La révolution espagnole étranglée par Staline
« En 1937, en pleine guerre contre les forces franquistes, le Parti communiste espagnol, fort de l’appui soviétique, attaquait d’autres composantes de gauche – la CNT anarco-syndicaliste et le POUM léniniste antistalinien. Une offensive qui a signé l’amorce du démantèlement des collectivités libertaires de Catalogne et d’Aragon. Eclairage de Karel Bosco (historien à Genève).
Barcelone est occupée par les troupes franquistes le 26 janvier 1939, Madrid-la-Courageuse le 28 mars. La terrible Guerre civile espagnole s’achève dans le fracas des armes – 600 000 à un million de morts. Mais elle va se poursuivre dans le silence. Déjà en 1939 ont été enfermées en camps de concentration 700 000 personnes, dont le travail forcé visera à redresser la situation économique catastrophique de la péninsule saccagée, puis à construire usines, casernes, prisons, barrages, aéroports et lignes ferroviaires, sans parler de l’exploitation de l’étain, du fer, du charbon. Entre 1939 et 1944, près de 200 000 personnes sont assassinées par les escadrons franquistes, sans compter les prisonniers morts de froid, de faim, d’épuisement et de maladies, ni ceux qui ont succombé sous les tortures ou qui ont préféré se suicider. En 1948, 20 mineurs du bassin asturien sont jetés dans un puits, attachés les uns aux autres et brûlés vifs par des unités de police. Entre 1947 et 1949, c’est la terreur de masse qui brise les ultimes résistances paysannes.
Ce système concentrationnaire et totalitaire devait durer jusqu’à la mort de son chef, en 1975, et les aménagements de surface – ainsi dans le domaine du tourisme – ne changèrent rien à sa nature criminelle, « lointain héritage de l’Etat-Eglise inquisitorial, esclavagiste et génocidaire du dénommé Siècle d’Or » (César Lorenzo).
Les divisions tragiques du camp républicain
Si Franco a écrasé la République et massacré tant de paysans et d’ouvriers, ce fut grâce à la complicité tacite des Etats européens, dont l’Angleterre – qui entraîna la France dans la désastreuse politique de « non-intervention » – et surtout grâce à l’appui militaire de Mussolini et d’Hitler. Mais on ne peut plus passer sous silence aujourd’hui les tragiques divisions qui minèrent et affaiblirent le camp républicain. Il s’agit d’un chapitre de l’histoire de la Guerre civile que les militants des gauches révolutionnaires ont gardé au cœur comme une flèche empoisonnée et que des historiens, d’abord peu nombreux, ont cherché à éclairer. Le grand public ne l’a vraiment découvert qu’à travers le film de Ken Loach, Land and Freedom (1995), libre adaptation du témoignage de l’écrivain engagé George Orwell, Hommage à la Catalogne (1938).
Trois ans avant le film de Loach, un téléfilm espagnol de haute qualité – diffusé en France par Arte – avait déjà jeté une lumière crue sur cet arrière-fond sordide : Opération Nikolaï, de Maria D. Genovés et Llibert Ferri. Une manière rigoureuse de confirmer ce qu’avaient rapporté Julian Gorkin, du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), dans son livre rageur de 1941, Canibales Politicos : Hitler y Stalin en España, publié à Mexico, ou encore José Peirats dans la somme qu’il avait consacrée à la Confédération nationale du travail (CNT) en 1951-1953 – 1200 pages !
En 1961, les historiens Broué et Témime proposaient une première et monumentale synthèse en langue française, La Révolution et la Guerre d’Espagne (Ed. De Minuit). Depuis la mort de Franco, le retour difficile de l’Espagne à la démocratie et l’ouverture partielle des archives du KGB en Russie ainsi que celles des partis communistes en Occident, quantité d’études ont été publiées, notamment Le POUM : Révolution dans la guerre d’Espagne de Wilebaldo Solano, un ouvrage militant (Ed. Syllepse, 2002) et le très substantiel Mouvement anarchiste en Espagne – Pouvoir et révolution sociale de César M. Lorenzo (Ed. Libertaires, 2006).
