nous, — la paix avec eux nous est de la même nécessité que notre ralliement au peuple. Les Polonais sont nos plus proches voisins. L'histoire nous a liés par des liens si forts, que les destinées des deux peuples sont devenus inséparables ; leurs douleurs sont les nôtres, nous partageons leur esclavage ; une fois qu'il seront libres et indépendants, nous le serons aussi. Tant que nous imposons notre joug à la Pologne, il nous faut entretenir une immense armée, ruineuse pour le peuple, et qui, ayant appris en Pologne à massacrer sans pitié, devient une excellente arme pour l'oppression intestine. Tant que nous possédons la Pologne, nous restons les esclaves des Allemands, nous devons être malgré nous les alliés de la Prusse et de l'Autriche avec qui nous l'avons partagée illégalement. Les efforts réunis des trois gouvernements allemands, ceux de Berlin, Vienne et Pétersbourg peuvent seuls la tenir sous un joug qu'elle hait. Qu'un seul d'entre eux brise cette alliance et la Pologne est libre ! — Les Allemands tiendront fermement ensemble, mais c'est à nous de nous en séparer, nous ne devons plus être les Allemands de St. Pétersbourg. Nous devons briser avec eux parce que la justice le demande, et puis parce qu'il est temps d'en finir avec ce péché honteux et mortel que nous avons commis envers la grande martyre slave, il est temps de ne plus nous tuer nous-mêmes et de nous barrer notre seule issue, notre avenir en Pologne.

Tant que nous l'opprimons, toute route au monde slave nous est fermée.

Il y a peu de personnes maintenant, en Russie, qui osent nier que la Pologne doit être libre. Pendant et après la guerre de la Crimée tout homme pensant a vu que cela était indispensable. Chacun a compris que, de même que notre amitié allemande, l'esclavage polonais, loin d'augmenter notre force, nous paralyse sous tous les rapports. On va jusqu'à raconter que l'empereur Nicolas lui-même, se préparant à déclarer la guerre à l'Autriche, voulait appeler à une levée d'armes commune tous les slaves autrichiens et turcs, les Madjars et les Italiens. Lui-même, il avait soulevé l'orage oriental et, pour s'en garantir il voulait d'Empereur-despote se transformer en Empereur-révolutionnaire.

On dit que les proclamations des Slaves étaient déjà signées et, entre autres, une proclamation aux Polonais. Quelle que fût la haine qu'il portait à la Pologne, il comprit qu'un soulèvement slave était impossible sans qu'elle y participât, et, forcé par les circonstances, il s'était, dit-on, vaincu à un tel point, qu'il reconnaissait l'indépendance de la Pologne, mais, avec l'arbitraire qui lui était propre, seulement depuis la rive gauche de la Vistule. Cependant ce plan lui parut, probablement, trop monstrueux. — Il mourut. Mais, depuis lors, la pensée que la Pologne doit être libre ne meurt pas en Russie. Elle s'est maintenant emparée de tous les esprits. La question n'est que : comment l'affranchir ? Il se peut bien que les Polonais demandent trop. Ils ne se contentent pas du royaume de Pologne, ils veulent avoir des prétentions historiques à la Lituanie, à la Russie-Blanche, en y comprenant Smolensk, à la Livonie, à la Courlande, à toute l'Ukraine, sans excepter Kieff. En un mot, ils voudraient rendre à la Pologne ses anciennes limites.

Il me semble que les Polonais commettent une grande faute en posant la question de cette manière. Cette faute, du reste, est facile à comprendre et à pardonner : on leur a ôté leur nationalité, ils souffrent sous un joug affreux et humiliant, ils jettent des regards de douleur passionnée sur leur passé, qui n'est pas identique avec le nôtre ; nous n'avons rien à regretter : tout ce que nous avons derrière nous est dégoûtant, et toute notre vie est dans l'avenir. La vie passée des Polonais a de belles et nobles pages ; ils peuvent la regretter et en être fiers. Mais quelque beau qu'il soit, le passé est loin et l'on n'y peut retourner. Et malheur aux peuples — de même qu'aux individus — qui vivent rétrospectivement : ils affaiblissent leur présent et leur avenir.

