★ Les anarchistes français et la guerre d’Espagne

Publié le par Socialisme libertaire

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« Dans les années 30, l’anarchisme espagnol fascine la plupart des militants libertaires français. Son poids dans la société, la solidité et l’importance de sa base populaire et son implantation – sans nulle autre pareille en Europe – dans le monde ouvrier et paysan font rêver plus d’un anarchiste français. Dès lors qu’éclatent la guerre et la révolution sociale espagnoles, les milieux libertaires de l’Hexagone répondent présents à la solidarité. 

Les volontaires anarchistes pour le front antifasciste espagnol 
Dès qu’éclate la guerre civile, en juillet 1936, quelques centaines d’anarchistes français – mais aussi italiens et polonais – traversent la frontière franco-espagnole via Bourg-Madame et Cerbère pour soutenir le peuple espagnol en lutte contre les militaires franquistes. Sur place, ils intègrent principalement la colonne Durruti (ce sera notamment le cas, pendant un court laps de temps, de Simone Weil), la colonne Ortiz, la colonne Tierra y libertad et la colonne Ascaso. Dans chaque colonne, un groupe international est créé pour rassembler tous les miliciens venus de l’étranger.
Dans la colonne Durruti, une partie du groupe international – qui ne comptait pas moins de 400 miliciens – forme, en septembre 1936, la colonne Sébastien Faure, dans laquelle on retrouve des anarchistes français comme Louis Mercier et Charles Ridel. Bien qu’ayant pris le nom de « colonne », la colonne Sébastien Faure reste, en réalité, attachée à la colonne Durruti comme centurie.
Dans la foulée, un comité des milices antifascistes est fondé à Perpignan pour organiser les départs de miliciens français pour l’Espagne. Mais, en 1937, en raison du pacte international de non-intervention, le gouvernement français interdit l’envoi de miliciens en Espagne. Bien que cette mesure s’applique avant tout aux Brigades internationales dont le recrutement communiste était bien rodé, elle n’en affecte pas moins l’élan de solidarité anarchiste des premiers mois du conflit. Pour autant, des libertaires français continueront à se rendre en Espagne en passant la frontière clandestinement.

Les sections françaises en terre espagnole 
Dès juillet 1936, une section française de la CNT se créée à Barcelone sous l’impulsion du comité régional de la CNT. Ses militants se rendent au front, mais effectuent aussi un indispensable travail de solidarité à l’arrière. Outre soigner les blessés, accueillir et coordonner les miliciens francophones, ils participent à des initiatives culturelles, notamment à la construction de bibliothèques. Mais, surtout, ils sont les principaux intermédiaires dont dispose le mouvement anarchiste espagnol pour informer le monde francophone de son activité et y diffuser sa propagande, notamment par le biais de la version française du Boletin de informacion de la CNT et à travers l’animation d’émissions en français sur Radio Barcelone CNT-FAI (dont les ondes portaient jusqu’à la frontière de l’Hexagone). Malheureusement, les querelles qui déchirent alors le mouvement anarchiste français (sur lesquelles nous reviendrons plus loin) se reproduisent au sein de la section, fragilisant considérablement son activité et entravant son bon fonctionnement. En outre, en 1937, la CNT ne peut plus lui accorder de subventions et l’oblige même à trouver ses propres locaux (auparavant, la section siégeait dans ceux du comité régional de la CNT). Déchirée, sans grands moyens financiers et bientôt attaquée par le gouvernement qui veut neutraliser un maximum tout ce qui est mis en œuvre par le mouvement libertaire, la section française de Barcelone disparaît en mai 1937.
Une autre section française existait aussi en Espagne, à Puigcerda. Créée peu après les événements de juillet 1936, son activité était principalement tournée – comme pour son homologue barcelonais – vers la diffusion, au sein du monde francophone, de l’activité et de la propagande du mouvement anarchiste espagnol. Toutefois, elle s’est essentiellement illustrée dans l’organisation de l’accueil des centaines de réfugiés qui, en 1937, fuient la ville et les alentours de Malaga, alors attaquée et prise par les franquistes.