En 1969, dans Le vif du sujet, Edgar Morin avait mis en évidence les arêtes de la problématique, sans détours ni litotes : « La guerre d’Espagne continue à être perçue comme épopée et non comme tragédie (…). Il y eut tragédie dès 1936, et la suite fut le pourrissement de cette tragédie. L’alternative franquisme-république continue à masquer des contradictions qui ont pourtant éclaté dans le sang. (…) A l’intérieur de la république, avant même [le putsch de Franco], le conflit entre la révolution et l’ordre bourgeois avait éclaté. Dans ce conflit, le stalinisme devait intervenir de plus en plus efficacement comme le tiers excluant, tuant la révolution et faisant progresser sa révolution sous le couvert de l’ordre. Il y eut une montée révolutionnaire culminant au partage des terres et des biens en Aragon [et en Catalogne] (…). Et ce furent les républicains, et non Franco, qui la brisèrent, et ce fut dans cette répression que se scella la belle et bonne alliance entre bourgeois républicains et communistes staliniens. L’actuelle mythologie antifasciste se fonde sur l’anéantissement des communes [libertaires] d’Aragon et de Catalogne ».
Des soi-disant contre-révolutionnaires soumis à la question
Il faut approfondir. Lorsque la révolution sociale éclate en Espagne en 1936, suite à la victoire électorale des forces de gauche rassemblées dans le Frente popular, et que le coup d’Etat de Franco va fracasser dans les conditions que l’on sait, les visages du changement et du renouveau sont multiples : les anarcho-syndicalistes de la CNT – près d’un million de militants –; les socialistes divisés en une aile réformiste et une aile radicale ; le POUM léniniste mais violemment antistalinien et distant de Trotsky ; les divers courants républicains de gauche ; les militants des autonomies basque et catalane ; le Parti communiste espagnol, encore très minoritaire.
La révolution, en Catalogne et en Aragon, dans une certaine mesure en Estrémadure et en Andalousie, c’est, sous l’égide la CNT mais pas d’elle seule, le partage des terres et la socialisation des outils de production, celle-ci étant particulièrement visible à Barcelone, promue « capitale du prolétariat mondial », où les ouvriers gèrent eux-mêmes leurs entreprises, non sans difficultés. Sur le plan militaire, Staline apporte le soutien de la Russie soviétique, salué avec émotion et enthousiasme par le peuple qui doit affronter les armées de Franco, bien entraînées, bien équipées et parfois fanatisées.
Un soutien qui se paie : 500 000 kilos de lingots d’or – les deux tiers des réserves de la Banque d’Espagne – sont « mis en sûreté » en URSS par le gouvernement républicain (et ils ne seront jamais restitués) : Madrid était déjà assiégée, il est vrai, toutefois Barcelone ou Valence auraient pu abriter ce trésor, mais elles étaient sous le contrôle d’une CNT fort mal vue des autorités.
Fort de l’aide soviétique, le PC espagnol monte en puissance et passe à l’offensive en 1937. Sa volonté de mettre la main sur la centrale téléphonique de Barcelone, lieu stratégique occupé par les anarchistes, débouche sur un affrontement armé entre ses militants et ceux de la CNT et du POUM, qui coûtera la vie à 500 personnes. Un affrontement qui s’étendra à l’ensemble de la Catalogne et de l’Aragon, où les troupes « marteau et faucille » s’activeront à liquider les communes paysannes, qui assurent pourtant le ravitaillement des zones républicaines. Et cela alors que les milices révolutionnaires et que les volontaires des 70 nations engagés dans les Brigades internationales sont au feu face à la barbarie franquiste…
Non contents de détruire, les dirigeants du PC salissent et insultent, sur les conseils des agents du NKVD – la police secrète soviétique – infiltrés dans l’administration républicaine : les militants de la CNT et plus encore ceux du POUM, haïs de Staline, sont accusés de complicité active avec Franco, avec Hitler. Les tchekas, culs-de-basse-fosse du NKVD en Espagne, se remplissent de soi-disant contre-révolutionnaires soumis à la question. Andrès (Andreu) Nin du POUM, la figure la plus respectée et la plus prestigieuse de la révolution espagnole, est kidnappé, torturé et assassiné par les nervis staliniens, entre autres par le Hongrois Erno Gerö – ce qu’a révélé le téléfilm Opération Nikolaï.
