★ SUR LA GRAND-MARE DES ANARS : BRASSENS ET L’ANARCHIE
★ ARTICLE EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE N°1830 DE JUILLET/AOÛT 2021.
« Brassens anarchiste, ça ressemble un peu à un pléonasme… C’est Ferré lui-même qui vous le dit ! Ferré, porte-étendard proclamé, et acclamé bien sûr, qui haranguait furieusement les foules à chaque refrain de « Ni dieu ni maître » … Ferré, pas vraiment du genre modeste par ailleurs, avait pourtant bel et bien trouvé son « non-maître » en la matière : « Si y’a un anarchiste, c’est lui, ça se sent dans tout ce qu’il fait. » Drôle d’anarchiste, pourtant, que cet oiseau-là…
Contrairement au Léo rugissant, tonton Georges n’a pas grand-chose à voir avec le cliché de l’anar chevronné : ce genre de type qui poserait presque pour la photo, drapeau noir dans la main gauche, cocktail Molotov dans la droite, et puis slogan sur les lèvres, comme un bon Jupiter flanqué de ses attributs.
Brassens, un anar pas comme les autres…
Il semble plutôt que pour Brassens, le drapeau noir ne soit pas propre à autre chose qu’à flotter sur une marmite (ce qui peut tout de même inspirer de bien jolies mélodies [Cf. Le drapeau noir flotte sur la marmite, film de Michel Audiard avec une musique de Brassens, 1971] ). Et puis les cocktails Molotov et la propagande par le fait, pas vraiment son genre : à choisir, il préfère les voleurs aux meurtriers (il composera même une chanson en hommage à son cambrioleur personnel [Cf. Stances à un cambrioleur, 1972 : « Prince des monte-en-l’air et de la cambriole, toi qui eus le bon goût de choisir ma maison, cependant que je colportais mes gaudrioles, en ton honneur j’ai composé cette chanson »] ). Quant aux slogans révolutionnaires, il vous dira que « ne pas crier ‘haro sur le baudet’ au moment où tout le monde crie ‘haro sur le baudet’, c’est une forme d’engagement comme une autre [Cf. « Interview Brel, Brassens, Ferré » par François-René Christiani, INA, 1969] .». Peu de chance, donc, de l’entendre clamer haut et fort (et à cheval sur les toits) son amour pour les anarchistes et leur muse au grand A. Mourir pour des idées, très peu pour lui [Cf. « Interview Brel, Brassens, Ferré » par François-René Christiani, INA, 1969] : chanter en leur nom, pas d’avantage.
D’ailleurs, pour être tout à fait exact, le mot « anarchie » n’apparaît qu’une seule petite fois dans son répertoire : dans Hécatombe (1953), chanson de ses débuts. Pour le coup, en matière de slogans, on est triplement servi : un cinglant « Mort aux vaches ! Mort aux lois ! Vive l’anarchie ! ».
De quoi faire applaudir à tous les coups et à tout rompre une salle en bonne partie acquise à la cause anar, et du reste complètement acquise à la sienne… Las, Maxime Le Forestier raconte qu’à la fin de la chanson en question, tonton Georges, désabusé comme il sait parfois l’être, se tournait vers Pierre Nicolas, son contrebassiste, et murmurait dans sa lippe : « Ces cons, et dire qu’ils ne savent même pas ce que c’est, l’anarchie… [Cf. Maxime Le Forestier, Brassens et moi, Stock, 2021] »
Cette petite phrase soufflée à son compère de scène rappelle une chose tout à fait essentielle dans l’esprit de Brassens : l’anarchiste authentique n’a pas besoin de gueuler « vive l’anarchie » pour qu’elle vive, l’anarchie… Non : pour la faire vivre, il faut la vivre, un point c’est tout. C’est donc dans le concret des choses que tout doit se jouer. Cela apparaît de manière limpide dans ce précieux passage où il donne, telle quelle, sa propre définition de l’anarchie – chacun ayant de la chose « une idée tout à fait personnelle », comme il se plaît à le rappeler [Cf. « Interview Brel, Brassens, Ferré » par François-René Christiani, INA, 1969] : « C’est pour moi une philosophie et une morale dont je me rapproche le plus possible dans la vie de tous les jours, j’essaie de tendre vers l’idéal. L’anarchisme, ce n’est pas seulement de la révolte, c’est plutôt un amour des hommes. »