Les anarchistes français face à la contre-révolution communiste 
À partir de 1937, les conflits internes au mouvement antifasciste se font plus intenses. Ils opposent la CNT, la FAI et le Poum – qui veulent combattre le fascisme et faire la révolution sociale – aux communistes (PCE, PSUC) et aux nationalistes catalans qui ne souhaitent pas voir l’avènement d’une révolution libertaire qui liquiderait leurs velléités autoritaires.
En mai 1937, les tensions montent d’un cran : les communistes attaquent la Téléfonica de Barcelone où siège la CNT. L’assaut ne se fait pas sans résistance et prend la forme d’une petite guerre civile, avec son lot de morts et de blessés. Mais mieux armés (grâce au soutien de Moscou), les communistes finissent par mater les anarchistes. Dans la foulée, nombre de militants sont arrêtés et jetés en prison au cours d’une véritable campagne de répression. Les anarchistes français qui, à cette date, combattent encore aux côtés de leurs camarades espagnols n’y échappent pas et certains d’entre eux sont enfermés dans les geôles de la République, aux côtés des fascistes… Pour eux, l’incompréhension est totale : partis combattre les franquistes, ils se retrouvent enfermés à leurs côtés.
C’est dans ce climat de répression générale anti-anarchiste que la section française de Puigcerda disparaît, le gouvernement – alors inféodé au Parti communiste – ayant ordonné sa dissolution et emprisonné certains de ses militants.
Fernand Frotin, alors secrétaire de la section française de la CNT, s’efforce de faire sortir de prison ses camarades français et de leur apporter une aide matérielle par l’envoi de nourriture, de cigarettes, de savons, de stylos, de papiers et même de journaux. Il tient aussi avec eux une correspondance régulière qui leur permet de garder le moral et un semblant de contact avec l’extérieur. Certains parviendront à être libérés ou s’évaderont, mais d’autres y trouveront aussi la mort.
Ainsi, dès les premiers coups de feu en 1936, des anarchistes français se rendent en Espagne pour combattre le fascisme aux côtés de leurs camarades espagnols. Mais ceux qui vont durablement rester en Espagne demeurent peu nombreux. Beaucoup de militants restent en France pour organiser la solidarité, propager la propagande destinée à l’internationale des anarchistes espagnols, mais aussi pour poursuivre les luttes politiques et sociales de leur pays. Et c’est d’ailleurs ce que demandent la CNT et la FAI qui préfèrent voir les militants internationaux développer une réelle solidarité internationale plutôt que de voir débarquer en Espagne des miliciens qui ne savent ou ne veulent pas manier un fusil (bon nombre d’anarchistes français étaient alors des pacifistes convaincus). D’autant que les miliciens antifascistes espagnols ont aussi, et surtout, besoin d’être régulièrement ravitaillés en médicaments, vêtements, nourritures, armes et munitions. Pour répondre à ces besoins de première nécessité, les anarchistes français vont mettre en place plusieurs organisations de solidarité, notamment autour des trois principaux piliers du mouvement en France : l’Union anarchiste (UA), la Fédération anarchiste de langue française (FAF) et la CGT-syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR).