Cette retrospectivité est d'autant plus nuisible qu'elle embrouille les principes, qu'elle détourne, au profit du passé, l'attention des questions vitales contemporaines, et sacrifie pour des sources taries de gloire et de forces passées, ces principes palpitants de vie, qui seuls peuvent créer une gloire et une force nouvelles. Par exemple le catholicisme était autrefois l'âme de la Pologne chevaleresque. Plus tard, s'étant transformé en jésuitisme, il lui a beaucoup nui, ayant repoussé d'elle l'Ukraine. Puis il lui fut de nouveau utile, en séparant sa nationalité et l'empêchant de se confondre avec la Russie de Nicolas. Mais s'en suit-il que maintenant il soit le principe vital de la Pologne ? Beaucoup de Polonais le pensent ; mais je suis persuadé qu'ils se trompent, et que cette erreur est très nuisible à la Pologne. Une vie nouvelle ne peut surgir d'un monde débile et mourant.

Un autre exemple : l'ancien royaume de Pologne était essentiellement un état chevaleresque et aristocratique ; disons, si l'on veut, démocratique, mais seulement dans le sens antique — alors nous nommerons les grands seigneurs — magnats — l'aristocratie, la chliachta (les gentillâtres) libre — la démocratie, et le peuple proprement dit — les chlori — nous représentera les esclaves dont le travail était, suivant les anciennes idées, indispensable à l'existence de la liberté civique.

Il suffisait donc autrefois que toute contrée où l'aristocratie et la chliachta étaient composées de Polonais, fût supposée polonaise, à quelque nationalité que pût appartenir le peuple. C'était naturel alors, car dans ces temps-là le peuple ne comptait pour rien, il n'avait ni voix, ni droit d'avoir une volonté.

Mais une telle chose est-elle possible de nos jours, alors que partout le peuple demande à haute voix sa liberté ?

La Pologne aristocratique pourra-t-elle résister à la Russie paysanne ? L'annexion à la Pologne de la Lituanie, de la Russie-blanche, de la Livonie, de la Courlande et de l'Ukraine est-elle possible, si les paysans de ces contrées ne le veulent pas ?

Pourquoi donc parler des limites historiques, stratégiques et économiques ? Elles n'ont aucune influence sur les peuples, ne peuvent l'émouvoir. Qu'ont-ils à faire de souvenirs historiques ? Ils leur sont étrangers, car ils savent qu'ils ont toujours été esclaves et qu'ils le sont encore. Non, il leur faut autre chose. Comme au peuple russe, il leur faut la glèbe et la liberté dans le large sens qu'il le demande. Tournez le dos au passé, proclamez une Pologne de chlopi (paysans), beaucoup de nations slaves vous suivront, et si la Russie reste en arrière — vous les aurez toutes derrière vous.

Je pense que les Polonais se trompent. Mais nous n'avons pas le droit de nous en fâcher.

Honte au Russe qui, dans ce moment, quand l'armée russe massacre le peuple polonais, foule aux pieds ses enfants et ses compagnes, aurait le courage de dire une parole de reproche aux nobles et héroïques fils de cette nation martyre, mais non pas écrasée. Pas écrasée, non : Jeszèze Polska nie zginela ! (1) Nous saluons avec enthousiasme et amour la miraculeuse régénération de cette grande nation slave, sans laquelle le monde slave ne serait pas complet, aurait un vide que rien ne saurait combler, aurait perdu sa plus belle couronne. Oui, nous aimons les Polonais, nous les admirons et avons foi dans leur grand avenir, qui est lié pour toujours avec celui de tous les Slaves, croyons qu'ils resteront nos frères ! Je sais bien que, maintenant, ils sont froids et méchants envers nous, que même dans nos plus étroits rapports, il y a plus de prudence diplomatique et de politesse que de sentiment amical, mais c'est que nous sommes fautifs envers eux et que notre faute est bien grande ! Nous devons tout souffrir d'eux et leur prouver par nos actions plus encore que par nos paroles, que nous avons un droit à leur fraternité. Par notre patience, notre amour, notre foi en eux, par des actions de justice et de liberté, nous vaincrons leur froid et leur méfiance. Nous deviendrons leurs frères, parce que cette fraternité est indispensable pour la cause panslaviste.