En définissant l’anarchisme comme une morale – « une façon de concevoir la vie », précisera-t-il dans la même interview [Cf. « Interview Brel, Brassens, Ferré » par François-René Christiani, INA, 1969] , histoire qu’on n’aille quand même pas chercher sous ce terme ambigu un dogme en dix commandements – tandis que son époque tend plutôt à l’interpréter comme une doctrine politique, Brassens recentre immédiatement sa démarche autour des individus humains et de leurs liens quotidiens. « L’idéal » anarchiste, selon lui, n’est pas un projet de société, ou, pour reprendre une expression qu’il affectionnait, une espèce de « solution collective ». Son échelle n’est pas le monde : comment croire avec bon sens qu’un simple individu, ou même qu’un groupe d’individus, aussi braves soient-ils, puisse initier un véritable changement pour la société tout entière ? « Si j’étais persuadé qu’en tournant à droite ou à gauche, en faisant ceci ou cela, le monde allait changer, vous pensez bien que je le ferais, je la sacrifierais ma petite tranquillité. Mais c’est parce que je n’y crois pas tellement. »
Il y a là, c’est vrai, un certain désabusement (le « sceptique notoire » de sa propre chanson, c’est un peu lui, forcément [Cf. Le sceptique (chanson posthume, chantée par Jean Bertola) : « J’ai des velléités d’arpenter les trottoirs avec cette devise écrite à mon gibus : “Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires.” »] ). Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : ce choix d’ancrer son anarchisme dans les relations entre individus n’a rien d’un choix par défaut. Brassens ne renonce pas à « l’idéal » : il lui donne un terreau concret. L’objectif qu’il se fixe au quotidien reste un sommet d’exigence et de beauté : l’« amour des hommes », ni plus ni moins. Aussi répond-il à ceux qui voudraient lui faire dire que son désaveu de la « solution collective » mène à l’amertume et à l’inaction : « Je ne fais pas rien. Je fais quelque chose auprès de mes amis, auprès de mes voisins ». Dit comme ça, ça n’est pas grand-chose (c’est un modeste [Cf. Le modeste, 1976] , rappelez-vous) ; et pourtant, c’est énorme.
L’anarchie comme amour des hommes
L’anarchisme comme « amour des hommes »… Présentée de cette manière, la morale que Brassens revendique comme idéal anarchiste ressemble tout de même furieusement à la quintessence du message chrétien. Le bouffeur de curés, qui se plaît tant à leur « botte(r) le cul au nom du père du fils et du Saint-Esprit [Cf. Grand-père, 1957] . », semble bien loin tout à coup. On pense à L’Auvergnat (1954) bien sûr, à ce fameux Père Éternel vers lequel les gens qui savent les aimer, les hommes, devraient tous être conduits [Cf. L’auvergnat, 1954 : « Qu’ils te conduisent à travers ciel, au Père Éternel »]… Et si en réalité l’anarchisme de Brassens était le nom donné à son catéchisme ? Le père Duval, ce brave « catéchumène » qu’il mentionne dans Les trompettes de la renommée, ne serait-il pas au fond son double à lui, « l’énergumène » – la calotte en moins [Cf. Les trompettes de la renommée, 1962] ? Pas pour rien que cet improbable prêtre chanteur était surnommé « le Brassens en soutane » : comme si l’habit seul avait pu les distinguer, mais sans faire l’un plus moine que l’autre… Pas pour rien non plus que Brassens surnomma lui-même d’un sobriquet religieux celui qui fut à la fois son grand ami et « l’être le plus important qui soit dans la chanson [Cf. « Brassens parle de Brel », INA, 1978] . » : l’abbé Brel.
Car s’il bouffe parfois les curés, Brassens ne les bouffe pas à tous les râteliers pour autant. Un curé qui saurait donner de l’amour à ses paroissiens, comme celui de La messe au pendu [Cf. La messe au pendu, 1976 : « Ce ratichon fit un scandale, et rugit à travers les stalles : “Mort à toute peine de mort !” »] par exemple, aurait toute son estime. En fin de compte, ce qui distingue l’anarchisme de Brassens du christianisme, ça n’était pas tant le contenu de la morale chrétienne originelle que cette petite chose absolument essentielle : aucun dieu ni maître cureton, aucune autorité quelle qu’elle soit ne doit nous l’imposer, cette morale ! Toute morale est individuelle, et individuellement choisie, ou n’est pas. Rapport à l’amour des hommes, le Père Éternel de L’Auvergnat a toute la bénédiction de Brassens… mais sur la forme, son armée de curés prêcheurs – pratiquant fort peu l’amour des hommes, du reste – aurait bien pu s’abstenir ! L’anarchisme de Brassens : aimer les hommes, en tâchant de dire merde pour ne jamais avoir à dire amen.
