★ Le tourisme en question
★ Courant alternatif N° 285 décembre 2018.
« Un emploi sur dix dans le monde, la première source de recettes pour près de 50 pays, le tourisme reste avant tout une affaire de gros sous. Pour cela, on recompose la géographie autour de lieux emblématiques, on aménage le bord de mer, la montagne, le centre-ville, l’arrière-pays, la campagne et la forêt pour attirer le client et lui faciliter l’accès. On remodèle les paysages, le climat et l’histoire pour que le produit soit plus attrayant. On crée les événements qui séduiront les foules ; les festivals d’été, ou même durant toute l’année, sont légion. L’industrie touristique s’étend à tous les territoires et intéresse tous les secteurs de l’économie.
Le tourisme en question
Depuis quelques années, le tourisme de masse inquiète. Les médias à grande diffusion nous annoncent, régulièrement en été, l’existence de différentes oppositions aux excès du tourisme comme à Venise où des associations s’opposent aux grands bateaux de croisière transportant jusqu’à 5000 touristes qui entrent dans la lagune et descendent le canal de la Giudecca en passant par la place Saint-Marc ; ou encore à Barcelone où des activistes immobilisent un bus de touristes en lui crevant les pneus avant de le repeindre avec le slogan : « le tourisme tue les quartiers ». Les médias nous ont fait part également des problèmes causés par les plateformes numériques de locations de logements pour touristes comme Airbnb et les conséquences désastreuses qu’elles imposent dans les quartiers ; les habitants désertent leurs appartements qui seront proposés aux touristes avec pour conséquence une hausse des loyers et la disparition de certains commerces de proximité et d’écoles au profit de boutiques à touristes et de bars musicaux.
Les croisières attirent toujours plus de monde et les navires géants pouvant transporter de plus en plus de passagers — plus de 6000 passagers pour les plus grands — intéressent le marché de la construction navale en pleine expansion. Malgré toutes les critiques et les mises en garde qui peuvent être faites contre ces mastodontes et ce type de tourisme, l’intérêt ne faiblit pas. À Marseille, à Sète, Nice mais aussi Bordeaux, le mécontentement des riverains gronde notamment contre la pollution engendrée par ces géants de la croisière qui durant leur escale continuent à faire tourner leurs moteurs pour les besoins de leurs équipements (climatisation, casino, piscine, restaurants, bars, etc.) : « un bateau à quai produit des rejets dans l’atmosphère équivalents à 10.000 à 30.000 véhicules, et en propulsion, 5 à 10 fois plus ». Selon Les Échos du 5 septembre 2018, lors d’une conférence à Rotterdam, un représentant de Shell déclarait en 2016 que l’Harmony of the Sea — fierté STX de Saint Nazaire, le mastodonte pouvant accueillir près de 6300 passagers et 2.400 membres d’équipage — « même au diésel marin dans les ports, […] pollue encore autant que 87.000 voitures » (1). Bien évidemment, les experts et les administrations s’emparent du problème pour contenir les dégâts en changeant les règles et en imposant de nouvelles normes. Contre l’image pas très glorifiante de bateaux de luxe brûlant des carburants fossiles néfastes pour la santé et l’environnement, une des compagnies présentes dans le marché des croisières en arctique et antarctique annonce déjà que son futur brise-glace fonctionnera au gaz naturel liquéfié. Avec le changement climatique, la banquise devient navigable plus longtemps en été. Ce qui engendre des perspectives intéressantes pour les croisières polaires. En tout, soixante-six navires de croisière sont actuellement en construction. Les armateurs s’en réjouissent. Parmi ces navires en construction plusieurs sont destinés au tourisme polaire. Le marché est en effet prometteur. Le réchauffement climatique contribuerait aux bons résultats attendus : certaines routes comme celle du Nord-Ouest deviendraient navigables 125 jours par an d’ici 2050 contre seulement une cinquantaine de jours actuellement… (Le Monde du 14 septembre 2018). À partir de 2019 l’entrée de la lagune de Venise sera réglementée, pour la plus grande joie de ceux qui pendant des années ont manifesté leur opposition aux « Grandi Navi » qui, à la longue, entraînent, notamment le long du canal de la Giudecca, des dommages sur les fondations des palais et des églises. Mais le problème de Venise ne se cantonne pas seulement aux passages de ces navires. Il demeure également dans l’espace consacré aux habitants qui devient de plus en plus restreint. Comme à Barcelone, le tourisme ronge toujours davantage les lieux de vie au détriment des lieux consacrés aux visiteurs : 30 millions de touristes en 2017 pour une ville de 54.000 habitants, personne ne doute pour qui on consacrera de l’intérêt. Des lieux qui appartenaient aux habitants, et où les enfants pouvaient jouer au foot après l’école sont grignotés continuellement par de nouvelles terrasses de café et des restaurants. Cet envahissement des centres-villes historiques par le tourisme participe à leur gentrification, les pauvres étant relégués à la périphérie. Le touriste recherche en général une manière d’oublier un temps le monde réel. Et des tensions peuvent apparaître sur des territoires où le réel pourrait faire de l’ombre au tourisme. C’est le cas autour de Briançon ou de Calais où l’on voudrait que les exilés deviennent invisibles dans le monde merveilleux et artificiel du tourisme. Beaucoup s’inquiètent de la « mauvaise image » que la réalité peut renvoyer. Les professionnels du tourisme travaillent ainsi à donner ou redonner une image attrayante. La mise en vitrine est l’étape la plus importante de la « mise en tourisme ».