Nous désirons trop leur amitié et sommes trop persuadés qu'une sincérité complète est la première condition de toute amitié vraie, pour leur cacher nos pensées, même quand elles diffèrent de leurs persuasions, et je le répète encore une fois : je pense que les Polonais sont dans l'erreur quand ils annexent d'avance l'Ukraine sans consulter les Ukrainiens en se basant sur leurs droits historiques seuls.

Je pense que l'Ukraine polonaise, de même que les Russiens de la Galicie et notre Petite-Russie — comptant quinze millions d'habitants qui parlent la même langue, ont la même religion, n'appartiendront jamais ni à la Pologne, ni à la Russie, mais à eux-mêmes. Je pense que toute l'Ukraine, de même que la Russie-Blanche, — la Courlande et la Livonie — qui ne sont pas des provinces allemandes mais finno-lettonnes, la Lituanie même seront, ainsi que la Russie, la Pologne et les nations slaves qui peuplent l'Autriche et la Turquie, des membres autonomes de la grande confédération panslaviste. Je le pense, mais je puis me tromper — j'énonce une pensée, mais non une prétention, pas même une conviction absolue. Je ne demande qu'une chose : que toute nation, toute race qu'elle soit grande ou petite, ait la possibilité et le droit d'agir selon son bon vouloir, de se rallier à la Russie ou à la Pologne. S'ils veulent être des membres autonomes des confédérations russe, polonaise ou panslaviste, qu'ils le deviennent. S'ils veulent enfin se séparer et vivre en état tout-à-fait indépendant, qu'ils se séparent. Cela me parait bien clair, et si la Livonie, la Courlande, la Lituanie, la Russie-Blanche avec Smolensk, l'Ukraine avec Kieff veulent, non pas par la force ou par des intrigues, mais par une décision directe et spontanée du peuple se rallier à la Pologne, nous ne protesterons pas. Tout dépendra du degré d'indépendance de ces contrées, de leur faculté de vivre leur propre vie. Une seule rivalité entre la Russie et la Pologne est maintenant permise, la rivalité de force attractive envers les populations qui vivent dans leur milieu. Elles se pencheront du côté qui prendra le dessus par sa vie intellectuelle, elles se rallieront au parti qui leur octroiera la plus large liberté. Or donc la question des limites doit se résoudre par une autre question ; celle de savoir ce qui se réalisera tout d'abord : la Pologne des chlopiou la Russie paysanne! Que Dieu fasse qu'elles se réalisent toutes les deux, qu'il n'y ait entre nous ni la question d'Apelles ni de Paul, mais celle du Christ, c'est-à-dire la question panslaviste.

Je sais que j'aurai pour adversaires, en Russie, tous les panslavistes — centralisateurs, tous les patriotes — tchinovniks de Nicolas. Comment, diront-ils, vous cédez à la Pologne la Lituanie, la Russie-Blanche, l'Ukraine ? Que nous restera-t-il donc ?

Je ne cède pas, n'étant pas assez puissant pour décider du destin des peuples, et, de plus, je ne concède à personne le droit d'en décider sans leur consentement. Je dis seulement que la loi suprême pour moi et ceux qui pensent de même — et notre nombre n'est pas petit, — c'est la volonté des peuples eux-mêmes.

Si ces provinces veulent en effet être des parties intégrantes de la Pologne, de quel droit les en empêcherez-vous ? Je sais bien que le droit est un mot vide de sens pour ceux qui admirent l'arbitraire de Nicolas.

Mais je leur poserai une autre question : de quelle manière pensent se délivrer, sous le sceptre de Pétersbourg, ceux qui ne veulent pas y rester ? Par le pouvoir ébranlé de Pétersbourg.