Mais concrètement, comment Brassens le pratique-t-il son anarchisme compris comme « amour des hommes » ? Il n’y a pas à chercher bien loin ni dans sa vie ni dans son œuvre pour y répondre… Les hommes qu’il aime se regroupent sous un terme générique bien connu : les copains. Aimer les hommes, c’est pratiquer l’amitié. Et ça n’est pas une mince à faire, l’amitié ! Il y a des règles à respecter scrupuleusement pour bien la pratiquer, et voguer père peinard sur la grand-mare des anars. Entre toutes, la règle d’or est la suivante : ne pas être trop, c’est-à-dire pas plus de quatre – à partir de cinq, on devient un groupe, et les individus sont dissous. À tous les coups, on devient une bande de cons – ou de voyous voleurs de bijoux, c’est tout comme [Cf. Les quatre bacheliers : « Pour offrir aux filles des fleurs, sans vergogne, nous nous fîmes un peu voleurs… ». Cette chanson relate un épisode authentique de la jeunesse de Brassens].
Il existe une alternative anarchiste au quatuor : c’est de rester seul. Dans ce cas-là, on s’aime soi et c’est déjà très bien. C’est que parfois, le troupeau est un peu trop pesant pour les épaules de notre chanteur : « Les hommes sont faits, nous dit-on, pour vivre en bande comme les moutons… Moi j’ vis seul et c’est pas demain, que je suivrai leur droit chemin [Cf. La mauvaise herbe, 1954] ». Si l’anarchisme est une philosophie, Brassens, tient beaucoup du philosophe : dans le sillage de Héraclite ou de Nietzsche, la solitude est, pour lui aussi, un moyen de se mettre « à l’écart de la place publique [Cf. Les trompettes de la renommée, 1962] », de se distancer sereinement d’une société à laquelle il n’adhère pas, et où les cons ont majoritairement droit de cité. On peut donc préciser : l’anarchie, pour Brassens, c’est d’aimer les hommes qui valent le coup qu’on les aime, mais pas plus de trois à la fois, et tout en se tenant à l’écart des autres (rangés élégamment sous la catégorie de « cons »). Et le tout toujours en disant merde, bien sûr…
« L’amour des hommes », d’accord, mais les femmes dans tout ça ? Pas anodin que Brassens ne les mentionne pas directement. Si aimer les hommes est une tâche bougrement délicate, s’agissant des femmes, cela devient carrément du travail d’orfèvre… L’amitié impliquant un rapport au temps stable et durable, il peut sembler bien dur, pour un sentimental comme Brassens, de faire d’une femme une amie – et il refuse bien sûr de céder à cette éternité en cage qu’on appelle le mariage [Il écrit à ce sujet La non-demande en mariage, 1966] . « Misogynie à part [Cf. Misogynie à part, 1969] . », disons que l’amour, se nourrissant des passions éphémères, complexifie tout ; il tend à prendre la relation au piège – merveilleux du reste – de l’intense instant. Ainsi les femmes, dans les chansons de Brassens, sont le plus souvent des passantes, l’occasion d’une aventure extraordinaire au détour d’une nuit d’orage, au coin d’un parapluie, ou au clair d’une fontaine.
Dans sa vie pourtant, des amies – fruit féminin de son anarchisme –, Brassens en a eues : Püppchen, la petite « poupée » devant laquelle il se faisait tout petit [Cf. Je me suis fait tout petit, 1956] et qu’il aura vu vieillir avec le même émerveillement qu’une fleur d’automne [Cf. Saturne, 1964 : « C’est pas vilain, les fleurs d’automne, et tous les poètes l’ont dit… Je te regarde et je donne mon billet qu’ils n’ont pas menti. »] ; Patachou, celle qui le révélera aux yeux du grand public, avec laquelle il enregistrera même une chanson en duo [Cf. Maman, papa, 1952] ; la Jeanne, bien sûr, qui l’hébergea impasse Florimont ; ou encore ce « pauvre petit rat de cave [Cf. Élégie à un rat de cave, 1979]. », compagne de son ami Moustache… Pour deux d’entre elles, Püppchen et Jeanne, l’amitié fut même doublée d’une relation d’un autre genre : comme si l’alchimie presque impossible de ses chansons, au sein desquelles les femmes s’évaporent avant d’avoir pu devenir autre chose que des amantes, reflétait bien mal la réalité de sa propre vie à lui, « le fidèle absolu [Cf. Le fidèle absolu (chanson posthume, jamais enregistrée) : »Je n’ai vu qu’un amour, un seul, mais je l’ai vu, et ce grain de beauté a su combler ma vue. »] ». Anarchie, donc : aimer les hommes… et les femmes qui veulent bien ne pas parler que d’amour.