Les administrateurs de chaque ville, département, région et pays espèrent attirer à eux la manne que le touriste consacre à ses vacances et à ses loisirs. Le tourisme se développe autour de l’accueil et l’accès (infrastructures et moyens de transports, visas, passeports), de l’hébergement (nombre de lits et de places disponibles), et de la restauration (quantité et diversité suffisantes). Mais la destination est fonction de ce qui attirera le touriste. Peu importe où ! On développe une immense habileté pour attirer le touriste à soi. On l’attire non seulement en lui proposant des lieux qu’on qualifie d’exceptionnels mais également des activités, des spectacles et des festivals, des rencontres culturelles ou sportives et des expériences, mais aussi des salons, des foires et des congrès. Le but recherché étant bien évidemment de lui faire ouvrir le plus souvent le porte-monnaie, tout un ensemble de commerces proposera au plus modeste de dépenser le pécule qu’il aura réussi à économiser pour ce qu’il considèrera comme un extraordinaire, tandis qu’on incitera au plus riche de se payer du luxe et de l’extraordinaire. Entre les deux, une gamme infinie de marchandises lui est offerte.Pour attirer le touriste, le stimuler et le tenir en haleine, une multitude de nouveaux services tous plus pernicieux les uns que les autres ont fait leur apparition. Le tourisme 2.0 collaboratif ouvre des possibilités qui permettent aujourd’hui de livrer dans la sphère de l’économie marchande ce qui ne l’était pas encore. Par l’intermédiaire de plateformes numériques, on vous suggère de vous transporter, de vous loger, de vous nourrir. Et vous pourrez bientôt en prime réserver sur une même plateforme vos billets de train, d’avion, ou louer votre véhicule. La plateforme collaborative Airbnb vous propose comme chacun le sait de réserver un logement, mais elle vous invite aussi à vous payer « une expérience », par exemple une récolte de truffes, une dégustation de vins, un cours de cuisine ou de photo, le vernissage d’une exposition. Ces « plateformes coopératives » et de partage qui permettent à chacun — dit-on — d’offrir ses services, cachent derrière leur façade collaborative, une marchandisation générale de toutes relations humaines et sociales modifiant également nos rapports sociaux : on a beau proposer ses services plutôt que les vendre, quelqu’un ou seulement le fait de savoir que cela se généralise nous rappellera toujours qu’il s’agira là d’un manque à gagner pour d’autres. Beaucoup de sites, de forums, de plateformes et d’applications accompagnent le touriste durant ses vacances. Il est aujourd’hui habituel de vouloir consulter la météo, trouver un itinéraire, avoir les heures d’ouverture d’un musée ou d’un parc de loisir, consulter les avis sur un restaurant, un hôtel, un spectacle ou un lieu touristique, etc. Tout est si bien numérisé qu’on cherche même à rendre accessible des chemins de randonnée par le biais du service de navigation virtuelle Street View. Chacun pourra ainsi dans son salon parcourir virtuellement la randonnée qu’il a prévu de faire. Parmi le tas d’applications existantes certaines proposent même de déjouer la monotonie d’un déplacement permettant de rejoindre votre destination touristique. Une fois le touriste automobiliste géolocalisé, une « appli » autoroutière lui « raconte les paysages qui défilent et suggère des lieux tranquilles et faciles d’accès pour faire une pause de type nature, culture au terroir à proximité des sorties ». Une autre « appli collaborative » vous propose des voyages responsables, vous invitant à « avoir un impact positif où que vous alliez ». Les lieux répertoriés qui privilégient le circuit court et solidaire permettent de « consommer des produits locaux et faire vivre, même à petite échelle l’économie locale qui caractérise un voyage responsable pour 60% des internautes » (Le Monde 12 et 13 août 2018).