L’organisation de la solidarité anarchiste en France 
Dès les débuts de la guerre, la CNT et la FAI demandent vivement à ce que les trois principales organisations anarchistes françaises – l’UA, la FAF et la CGT-SR – s’unissent pour organiser un soutien efficace et indispensable au maintien de la lutte antifasciste et au développement de la révolution sociale en cours.
Devant les appels incessants des organisations espagnoles, les trois piliers de l’anarchisme français enterrent leurs querelles idéologiques intestines et se rassemblent au sein d’une organisation d’aide à l’Espagne antifasciste : le Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol (CASDLPE), dont le secrétaire général n’est autre que Pierre Besnard.
Le CASDLPE se donne deux principaux objectifs : créer des comités anarcho-syndicalistes un peu partout en France afin d’y développer un véritable réseau de solidarité avec l’Espagne antifasciste ; et créer un journal pour diffuser en France l’activité et la lutte du mouvement anarchiste en Espagne. Ce dernier voit le jour en août 1936 sous le titre de L’Espagne antifasciste (CNT-FAI-AIT). Il parait jusqu’en janvier 1937 et publie, en tout, une trentaine de numéros. Il s’agit alors du principal organe anarchiste d’information francophone sur la guerre d’Espagne.
Rapidement, des comités anarcho-syndicalistes sont créés – parfois sur la base de groupes anarchistes existants – à Paris, Perpignan, Marseille, Saint-Étienne, Bayonne, Toulon, etc. Chaque comité organise, dans sa localité, des récoltes de fonds par le biais de souscriptions et de quêtes dans les usines et dans les rues. Les fruits des récoltes sont ensuite envoyés au comité de Paris, chargé de les centraliser et de les envoyer à Perpignan d’où ils partent, en camions, pour l’Espagne. Les comités organisent également bon nombre de réunions publiques pour discuter de la question espagnole, souvent avec plusieurs milliers de personnes.
En novembre 1936, le CASDLPE se lie avec une organisation belge similaire pour fonder l’Union fédérative des comités anarcho-syndicalistes franco-belges. L’organisation a alors déjà installé plus d’une vingtaine de centres de ravitaillement en France.
Mais, entre temps, les divergences et les déchirements ressurgissent au sein du CASDLPE. L’UA souhaite en effet, en accord avec la CNT et la FAI, élargir l’organisation de solidarité à toute la gauche révolutionnaire française (excepté les staliniens), anarchiste ou pas. Dans cette optique, elle organise, le 23 octobre 1936, un rassemblement gigantesque au Vel-d’Hiv (plus de 15 000 personnes) auquel elle invite la CNT-FAI, mais aussi la Généralité (administration autonome de la Catalogne), le Poum et la SFIO.
La FAF, ouvertement contre toute union avec les réformistes et les autoritaires, s’indigne et refuse l’idée de cet élargissement contre-nature. La CGT-SR, elle, proche de la FAF, s’oppose aussi à un tel rassemblement, d’autant que la SFIO y est représentée par Léon Jouhaux, le social-traître responsable de la scission de la CGT. L’UA, qui reste fermement accrochée à son projet, finit par être exclue de la Fédération des comités anarcho-syndicalistes et fonde le Comité pour l’Espagne libre (CEL), organisation de solidarité basée sur le principe d’un front révolutionnaire uni, faisant fi des différends idéologiques.
Le CEL, qui attire plus d’énergies militantes (puisqu’il ratisse plus large…) que le Comité anarcho-syndicaliste, se développe rapidement, créant une quarantaine de centres de ravitaillement dans toute la France. Son action ne se limite cependant pas à ravitailler le front antifasciste. Le CEL s’implique aussi dans la construction d’un orphelinat à Llansa, dans l’organisation de réunions publiques et dans la rédaction de plusieurs articles présentant l’œuvre révolutionnaire des anarchistes espagnols et les nouvelles du front antifasciste. Pourtant, malgré cette activité prolifique, une partie des militants de l’UA – notamment Louis Lecoin et Nicolas Faucier – ne la juge pas encore suffisante et, au congrès de décembre 1936, propose que le CEL élargisse davantage son horizon politique. Ce désir permanent de fonder une organisation idéologiquement large répond à un besoin de contrebalancer le poids du Secours rouge internationale (SRI), une organisation de solidarité dans les mains du Parti communiste espagnol et de Moscou. Ainsi, lorsque la CNT espagnole prend la décision, au plénum de Valence d’avril 1937, de créer Solidarité international antifasciste (SIA), une organisation de solidarité internationale idéologiquement large, l’UA – sous les demandes pressantes de la CNT espagnole – décide de créer une branche française. En juin 1937, Solidarité internationale antifasciste (SIA) voit le jour.

Solidarité internationale antifasciste 
Conformément à la volonté de l’UA, la SIA accueille en son sein des militants issus de plusieurs tendances politiques : des anarchistes et des anarcho-syndicalistes (évidemment !), des trotskystes, des communistes antistaliniens (sans pour autant être des disciples de Trotsky), des syndicalistes révolutionnaires et des partisans de l’aile gauche de la SFIO. Cette stratégie, bien qu’éminemment critiquée par la FAF et la CGT-SR, est largement soutenue par la CNT et la FAI qui, en plus d’être partisanes de la constitution d’un large front antifasciste et antistalinien, en ont assez des critiques incessantes prononcées par la FAF et la CGT-SR à leur encontre (nous reviendrons dessus plus loin).
La SIA s’impose rapidement dans le paysage politique français et, en 1938, elle compte plus de 45 000 adhérents répartis en 350 sections en France.
L’action de la SIA est semblable à celle du CASDLPE et du CEL : récolter des fonds (plus de 100 000 francs par mois selon Louis Lecoin) pour envoyer en Espagne des convois remplis de vêtements, de médicaments, de nourriture et, parfois, de munitions et d’armes. Dotée de moyens bien supérieurs à ceux du CEL, la SIA reprend et s’occupe aussi de l’orphelinat de Llansa.
Extrêmement active et prolifique en France, la SIA déploie aussi son activité en terre espagnole où elle ouvre et gère des hôpitaux, des centres de soins, des hébergements et des cantines pour répondre aux besoins des miliciens du front et des populations civiles de l’arrière.
Pour relayer ces activités et pour appeler aux dons et aux souscriptions, la SIA se dote d’un hebdomadaire, très originalement intitulé SIA.
Organisation internationale, la SIA ne tarde pas à s’implanter dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis sous l’impulsion du célèbre anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker, et en Angleterre avec l’anarchiste Emma Goldman. D’autres branches apparaissent aussi, en 1937, en Afrique du Nord, en Suède et au Portugal. Mais c’est surtout en 1938 que l’organisation va solidement s’implanter à l’international en créant des sections en Chine, au Japon, en Uruguay, au Chili, au Mexique, en Argentine, en Australie, aux Pays-Bas, en Palestine et au Canada.
À partir de la fin du mois de janvier 1939, c’est la Retirada. Des centaines de milliers de civils, de miliciens et de militaires espagnols s’exilent en France pour fuir la victoire franquiste et sa terrible répression. La réponse du gouvernement français – qui se targue pourtant d’être un « pays d’asile », une « terre d’accueil » – est des plus austère : il envoie les femmes et les enfants dans des centres d’hébergement dans le centre de la France, et enferme les hommes dans des camps de concentration, principalement situés aux abords de la frontière et en Afrique du Nord.
Avec la fin de la guerre et l’ampleur de l’exode, la SIA réorganise sa solidarité. Comme pendant le conflit, elle organise des quêtes dans la rue, les usines, les rassemblements politiques et les réunions publiques. L’argent ainsi récolté est ensuite utilisé pour fournir des vêtements et de la nourriture aux camarades internés dans les camps.
Elle s’occupe aussi de recenser les militants pour reconstituer les familles brisées par les séparations faites par les autorités. Elle se charge également d’organiser la correspondance entre elles. Cette activité se révèle particulièrement importante et permet à des milliers d’exilés d’avoir des nouvelles de leurs proches, élément indispensable pour garder un minimum de moral.