La révolution est écrasée, la liberté recule partout en Espagne, les armés franquistes progressent inexorablement. Staline se retire sur la pointe des pieds – il a d’autres soucis, d’ordre diplomatique. Valence, Barcelone, Madrid tombent. La tentative de constituer une première « démocratie populaire » de style soviétique sur sol étranger a échoué. Et c’est tout un peuple qui a été massacré, et qui va subir le martyre durant près de quarante ans.
Pour une autre image du futur humain
Il est évident que l’histoire de la Guerre civile espagnole ne se réduit pas à cette seule tragédie, ni que l’engagement d’une bonne partie des militants du PC ne se limite aux pratiques criminelles de ses dirigeants sous influence, mais il est inconcevable de négliger, pire, d’oublier ces événements et leur profonde signification politique à l’heure où la mondialisation meurtrière des économies nous met au défi de penser et de développer une alternative solidaire et démocratique à caractère écologique et socialiste. L’expérience, même brève, même cassée, des communes libertaires et des usines autogérées de Catalogne et d’Aragon n’est pas un passé qui n’intéresserait que des universitaires. Elle peut être une des images possibles du futur humain.
Les efforts et les sacrifices inouïs qui furent ceux du peuple russe et de son armée durant la Seconde Guerre mondiale, et qui contribuèrent plus que largement à libérer l’Europe de l’hydre nazie, ne changèrent rien aux pratiques staliniennes une fois la victoire acquise : tortures et procès truqués dans les Etats satellisés par l’URSS – Bulgarie, Hongrie, Tchécoslovaquie notamment –, au cours desquels sont liquidés de vieux militants, des résistants à l’occupant allemand, des anciens combattants de la Guerre d’Espagne. Et la répression, sinon le feu, pour la classe ouvrière quand elle n’est plus docile : à Berlin-Est et dans les grandes villes de l’Allemagne communiste en 1953 ; en Hongrie en 1956 – face aux conseils d’usines – ; en Tchécoslovaquie en 1968 – toujours face aux conseils d’usines – ; en Pologne en 1970 – les forces armées tirent sur les ouvriers de la Baltique. Certaines bonnes leçons avaient été retenues : à Budapest, le 25 octobre 1956, le peuple défilait pacifiquement devant l’immeuble de la radio ; sur l’ordre du secrétaire du Parti, les agents de la police secrète ouvrent le feu, précipitant la violence. Le secrétaire ? Erno Gerö, l’assassin d’Andrès Nin. »
Karel Bosco
- SOURCE initiale : Le Courrier - journal de Suisse romande
- SOURCE : Demain Le Grand Soir
★ 1937, la Tchéka stalinienne à l'œuvre en Espagne - Socialisme libertaire
À la Prison modèle. Le dimanche 28 novembre, nous allâmes à la Prison modèle de Barcelone, et présentâmes nos autorisations au directeur de la prison des hommes. Il fut très courtois et nou...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2017/08/1937-la-tcheka-staliniene-a-l-oeuvre-en-espagne.html
★ Mai 1937 : contre-révolution stalinienne à Barcelone.
★ Mai 1937 : contre-révolution stalinienne à Barcelone - Socialisme libertaire
" Les événements de mai 1937 à Barcelone sont exemplaires à plus d'un titre. Ils se réduisent à une idée principale : comment le stalinisme a utilisé l'antifascisme pour liquider la révolu...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2021/11/mai-1937-contre-revolution-stalinienne-a-barcelone.html
★ Mai 1937 : contre-révolution stalinienne à Barcelone.
★ BRIGADES INTERNATIONALES - Socialisme libertaire
BRIGADES INTERNATIONALES : L'INSTRUMENT DES ASSASSINS LES PLUS FÉROCES DE L'HISTOIRE. Elles en ont fait rêver du monde, les Brigades internationales... Encensées comme la fine fleur de ...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2016/06/brigades-internationales.html
★ BRIGADES INTERNATIONALES : L'INSTRUMENT DES ASSASSINS LES PLUS FÉROCES DE L'HISTOIRE.
Le fascisme de Moscou en Espagne - Socialisme libertaire
La lutte contre le capitalisme dans son ensemble [...] ne peut être évitée. La révolution des travailleurs devra être radicale dès le début, ou sera perdue. Elle requiert l'expropriation com...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2017/01/le-fascisme-de-moscou-en-espagne.html
Le fascisme de Moscou en Espagne.
