★ Les flics dans notre tête : quelques réflexions sur l’anarchie et la morale

Publié le par Socialisme libertaire

Anarchie Anarchisme Libertaire



★ Les flics dans notre tête : quelques réflexions sur l’anarchie et la morale, 
de Feral Faun (1990)
(Titre original : The Cops In Our Heads: Some thoughts on anarchy and morality)  

 

« Au cours de mes voyages ces derniers mois, j’ai discuté avec beaucoup d’anarchistes qui considèrent que l’anarchie est un principe moral. Quelques uns vont assez loin, jusqu’à parler de l’anarchie comme si c’était une déité à qui ils avaient offert leur vie - ce qui renforce mes sentiments que ceux qui veulent vraiment expérimenter l’anarchie pourraient bien avoir besoin de divorcer de l’anarchisme.

Les conceptions morales de l’anarchie les plus fréquentes que j’ai entendues définissent l’anarchie comme un principe refusant d’utiliser la violence pour imposer sa volonté à d’autres. Cette conception contient des implications que je ne peux pas accepter. Cela implique que la domination est essentiellement une affaire de décisions morales personnelles plutôt que des rôles sociaux et relationnels, que nous serions tous également aptes à être dans la position d’exercer la domination et que nous avons besoin de pratiquer une autodiscipline pour nous éviter d’agir ainsi. Si la domination est une affaire de rôles sociaux et relationnels, ce principe moral est tout à fait absurde, n’étant rien d’autre qu’un moyen de séparer le politiquement correct (l’élu) du politiquement incorrect (le maudit). Cette définition de l’anarchie place les rebelles anarchistes dans une position encore plus vulnérable dans le combat contre l’autorité, combat déjà fortement déséquilibré. Toutes les formes de violence contre les personnes ou contre la propriété, les grèves générales, le vol et même les fades activités comme la désobéissance civile constituent un usage de la force pour imposer sa volonté. Refuser d’utiliser la violence pour imposer sa propre volonté signifie devenir complètement passif - devenir un esclave. Cette conception de l’anarchie créé ainsi une réglementation pour contrôler nos vies et cela est un oxymore.

La tentation de créer un principe moral de l’anarchie détourne sa véritable signification. L’anarchie décrit un type de situation particulier, un de ceux dans lequel soit l’autorité n’existe pas, soit le pouvoir de contrôler est nié.Une telle situation ne garantit absolument rien - même pas la continuation de l’existence de cette situation, mais il ouvre la possibilité pour chacun de nous de commencer à créer nos vies pour nous mêmes en fonction de nos propres désirs et passions plutôt qu’en fonction des rôles sociaux et des exigences d’ordre social. L’anarchie n’est pas le but de la révolution, c’est la situation qui rend la seule forme de révolution possible qui m’intéresse - un soulèvement d’individus qui décident de créer leurs vies pour eux mêmes et détruire ce qui se dresse sur leur chemin. C’est une situation libre de toute implication morale, offrant à chacun d’entre nous d’affronter les défis amoraux de vivre nos vies sans asservissements.

Puisque la situation anarchique est amorale, l’idée d’une moralité anarchiste est fortement suspecte. La moralité est un système de principes qui définit ce qui constitue un comportement "bon" ou "mauvais". Cela implique des absolus extérieurs aux individus par lesquels on devrait se définir, un élément commun à toutes les personnes qui rend certains principes applicables à tout le monde..

Je ne souhaite pas traiter du concept du "commun à toutes les personnes" dans cet article.
Mon sujet actuellement c’est que quelque soit la moralité sur laquelle on se base, cela reste toujours extérieur et supérieur à l’individu vivant. Même si les bases ou la moralité viennent de dieu, du patriotisme, de l’humanité commune, des besoins de productivité, de loi naturelle, de "la planète", de l’anarchie, ou même de "l’individu" comme principe, cela reste toujours un idéal abstrait qui nous contrôle. La moralité est une forme d’autorité qui sera détruite par une situation anarchique de la même façon que n’importe qu’elle autre autorité si celle-ci persiste.

La morale et le jugement vont ensembles. La critique - y compris la critique rude, cruelle - est essentielle pour aiguiser nos analyses et nos pratiques rebelles, mais le jugement doit être totalement éradiqué. Le jugement catégorise les personnes comme étant coupables ou non coupables or la culpabilité est l’une des armes les plus puissantes de la répression. Quand nous nous jugeons et nous nous condamnons ou nous jugeons et condamnons n’importe qui d’autre, nous supprimons l’insoumission - c’est l’objectif de la culpabilité. (Cela ne signifie pas que nous ne "devrions" pas haïr, ou souhaiter de tuer quelqu’un - il serait absurde de vouloir créer une moralité "amorale", mais nos haines ont besoin d’être reconnues comme des passions personnelles et ne doivent pas être définies en termes de moralités.). Une critique radicale grandit des expériences réelles, des activités, des passions et des désirs de personnes et sert à libérer l’esprit d’insoumission. Le jugement est issu de principes et d’idéaux qui se positionnent au-dessus de nous, il sert à nous rendre esclave de ces idéaux. Là où les situations anarchiques sont apparues, le jugement a souvent disparu pendant un certain temps. libérant les personnes de la culpabilité - comme lors de certaines révoltes où des personnes de tous horizons ont pillé ensembles dans un esprit joyeux et festif bien qu’ils aient toute leur vie été éduqués dans le respect de la propriété privée. La morale exige la culpabilité, la liberté exige l’élimination de la culpabilité.

