★ Emma Goldman et Alexandre Berkman
« Pour une personne qui s’apprêterait à débuter une biographie de Goldman, il deviendrait vite évident qu’un tel projet nécessiterait obligatoirement une sous-biographie de Berkman, parce que leurs vies furent inséparables à partir du moment où ils entrèrent tous les deux dans le mouvement anarchiste. »
Jason Wehling, L’interprétation de l’anarchie : La vie de Emma Goldman.
« Leurs vies se sont croisés à New York en novembre 1889. Leur chemin ne s’est jamais séparé. Si la relation amoureuse, qui ne fut jamais exclusive, dura peu. la camaraderie et l’amitié survécurent toute leur vie.
Tous deux ont connu le même cheminement vers l’anarchisme. Pour eux deux, la prise de conscience fut la condamnation et l’exécution des prétendus coupables de l’attentat à la bombe de Haymarket, Goldman déjà aux États-Unis, Berkman encore en Russie.
« Alors qu’il était encore en Russie, Berkman avait entendu parler vaguement des exécutions par un article dans la bibliothèque de Kovno “Des anarchistes pendus à Chicago,” lut-il. Il demanda tout bas à un étudiant près de lui, “C’est quoi un anarchiste ?” La réponse vint “La même chose qu’un nihiliste ». (1) Il écrit que l’exemple des anarchistes de Chicago fut « une inspiration puissante et essentielle… Je devins anarchiste et décidai de consacrer ma vie et mon énergie à la cause des martyrs de Chicago. » (2)
Tous les deux connurent aussi la désillusion des immigrants qui découvrent que les États-Unis ne sont pas la pays de cocagne dont ils rêvaient. Mais ils n’eurent jamais les mêmes sentiments envers leur premier pays d’accueil. Goldman s’y sentait chez elle alors que Berkman avait le mal du pays.
Ils eurent les mêmes mentors, Johan Most et Joseph Peukert, Mais si tous les deux étaient entièrement dévoués à ce qu’ils appelaient « la cause », leur personnalité leur faisait la concevoir de manière différente. Berkman admirait Sergei Nechaev, personnage trouble des milieux révolutionnaires russes. Le meurtre d’un des ses camarades étudiants a inspiré « Les Possédés » de Dostoïevski. Nechaev a résumé sa pensée politique dans un « Catéchisme du révolutionnaire », qui commence ainsi :
« Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance : il n’a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments ni attachements, ni propriété, ni même de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt, une seule pensée, une seule passion – la Révolution. »
Plus loin, il poursuit :
« Sévère envers lui-même, il doit l’être envers les autres. Tout sentiment tendre et amollissant de parenté, d’amitié, d’amour, de gratitude et même d’honneur doit être étouffé en lui par l’unique et froide passion révolutionnaire. » (3)
Goldman a qualifié Berkman de “fanatique au plus haut degré” (4) et une anecdote explique cette opinion : Durant l’été 1888, Berkman avait rejoint Les Pionniers de la Liberté, premier groupe anarchiste juif aux États-Unis, fondé le jour même de la condamnation des accusés de Haymarket, le 9 octobre 1886. Durant une réunion du groupe, la situation de David Edelstadt, poète et membre de l’organisation atteint de tuberculose, fut évoqué et la question posée d’un soutien financier pour un séjour dans un sanatorium de Denver. Berkman, bien qu’ami avec Edelstadt, s’opposa à cette proposition en arguant que les fonds de l’organisation ne devaient pas être consacrés à des intérêts privés. « Aidez notre camarade avec vos fonds privés si vous voulez ; mais aucun argent du mouvement ne peut être donné à rien d’autre qu’à l’activité révolutionnaire directe » (5). Le groupe refusera le point de vue de Berkman. Mais le traitement arriva trop tard et Edelstadt mourut le 17 octobre 1892.
Emma Goldman, qui avait à l’époque vingt ans, affichait déjà sa personnalité indépendante, mais aussi une approche moderne de l’anarchisme, que l’on retrouve tout au long de sa vie dans ses différents engagements en faveur de toutes les formes d’oppression, notamment sexuelles, dépassant ainsi la seule approche de la lutte des classes et d’un militantisme monastique. L’anecdote racontée dans son autobiographie illustre parfaitement son point de vue hétérodoxe pour l’époque :
« Dans les bals, j’étais une des plus gaies et des plus infatigables. Un soir, un cousin de Sasha, une jeune garçon, me prit à part. Le visage aussi grave que si il avait dû annoncer la mort d’un camarade, il murmura que la danse ne convenait pas aux agitateurs, et surtout pas quant elle était pratiquée avec une telle impudeur. C’était indigne de quelqu’un sur le point de devenir une force dans le Mouvement. Ma frivolité ne pouvait que nuire à la cause.