L’anarchie comme révolte
Si l’amour des hommes, le versant positif de l’anarchisme de Brassens, est son versant prioritaire, il n’est pas tout – il ne peut pas être tout, bien entendu. Certes, Brassens rappelle fermement que « la révolte n’est pas suffisante » et, seule, « peut mener à n’importe quoi, au fascisme même [Cf. « Interview Brel, Brassens, Ferré », éd. citée]. » ; mais la contestation critique n’en demeure pas moins essentielle dans sa vie comme dans son œuvre. Chez Brassens (comme chez Nietzsche, encore), le oui précède le non, la révolte procède de l’amour… Il est nécessaire, au nom de cet amour, de dénoncer ceux qui le galvaudent. Ceux qui, au prétexte d’une société meilleure, ou d’un pareil amour justement – comme ces chers curés – se drapent d’autorité pour commettre les pires méfaits. Bref, pour secondaire qu’elle soit, elle existe bel et bien, cette révolte.
Elle s’exprime en fait dès son plus jeune âge, comme élève turbulent sur les bancs de l’école, puis au travers du larcin de la chanson des Quatre bacheliers [Cf. Les quatre bacheliers : « Pour offrir aux filles des fleurs, sans vergogne, nous nous fîmes un peu voleurs… ». Cette chanson relate un épisode authentique de la jeunesse de Brassens] . Arrivé sur Paris, la contestation se précise : il fugue du STO pendant une permission (c’est là qu’il s’installe chez Jeanne, impasse Florimont). Peu de temps après, il décide de s’engager via le militantisme actif : il fait alors ses classes politiques à la Fédération Anarchiste de 1946 à 1948,
tout en tenant une rubrique régulière – au ton joyeusement pamphlétaire – pour un certain périodique, « Le Libertaire » (tiens tiens…). Il maintiendra d’ailleurs toute sa vie des liens de cœur avec la FA : « Je n’ai jamais rompu avec, dira-t-il, mais enfin je ne militais plus comme avant ».
Il militera différemment en effet : à travers ses chansons. Dans ses textes, le refus de l’autorité sous toutes ses formes – policière et religieuse en priorité – transparaît. Mais le point de contestation majeur touche à cette forme générique de l’autorité qu’on appelle la patrie : cette « Mère Patrie » qui renvoie à la fois au père par l’étymologie et à la mère par l’expression, en double gage d’autorité souveraine. En refus de ce dogme, Brassens refusera de chanter la dernière strophe de Il n’y a pas d’amour heureux [Cf. Il n’y a pas d’amour heureux, 1954 : « Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri, et pas plus que de toi l’amour de la patrie… »], Louis Aragon s’y montrant beaucoup trop patriote à son goût…
De ce refus de la patrie, son engagement antimilitariste découle directement : La guerre de 14-18, et puis surtout Les deux oncles – qui appelle à la pacification des peuples allemand et britannique, et sera même la seule chanson Brassens censurée – en témoignent. Mourir pour des idées, déjà, Brassens n’apprécie pas beaucoup [Cf. « Interview Brel, Brassens, Ferré » par François-René Christiani, INA, 1969]… mais alors, mourir pour l’idée de la patrie, n’en parlons pas !
Et pourtant, l’une des choses qu’on lui reprochera le plus souvent, c’est justement de manquer de cet engagement critique. Ce sera d’ailleurs sa grande différence avec un chanteur comme Jean Ferrat, et le cœur du débat, formidable de sagesse et d’intensité, qui les opposera à la télévision [Cf. « Brassens, Ferrat : la rencontre », INA, 1969]. Brassens profitera justement de ce temps de dialogue pour expliquer en détail sa position : son engagement critique est indéniable ; simplement, sa contestation n’est pas frontale, elle est esthétique. C’est au travers de textes truffés de bons mots et drapés d’ironie douce-amère que Brassens dénonce. Ce chemin esthétique de la contestation, qui n’est pas une ligne droite vers l’objet de la critique mais un savant détour pour mieux atteindre son cœur, lui semble non seulement plus juste – personne n’étant en droit d’user d’autorité pour dire aux autres ce qu’il faut penser [Cf. Le vieux Normand (chanson posthume, chantée par Jean Bertola) : « Il est déconseillé de donner des conseils, surtout s’ils sont payés ! »] – mais aussi plus efficace : dire « crosse en l’air compagnon » n’a jamais eu l’effet escompté sur personne.
Le modèle de Brassens, ce sont les fables de La Fontaine, un de ses livres de chevet : en racontant des petites histoires sur l’amour des hommes, ou sur la propension que certains ont à ne pas les aimer, on aura sans doute plus de chance de changer quelque chose dans l’âme des gens, et par voie de conséquence dans la société entière… Même si ça commence par un simple petit bout de bonheur de trois minutes. »
Roméo Boccara
- SOURCE : Le Monde Libertaire
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