★ Brève histoire de la CNT espagnole - Socialisme libertaire
★ Brève histoire de la CNT. Quelques mots du traducteur : Il n'est pas inutile d'avoir un texte complet du meilleur spécialiste de la CNT, le maçon autodidacte, José Peirats (1908-1989) dési...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2017/12/breve-histoire-de-la-cnt-espagnole.html
★ Brève histoire de la CNT espagnole.
★ 1936 : la Révolution espagnole sous le signe du communisme libertaire - Socialisme libertaire
" C'est lors de la Révolution espagnole de 1936 que les libertaires touchent au plus près l'utopie que des générations de militants et militantes avaient porté au quotidien. Une expérience ...
★ 1936 : la Révolution espagnole sous le signe du communisme libertaire.
★ L'Espagne révolutionnaire une utopie réalisée - Socialisme libertaire
L'Espagne révolutionnaire - Une utopie réalisée (*) Pour défendre l'ordre des choses, il suffit souvent de prétendre que toute tentative de s'en éloigner aurait débouché sur la tyrannie ou ...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2018/01/l-espagne-revolutionnaire-une-utopie-realisee.html
★ L'Espagne révolutionnaire une utopie réalisée.
Quand l'Espagne révolutionnaire vivait en anarchie - Socialisme libertaire
Une utopie réalisée. Quand l'Espagne révolutionnaire vivait en anarchie. Pour défendre l'ordre des choses, il suffit souvent de prétendre que toute tentative de s'en éloigner aurait débouch...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2018/06/quand-l-espagne-revolutionnaire-vivait-en-anarchie.html
Quand l'Espagne révolutionnaire vivait en anarchie.
★ Les anarchistes français et la guerre d'Espagne - Socialisme libertaire
" Dans les années 30, l'anarchisme espagnol fascine la plupart des militants libertaires français. Son poids dans la société, la solidité et l'importance de sa base populaire et son implantati...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2019/07/les-anarchistes-francais-et-la-guerre-d-espagne.html
★ Les anarchistes français et la guerre d'Espagne.
Le bonheur ! Vous ne savez pas comme je l'ai cherché, je m'en souviens à peine moi-même ; dans les livres graves, dans les lits douteux, dans la simplicité des choses... " Le 16 août 1907, nai...
★ 16 août 1907 : naissance de " Mimosa ", militante anarchiste et antifasciste.
★ MÉMOIRES D'UN OUVRIER EN ESPAGNE DURANT LA PÉRIODE 1920-1940 - Socialisme libertaire
Les Mémoires de Balthasar Martinez ressemblent à un scénario de film. Mais c'est bien la réalité qui est décrite. Celle de la vie d'ouvriers espagnols avant le début de la guerre civile. Un ...
★ MÉMOIRES D'UN OUVRIER EN ESPAGNE DURANT LA PÉRIODE 1920-1940.
★ Lola Iturbe (1902-1990) - Socialisme libertaire
★ Lola Iturbe (1902-1990) ★ " Voici une biographie courte de l'anarchiste espagnole Lola Iturbe, combattante pour la libération de la femme : " Tout ces Compañeros qui se montrent radicaux au...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2020/10/lola-iturbe-1902-1990.html
★ Lola Iturbe (1902-1990).
★ Emma Goldman : Durruti n'est pas mort ! - Socialisme libertaire
★ Emma Goldman : Durruti n'est pas mort ! (1936). " Durruti, que j'ai rencontré pour la dernière fois il y a un mois, est mort en luttant dans les rues de Madrid. J'ai tout d'abord connu ce vai...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2018/03/emma-goldman-durruti-n-est-pas-mort.html
★ Emma Goldman : Durruti n'est pas mort !
★ Durruti dans le labyrinthe. Qui a tué Durruti ? - Socialisme libertaire
Enterrement de Buenaventura Durruti le 23 novembre 1936 à Barcelone. Traduction de l'entretien donné par Miguel Amoros à Cazarabet-El Sueño Igualitario à l'occasion de la réédition de son li...
https://www.socialisme-libertaire.fr/2021/11/durruti-dans-le-labyrinthe.qui-a-tue-durruti.html
★ Durruti dans le labyrinthe. Qui a tué Durruti ?