Pour nous, soldats de la liberté, la question du droit est une question vitale.. Nous comprenons que la véritable force ne repose que dans le droit ; qu'il est absurde, criminel, ridicule, impossible en pratique, de se soulever au nom de la liberté et d'opprimer, en même temps, les peuples voisins.

Nous voulons laisser aux Allemands, nos professeurs en logique et, comme cela est depuis longtemps reconnu les gens les plus pratiques du monde, le soin d'expliquer cette logique difficile à comprendre ; leur cœur est si grand qu'il donne place en un et même temps à l'indignation contre les Danois, parce qu'ils veulent danoiser les Allemands du Schleswig-Holstein et contre les Slaves de la Posnanie et du pays des Tchechs (la Bohême) qui ne veulent pas être germanisés. Notre cœur à nous n'a pas une élasticité pareille.

Je demande encore de quel droit retiendrons-nous la Lituanie, la Russie-Blanche, l'Ukraine et toutes les autres provinces qui nous sont maintenant soumises, si elles désirent se rallier à la Pologne ? On nous répondra : par le droit que tout le monde a de sauvegarder, car en arrachant à la Russie actuelle sa part occidentale, on la rejettera de nouveau en Asie. Est-ce vrai ? L'Asie, dans ce sens, n'a pas de limites géographiques, mais en a de morales. La population de la Sibérie, qui vit au delà le l'Oural, en Asie donc, d'après les notions géographiques, est-elle inférieure à la population de la Russie européenne ? N'est-elle pas plus forte et, en tout cas, plus libre ?

Dans le sens moral, social et politique, les limites de l'Asie sont là où commencent l'arbitraire et la violence. Si cela est vrai, nous sommes maintenant en Asie ou plutôt l'Asie gouverne la Russie. Car notre monde officiel, toute notre actualité ne sont rien d'autre qu'un amalgame d'arbitraire tatare et de formes allemandes.

Renvoyons nos Tatares en Asie, nos Allemands en Allemagne ; devenons un peuple libre et russe et alors personne n'aura la force, ni la volonté de nous refouler hors de l'Europe. Nous n'en serons pas séparés, car il y aura entre elle et nous, en tout cas, des peuples alliés, plus ou moins liés avec nous par leurs nationalités, leur langue qui ressemble à la nôtre, leurs idées morales et leurs intérêts matériels, enfin leur organisation sociale et leur politique, qui ne pourront différer des nôtres. Mais, dira-t-on, la Pologne se transformera en un fort état aristocratique, monarchique, peut-être, et, mue par son ancienne haine contre nous, elle recommencera sa lutte pernicieuse contre la Russie ; que la Pologne fasse ce que bon lui semble ; mais croyez-vous, en effet, qu'une Pologne aristocratique, noble, et même royale soit possible ? Ne voyez-vous pas qu'une Pologne de chlopi ou de paysans soit la seule qui puisse se réaliser ? Les programmes des nobles ne soulèveront pas un seul paysan.

Quand les chlopis ou paysans polonais entendront que le peuple s'est levé pour sa liberté et sa glèbe, ni les habitants de l'Ukraine, de la Russie-Blanche, de la Lituanie, ni même les Polonais ne marcheront contre nous, dans le cas même que les nobles voulussent les y mener. Que craignez-vous enfin pour le peuple de la Grande-Russie, qui compte quarante millions d'habitants ? Il est assez fort pour se défendre, et il se défendra ! Ne craignez pas qu'il perde son auréole et sa force politique, qui s'est développée pendant trois siècles qu'il s'est dévoué en martyr pour son unité. Nous avons à choisir entre deux choses : ou bien, restant esclaves, nous dépenserons nos dernières forces pour retenir quelques années encore la Pologne, la Lituanie et l'Ukraine dans l'esclavage ; c'est-à-dire nous nous donnerons à nous-mêmes le coup de grâce, afin que les Slaves indignés nous repoussent plus tard en Asie. Mais cela est impossible : le peuple de la Grande-Russie n'est pas en cause dans vos plans ambitieux. Que lui importe que les mêmes tchinovniks qui dévalisent, pillent et oppriment la Lituanie, la Petite-Russie et l'Ukraine. Et ce n'est qu'en cela seul que consiste l'unité du grand empire russe.