L’intervention insolente de ce garçon m’avait rendue furieuse. Je lui répondis de s’occuper de ses affaires. J’en avais assez qu’on me jette toujours la Cause à la figure. Selon moi, une cause qui défendait un si bel idéal, qui luttait pour l’anarchie, la libération et la liberté, contre les idées reçues et les préjugés, une telle cause ne pouvait exiger qu’on renonce à la vie et à la joie. Je précisai que la Cause ne pouvait espérer que je devienne une nonne, ni que le Mouvement se transforme en cloître. Si tel était son enjeu, alors je n’en voulais pas. « Je veux la liberté, je je veux que chacun ait le droit de s’exprimer et que chacun ait accès aux choses belles et radieuses. » Voilà en quoi consisterait l’anarchie pour moi, et j’étais bien décidée à la vivre ainsi, envers et contre tous. Même si mes camarades les plus proches devaient me reprocher ma manière d’agir.
Emportée par la passion, j’avais élevé la voix. Je me rendis soudain compte qu’on faisait cercle autour de moi. Certains applaudissaient ; d’autres protestaient disant que j’avais tort, que la Cause était au-dessus de tout. Ainsi, pour les révolutionnaires russes, vouloir jouir de quelque chose d’étranger au mouvement, c’était faire preuve d’un égocentrisme mesquin. Dans le tumulte, la voix de Sasha s’élevait au-dessus des autres. » (6)
Emma Goldman raconte dans Living my life une discussion avec Berkman :
« Il m’aimait profondément, disait-il, et il voulait que j’ai de belles choses ; lui aussi d’ailleurs aimait la beauté. Mais il aimait la Cause plus que tout au monde. Pour elle, il était prêt à sacrifier notre amour. Oui, et jusqu’à sa vie. Il cita le fameux Catéchisme du révolutionnaire russe, qui l’enjoignait de renoncer à son foyer, à ses parents, à sa femme et à ses enfants. Il adhérait totalement à cela… J’étais à la fois irritée et attirée par l’intensité de sa ferveur et son refus du compromis. » (7)
La tentative d’assassinat par Berkman, avec la complicité de Goldman, sur Henry Clay Frick en juillet 1892, a marqué un tournant dans leur vie. Pour Berkman, ce fut un sentiment de trahison devant les critiques suscitées par son acte, particulièrement celles de Most lui-même. Ce fut aussi et surtout une peine de 14 années d’emprisonnement. Pour Goldman, il faut sans doute y voir sa relation à la violence et sa position, ambiguë à première vue, a toujours différencié l’auteur de l’acte et l’acte lui-même. Elle a défendu ainsi Léon Czolgosz après son assassinat du président McKinley alors que l’acte de celui-ci était condamné par les milieux anarchistes, y compris par Berkman lui-même.
Dans une lettre du 23 novembre 1928 à Berkman, elle parle de leur liens et de leurs différences :
« Cher Sash,
Tu as raison, mon cher, il est très difficile de comprendre la nature humaine et tu as certainement doublement raison lorsque tu dis qu’il est difficile de se comprendre entre amis. Mais puisque tout est relatif dans la vie, on doit pouvoir saisir l’âme d’un ami, si l’on est observateur et que l’on a la capacité d’aimer. Je ne parle pas de l’amour physique, je parle d’un engagement assez fort pour résister au passage du temps. Une telle capacité donne un sixième sens et révèle des choses chez un ami qu’il ne voit pas lui-même, ou si il les voit, qu’il n’a pas la force d’admettre…
Comment pourrais-je oublier ta position concernant l’acte de Czolgosz ? Cela a été un coup plus rude pour moi que tout autre chose survenue durant cette terrible période. Elle m’a affectée davantage que le jugement de [Johann] Most concernant ton acte. Après tout, il n’avait parlé que de la violence. Tu en avais fait usage et tu étais allé en prison pour cela. Tu as connu les affres de la répudiation, de la condamnation et de l’isolement. Que tu puisses t’asseoir et analyser de sang-froid un acte de violence neuf ans après le tien, sous-entendant en fait que le tien était plus important, a été la chose la plus terrible que j’ai vécu. Cela démontrait seulement que tu n’avais pas changé d’un pouce, que tu étais resté le fanatique aveugle qui ne pouvait concevoir la vie que sous un seul angle, celui de l’action. » (8)
Leur vie se réunira à nouveau à la sortie de prison de Berkman, à travers la collaboration à Mother Earth, puis dans leur combat contre l’entrée en guerre des États-Unis, leur expulsion et leur exil d’abord en Russie puis en France.
