★ CE QUE JE PENSE SAVOIR DU POUVOIR

Publié le par Socialisme libertaire

Anarchie anarchisme libertaire



« L’anarchisme, j’en conviens, n’est absolument pas une idéologie politique monolithique et ce qu’on recouvre sous ce nom est traversé par de nombreux courants de pensée et de militantisme, qui ne sont d’ailleurs pas toujours entièrement convergents. J’ai sur ces questions mes préférences et mes convictions, et on les découvrira dans ce qui suit. 

Deux présomptions fondatrices… 

Ceci dit, il me paraît néanmoins plausible de soutenir que l’un des apports majeurs de ce vaste ensemble, tant à la pensée politique qu’à l’action militante, concerne cette exigence que l’anarchisme fait sienne d’aborder tout pouvoir avec une présomption de suspicion et d’illégitimité. La célèbre formule « Le pouvoir est maudit » résume bien cette idée. Son indispensable et complémentaire contrepartie est une autre présomption, mais cette fois favorable, à l’endroit de la liberté, présumée être, disons jusqu’à preuve du contraire, moralement et pragmatiquement préférable.

… et leurs corollaires

Ces deux présomptions sont fondamentales et fondatrices. Elles sont aussi, je pense, logiquement reliées à deux autres idées corollaires qui leur confèrent toute leur substance, à tous le moins chez les anarchistes en qui je me reconnais le plus volontiers.
La première idée, liée à la présomption d’illégitimité du pouvoir, conduit à exiger de tout pouvoir qu’il se justifie et fasse la preuve de sa légitimité, faute de quoi il devient nécessaire de le combattre. À mes yeux, le cogito de l’anarchiste, son point de départ, serait donc quelque chose comme : « Je pense, donc je lutte. »
La deuxième idée est liée à la présomption favorable envers la liberté dont on encourage le déploiement. Or, celui-ci se fait nécessairement de manière progressive, au fur et à mesure du dévoilement de l’illégitimité des multiples formes que prend le pouvoir : cela conduit à prendre, modestement, acte de l’historicité et de la progressivité de nos analyses et conclusions, et de ce programme théorique et militant qui nous invite à débusquer les pouvoirs illégitimes et à les combattre.
Il y a plus – à tout le moins et encore une fois chez ces penseurs et militants en qui je me reconnais le plus volontiers. C’est qu’il me semble que cette tâche consistant à débusquer en les forçant à se légitimer toutes les formes de pouvoir, d’autorité, de domination, à lutter contre elles tout en étant pleinement conscient du caractère historique et progressif de la reconnaissance de ses formes illégitimes, tout cela suppose ce que j’appellerais – en employant un mot désuet – de la vertu, mais en lui adjoignant, on verra bien vite pourquoi, l’adjectif « épistémique ».

Vertus épistémiques de l’anarchisme

Pour commencer, l’idée même de demander des justifications suppose de vouloir et de pouvoir donner des raisons, d’en accepter certaines, d’en juger d’autres inacceptables et de dire à chaque fois pourquoi ; bref, le concept même d’anarchisme présuppose ceux de débat, de raison(s), d’échange rationnel, d’autonomie de la pensée et d’esprit critique.
Outre que cet anarchisme ainsi conçu s’inscrit dans le vaste héritage rationaliste des Lumières, il me paraît que la revendication de ces vertus épistémiques a l’immense avantage d’éviter à qui les pratique de sombrer dans deux écueils qui sont catastrophiques pour un projet politique.
Le premier est l’écueil nihiliste, auquel on aboutit en posant a priori qu’aucun pouvoir ne peut jamais se justifier. Je pense qu’une part de la pensée politique contemporaine, et pas seulement chez les anarchistes, a succombé à cette déplorable tendance irrationaliste et relativiste.
Le deuxième est l’écueil individualiste et isolationniste, auquel on aboutit si on renonce à échanger, à écouter, à tenter de convaincre.
Bakounine a dit à ce sujet des choses qui restent fort justes et je lis dans le passage qui suit (dans Dieu et l’État) une description de certaines de ces vertus que j’appelle épistémiques :
« S’ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité du cordonnier ; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel savant. Mais je ne m’en laisse imposer ni par le cordonnier, ni par l’architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. »
La deuxième présomption dont j’ai parlé plus haut et le fait que nous ne reconnaissons que progressivement les formes illégitimes de pouvoir (que l’on songe seulement à ceci que pour les meilleurs militantes et militants d’il y a quelques générations à peine, diverses formes de l’oppression des femmes, des sexes, des cultures, des races étaient insoupçonnées et invisibles) appellent elles aussi des vertus épistémiques. Elles doivent en effet nous inciter à la plus grande modestie et par la reconnaissance de notre faillibilité nous interdisent toute forme d’arrogance.
Une conclusion s’impose ici, que bien d’autres militants ont tiré avant moi, est que l’anarchisme, dans sa recherche et sa mise à jour progressive de formes illégitimes de pouvoir, dans sa lutte pour leur abolition, est indissociable d’un projet à la fois culturel et pédagogique de perfectionnement individuel et collectif affinant dans la discussion et les luttes notre sensibilité aux formes illégitimes de pouvoir.
Ce travail aidera d’abord à découvrir que des types de pouvoir, en certains cas insoupçonnés, sont illégitimes ; mais il devrait aussi aider à imaginer par quoi on peut les remplacer, à donner le goût de ce combat et la conviction qu’il peut être victorieux.
Nous avons beaucoup accompli sur tous ces plans depuis que l’anarchisme est apparu sur la scène de la pensée et du militantisme politiques, disons pour faire court il y a quelque deux siècles. Le meilleur de ce que nous avons accompli l’a été, si je ne m’abuse, par la mise en œuvre de ces vertus dont je parle.
Mais notre plus grand défi reste celui que nous n’avons pas encore pu relever et qui nous est encore et toujours posé par les institutions économiques : il s’agit pour nous de proposer à la discussion et à la pratique des institutions crédibles pouvant remplacer celles dans lesquelles nous produisons, consommons et allouons nos ressources et qui sont essentiellement totalitaires et entièrement illégitimes, afin de les remplacer par des institutions incarnant des formes de pouvoir que nous tenons aujourd’hui pour légitimes. Il nous faut pour cela des structures de luttes ouvertes, inclusives, accueillantes et favorisant ce développement organique de la liberté dont on ne peut fixer à l’avance où il nous conduira, des structures où « ce ne sont pas seulement les idées de l’avenir qui sont créées, mais sa réalité effective elle-même » (Bakounine).
Dans la poursuite de ce projet, j’en fais le pari, les vertus dont j’ai parlé trouveront, une fois de plus, amplement de quoi prouver qu’elles sont indispensables. »

N. Baillargeon
 

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