Il faut au peuple sa liberté, sa glèbe. Il les conquerra bientôt, mais il n'a que faire de la glèbe ou de la liberté qui ne lui appartiennent pas.

Or donc, il faudra renoncer bon gré ou mal gré à toutes les annexions ou détentions violentes. il ne nous reste qu'une chose à faire: c'est de reconnaître spontanément la liberté et l'indépendance des populations slaves et autres qui nous entourent. Soyez assurés que dès que nous l'aurons fait, tous nos voisins se rallieront à nous et nous serons attachés par des liens plus forts qu'ils ne le sont maintenant. Les Slaves, les Polonais auront besoin de nous. Eux-mêmes ils nous appelleront à leur secours, quand l'heure de la lutte panslaviste aura sonné, quand il faudra défendre les pays slaves dans la Prusse orientale, dans la Posnanie, la Silésie, la Boukovine, la Galicie, le grand pays des Tchechs, dans toute l'Autriche et toute la Turquie. Ne craignez donc rien pour la Russie. Messieurs, ne médisez pas d'elle en assurant que son bien-être et sa gloire ont besoin de l'abaissement et de l'esclavage des peuples voisins. Le libre peuple russe, qui ne connaît pas vos craintes mesquines et votre ambition de caporaux, tendra la main à toutes les nationalités qui se feront libres et avant tout aux Polonais.

Et nous, amis, qui avons foi dans le peuple russe, avançons d'un pas ferme et sans crainte. Restons-lui fidèles jusqu'à la fin, sans nous arrêter devant des menaces, des obstacles ni même devant l'indifférence que nous rencontrerons souvent sur notre route couverte de ronces et d'épines. Ne nous abandonnant ni à l'abattement ni à de folles chimères, menons à bout avec patience et sans ambition notre œuvre modeste mais indispensable. Nous devons frayer le chemin pour le grand Elu ; que l'heure de sa victoire sonne bientôt et que sa volonté se fasse !

Je m'adresse maintenant à nos frères les Polonais. Je ne dis pas à nos amis.

Nous n'avons pas d'amis en Pologne.

Entre nous et les Polonais il y a des torrents de sang, que des martyrs ont versé pendant tout un siècle et récemment encore sous les armes des soldats russes. Entre nous et eux il y a l'abîme d'un arbitraire dégoûtant et bestial creusé journellement dans toute la Pologne, d'après les ordres venant de St-Pétersbourg, c'est vrai, mais par des mains russes.

Ils sont dans leur droit quand ils se méfient de nous et nous haïssent. Nous, Russes, sans aucune exception, nous sommes à leurs yeux, et aux nôtres aussi, responsables des vils méfaits, des crimes abominables des gendarmes et des généraux russes, des tchinovniks et des officiers, et de la violence monstrueusement sauvage de nos soldats ivres d'eau-de-vie et de coups de canne. Les mots, quelque chaleureux et sincères qu'ils soient ne suffisent pas pour nous laver de cette responsabilité. Il faut des actions, et c'est aux actions que nous nous préparons. Nous ne sommes pas seuls, la Russie entière veut agir avec nous, et nous nous demandons seulement : la Pologne nous tendra-t-elle la main au moment de l'action ?

Pour avoir de la force contre l'ennemi commun, il faut marcher ensemble et pour le pouvoir, il faut tomber d'accord. »

Mikhaïl Bakounine

Edition traduite du russe. Leipzig. Wolfgang Gerhard
Librairie centrale pour les pays slaves - 1862

 

(1) "La Pologne n'est pas encore morte", c'est la Marseillaise des Polonais. (Note du trad.)

 

★ BAKOUNINE : A MES AMIS RUSSES ET POLONAIS
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