Goldman revient également sur leurs divergences d’appréciation lors de leur exil en Russie :
« Ne l’ai-je pas vu en Russie, lorsque tu m’a combattue becs et ongles parce que je ne voulais pas tout encaisser au nom de la révolution ? Combien de fois m’as tu jeté à travers la figure que je n’étais qu’une révolutionnaire de salon ? Que la fin justifie les moyens, que l’individu ne compte pas, etc., etc. ? Crois-moi, très cher, je ne suis pas en colère en te disant cela ; tout cela est du passé maintenant, j’espère. » (9)
Leur amitié sera plus forte que leurs divergences. En novembre 1935, à l’occasion du soixante cinquième anniversaire de Berkman, Emma Goldman lui écrit :
« Il est naturel que je te confie le secret de ma vie. le seul trésor que j’ai sauvegardé de ma longue et âpre lutte est mon amitié pour toi. Crois-le ou non cher Sasha. Mais je ne connais pas de richesse, vis à vis d’autres personnes ou de réussites, autre que ta présence dans ma vie et l’amour et l’affection qu’elle a éveillée.
C’est vrai, j’ai aimé d’autres hommes. Mais il n’est pas exagéré de dire qu’aucun autre ne s’est jamais aussi enraciné dans tout mon être, si insinué dans toutes mes fibres que tu ne l’a été et que tu l’es jusqu’à ce jour. Les hommes sont apparus et et repartis durant ma longue vie. Mais toi, mon très cher, y restera pour toujours. Je ne sais pas pourquoi il en est ainsi. Notre lutte commune et tout ce qu’elle nous a apporté comme travail et déceptions n’explique qu’imparfaitement ce que je ressens pour toi. En fait, je sais que la seule perte qui pourrait m’importer serait de te perdre toi, ou notre amitié. » (10)
Le 28 juin 1936, Berkman, atteint d’un cancer à la prostate et incapable de supporter davantage la souffrance se suicide.
« La mort m’a volé la chance de rester avec l’ami de toute une vie jusqu’à son dernier souffle. Mais elle n’a pas pu m’enlever quelques moments précieux, seule avec lui dans la chambre funéraire, de paix sereine, et de contemplation silencieuse de notre amitié qui n’a jamais vacillé , et de nos luttes et de notre travail pour l’idéal pour lequel Sasha a tant souffert et auquel il a dédié sa vie entière. Ces moments me resteront jusqu’à mon dernier souffle. Et ils m’inciteront à poursuivre le travail que Sasha et moi avons entrepris le 15 août 1889. » (11) »
Notes :
1. Cité dans Sasha and Emma : The Anarchist Odyssey of Alexander Berkman and Emma Goldman. Paul Avrich et Karen Avrich). Cambridge, Mass. : Harvard University Press. (2012) p. 22-23
2. Alexander Berkman, “The Causes of the Chicago Martyrdom”, Mother Earth, November 1912 ; Berkman to Hudson Hawley, June 12, 1932, Berkman Archive. p 23 cité dans Avrich p. 23.
3. Sergueï Netchaïev, Le catéchisme du révolutionnaire.
4. Goldman to Michael Cohn, 12 août 1931, Goldman Archive cité dans Avrich p34 .
5. Cité dans Avrich p. 36.
6. Emma Goldman - Épopée d’une anarchiste (Living my Life) p. 46-47.
7. Living my Life, traduction française p. 39.
8. Life of an anarchist : the Alexander Berkman reader, Seven Stories Press seconde édition 2005 p. 107
9. ibid.
10. Goldman to Alexander Berkman, 19 novembre 1935, Berkman Archive, International Institute of Social History, Amsterdam. Cité dans Sasha and Emma : The Anarchist Odyssey of Alexander Berkman and Emma Goldman. Paul Avrich et Karen Avrich). Cambridge, Mass. : Harvard University Press. (2012)
11. Alexander Berkman’s Last Days Emma Goldman, The Vanguard (New York), Août.-Sept. 1936.
- SOURCE : Emma Goldman – Une anthologie
★ En mémoire d'Alexandre Berkman - Socialisme libertaire
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