Le tourisme alternatif n’est pas une alternative au tourisme, ni même au tourisme de masse, il l’accompagne et le complète. Il justifie son développement et ouvre de nouveaux parcours, de nouveaux labels. Les professionnels du tourisme sont toujours à l’affût de nouvelles niches à exploiter et ils ne tarderont pas à s’intéresser à ce que les voyageurs et nouveaux aventuriers en marge du — ou même opposés au — tourisme peuvent découvrir en dehors des sentiers battus touristiques. Le cyclotourisme est applaudi comme un pas de côté qui serait fait pour délégitimer le tourisme de masse. Mais les nouveaux aménagements dédiés aux cyclotouristes ne s’opposent pas aux grands aménagements et infrastructures du tourisme de masse, ils s’ajoutent. Le cyclotourisme suscite l’intérêt et la convoitise des professionnels du tourisme. Des commerces ouvrent, des loueurs de vélos s’installent, des hôteliers s’adaptent. Les professionnels du tourisme proposent un nouveau label Accueil vélo à des prestataires qui fourniront des abris sécurisés, le transfert de bagages ou des kits de réparations. On nous annonce déjà que chaque kilomètre aménagé pour le cyclotouriste rapporterait de 17.000 € (en Bretagne) à 30.200 € (le long de la Loire) par ans aux territoires concernés. « Chaque voyageur qui découvre la Loire à vélo consomme en moyenne pour 80 € par jour. C’est nettement plus que les sommes dépensées, selon divers études locales, par la moyenne des touristes, tous modes de transport confondus » (Le Monde du 7 juillet 2018).
Parmi toutes les longues luttes contre les aménagements du territoire de ces dernières années, la plupart concernent des infrastructures en lien avec le tourisme. Que ce soit contre la construction d’un aéroport, d’une ligne TGV, d’une autoroute ou encore d’un village de vacances, les oppositions à ces projets n’ont guère dénoncé le tourisme. Elles n’ont apparemment pas cerné l’importance que pouvait avoir ces différents projets d’aménagement – qui, pris séparément, sont déjà critiquables –, une fois réunis au bénéfice du tourisme. Pourtant, on le sait, les gouvernements lui donnent toujours une place considérable. Ce n’est certainement pas le hasard qui a fait de la France la première destination au monde. Le tourisme a été porté par plusieurs gouvernements successifs comme étant une priorité nationale et il le reste aujourd’hui encore. Cependant, le gouvernement actuel n’a pas désigné de ministre du tourisme, ni de secrétaire d’État. Il a mis en œuvre une « gouvernance originale » réunissant une quinzaine de ministres et secrétaires d’État, des élus et une vingtaine de professionnels du secteur, sous la direction du Premier ministre : le Conseil interministériel du Tourisme (CIT). Ce CIT, s’était donné pour objectif à sa création, le 26 juillet 2017, de porter « le nombre d’arrivées touristiques à 100 millions de touristes internationaux à l’horizon 2020 ». Le second objectif étant d’augmenter les recettes touristiques à 50 milliards d’euros en 2020 également, l’ensemble des deux objectifs devait permettre de créer 300.000 emplois supplémentaires. Un an après avoir mis en œuvre le CIT, le 19 juillet de cette année, Édouard Philippe, Premier ministre, nous annonce que les recettes touristiques pour l’année 2017 auraient déjà pulvérisé l’objectif de 2020 (54 milliards d’euros), le nombre d’arrivées touristiques aurait atteint les 87 millions de visiteurs. Cependant, il ne donne aucun chiffre sur les créations d’emplois. L’emploi reste avant tout le cheval de Troie qui justifie toutes les politiques et les aménagements dont l’économie a besoin. La loi Macron avait instauré en 2015 et 2016, vingt-et-une – dont douze à Paris – Zones touristiques internationales (ZTI) dans lesquelles l’ouverture des commerces jusqu’à minuit et les dimanches devenait légalement possible. Plusieurs syndicats avait déposé des recours devant les tribunaux administratifs afin d’annuler les arrêtés ministériels créant les ZTI. Suite à ces recours, quatre ZTI ont été annulées (une à Dijon et trois à Paris, celles de « Saint-Émilion-Bibliothèque » ( XIIe et XIIIe arrondissements), de « Maillot-Ternes » (XVIIe) et de « Olympiades » (XIIIe) ). Le gouvernement ne s’est pas estimé vaincu. Le CIT du 19 juillet 2018 annonçait que des solutions avaient été « trouvées pour les 4 ZTI annulées » (2) et signalait également l’ouverture de travaux pour de nouvelles Zones touristiques internationales… Il ne s’agit pas de s’attaquer seulement aux excès du tourisme de masse. Il ne s’agit pas non plus, de s’affronter aux touristes ou aux travailleurs du tourisme ils ne sont, en réalité, que de simples réceptacles des décisions du marché. En raison des rapports sociaux qu’ils créent et de la façon qu’ils ont de nous socialiser, il est plutôt question de s’en prendre au tourisme en général et à l’ensemble des moyens employés pour maintenir et développer ce marché ; un marché aujourd’hui élargi de manière considérable et diffuse par l’intermédiaire des plateformes collaboratives. Ces plateformes collaboratives ouvrent des possibilités inquiétantes puisqu’elles précipitent une marchandisation générale de tout ce qui n’avait pas encore de prix. Il s’agit en effet et avant tout de s’en prendre à l’origine et à l’essence même du tourisme : le capitalisme. »
Henri Mora
(1) "Pollution, la face cachée des paquebots"
(2) Cf. p. 7 du document 3e Conseil interministériel du Tourisme – 19 juillet 2018
- SOURCE : Organisation Communiste Libertaire
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