Entre autocensure et critique acerbe 
En novembre 1936, quatre militants de la CNT entrent au gouvernement espagnol, alors essentiellement composé de communistes, de socialistes et de républicains. Peu après, ils se résignent à accepter la militarisation des milices. Comment vont réagir, en France, les différentes organisations anarchistes face à cette entorse aux essentiels principes antigouvernementaliste et antimilitariste de l’anarchisme ?
L’UA, elle, va opter pour une attitude plus que critiquable, se refusant et interdisant, lors d’un de ses congrès, de critiquer en public la CNT-FAI. Toute critique concernant les organisations anarchistes espagnoles ne peut être exprimée qu’à travers le bulletin intérieur de l’organisation. Pour autant, en son sein, l’opinion est loin d’être unanime sur les questions de militarisation des milices et d’entrée au gouvernement antifasciste. Les débats sont nombreux et l’UA se permet, parfois, de critiquer les camarades espagnols, en privé.
La FAF, en revanche, ne lésine pas sur la critique. Ses dénonciations et ses condamnations sont nombreuses et véhémentes. Elles prennent forme à travers les articles de son journal Terre libre, et ont pour principal auteur André Prudhommeaux. Dénonçant la trahison de la base de la CNT par ses leaders, la FAF critique aussi la stratégie frontiste de l’UA en lui reprochant de travailler main dans la main avec des autoritaires et des réformistes. Grâce à cette attitude plutôt légitime, l’organisation se rapproche des milieux anarchistes espagnols qui contestent les décisions gouvernementalistes et militaristes de la CNT : les Amis de Durruti (mini groupement hétérogène qui pèse très peu) et une partie de la Fédération ibérique des Jeunesses libertaires.
La CGT-SR, quant à elle, opte pour une position qui, dans le fond, rejoint celle de la FAF mais qui, sur la forme, est beaucoup moins acerbe. Car son secrétaire général, Pierre Besnard, est aussi celui de l’Association internationale des travailleurs (AIT), et il n’a guère envie de « froisser » la CNT qui, alors, est la plus importante organisation membre de l’AIT qui, sans elle, n’existerait presque pas. Mais au fil du temps, avec l’avancée des franquistes et les fourvoiements gouvernementalistes de la CNT, la CGT-SR se fait plus épineuse, plus véhémente. En décembre 1937, agacée – et suffisamment occupée en Espagne ! –, la CNT menace alors de faire ce que Pierre Besnard voulait à tout prix éviter : démissionner de l’AIT. Pour l’empêcher, la CGT-SR accepte de ne plus critiquer sa sœur espagnole (du moins en public) et Pierre Besnard est remplacé par Horacio Martinez Prieto (fondateur du à venir Parti libertaire), membre de la CNT. Dérive interne autoritaire ? Sans aucun doute. »
 

Agnès Pavlowsky
 

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