Un dadaïste m’a dit un jour : "être gouverné par la morale... a rendu impossible de faire autrement et nous a réduit à ne pouvoir être que passifs envers les policiers : c’est l’origine de notre esclavage."
Certainement, la morale est à l’origine de notre passivité. J’ai entendu parler de plusieurs évènements pendant lesquels un grand nombre d’actions anarchistes ont commencé à se développer et ont expérimenté des formes mineures, mais dans chacune de ces situations, l’énergie s’est dissipée et la plus grande partie des participants sont retournés à leurs non-vies qu’ils vivaient avant les soulèvements. Ces histoires démontrent que, malgré l’ampleur de la pénétration du contrôle social sur nos vies éveillées (mais aussi endormies) nous pouvons réussir à nous en libérer. Mais les flics dans nos têtes - la morale, la culpabilité et la peur - doivent être considérés. Chaque système moral, même s’il prétend faire le contraire nous impose des limites sur les possibilités qui nous sont offertes, nous contraignent dans nos désirs, et ces limites ne sont pas basées sur nos capacités actuelles, mais sur des idées abstraites qui nous empêchent d’explorer l’étendue complète de nos capacités. Quand des actions anarchistes se sont développées dans le passé, les flics dans les têtes des gens - la peur enracinée, la moralité et la culpabilité - ont effrayé les personnes, les conservant suffisamment soumis pour les mener à se retirer eux mêmes dans la fausse sécurité de leurs cages, faisant disparaitre toute action anarchiste.

C’est très significatif parce que les actions anarchistes ne sortent pas de nulle part - elles surgissent des activités des personnes frustrées par leurs vies. Il est donc possible pour chacun d’entre nous, à tout moment, de créer une telle situation. Souvent, cela se révèle être tactiquement stupide, mais la possibilité est bien là. Cependant nous semblons tous attendre patiemment que les actions anarchistes tombent du ciel - et quand elles surviennent effectivement, nous n’arrivons pas à les faire durer. Même ceux d’entre nous qui ont consciemment rejeté la morale se retrouvent à hésiter, s’arrêtant pour examiner chaque action, craignant la police même quand il n’y a pas de police extérieure autour de nous. La morale, la culpabilité et la peur de la condamnation agit comme un flic dans nos têtes, détruisant notre spontanéité, notre aspect "sauvage naturel", notre habilité à vivre nos vies pleinement.

Les flics dans nos têtes vont continuer à supprimer notre esprit d’insoumission jusqu’à ce que nous apprenions à prendre des risques. Je ne veux pas dire par là que nous devons devenir stupides - la prison n’est pas une situation anarchiste ou libératoire, mais sans risques, il n’y a pas d’aventures, pas de vie. Une action motivée de l’intérieur, une action issue de nos passions et de nos désirs, et non pas de tentatives pour nous conformer à certains principes et idéaux ou de nous fondre dans n’importe quel groupe (y compris les groupes dit "anarchistes") c’est ce qui peut créer une action anarchiste, ce qui peut nous ouvrir un monde de possibilités limité uniquement par nos propres capacités. Apprendre à exprimer librement nos passions - une compétence qui ne s’apprend que par la pratique -est essentiel. Quand nous ressentons le dégout, la colère, la joie, le désir, la tristesse, l’amour, la haine, nous avons besoin de les exprimer. Ce n’est pas facile. Le plus souvent, je me retrouve retombant dans le rôle social approprié dans certaines situations alors que je voudrais exprimer quelque chose de totalement différent. Je vais me retrouver dans un magasin ressentant du dégout pour le processus économique marchand, et cependant je vais remercier poliment l’employé qui m’entraine justement dans ce processus. Si je le faisais consciemment comme une excuse pour le vol, ce serait amusant d’utiliser mes compétences pour avoir ce que je veux, mais c’est une réponse sociale enracinée - un flic dans ma tête. Je m’améliore, mais j’ai encore un très long chemin devant moi. Progressivement, j’essaie d’agir sur mes caprices, mes besoins spontanés sans m’inquiéter de ce que les autres pensent de moi. C’est une activité originaire - l’activité qui nait de nos passions et de nos désirs, de nos imaginaires supprimés, de notre créativité unique. Bien sûr, lorsque nous suivons notre subjectivité de cette façon, en vivant nos vies pour nous mêmes, cela peut nous amener à faire des erreurs, mais jamais des erreurs comparables à celle d’accepter une existence de zombie en nous soumettant à l’autorité, à la morale, aux règles que des pouvoirs supérieurs dictent. La vie sans risques, sans la possibilité de faire des erreurs, n’est pas une vie du tout. C’est seulement en prenant le risque de défier toutes les autorités et de vivre pour nous mêmes que nous réussirons à enfin vivre nos vies pleinement.

Je ne veux pas de limites sur ma vie, je veux l’ouverture à toutes les possibilités afin de pouvoir créer ma vie pour moi même et par moi même à tout moment. Cela implique de briser tous les rôles sociaux et de briser toute morale. Quand un anarchiste ou tout autre personne radicale commence à prêcher leurs principes moraux - que ce soit : non-violence, écologie, communisme, militantisme ou voir même du "plaisir" idéologiquement exigé - j’entends alors un flic ou un prêtre, et je n’ai aucune envie de négocier avec des personnes comme les flics ou les prêtres, seulement pour les défier. Je me bats pour créer une situation dans laquelle je peux vivre librement, être tout ce que j’ai envie d’être, dans un monde d’individus libres avec lesquels je peux communiquer en fonctions de nos désirs sans contraintes. J’ai suffisamment de flics dans ma tête - aussi bien que dans les rues - à devoir gérer sans avoir à négocier avec les flics des "anarchistes" ni de la moralité radicale. Anarchie et moralité sont totalement antagonistes, et toute opposition efficace à l’autorité aura besoin de s’affronter à la morale et devra éradiquer les flics dans nos têtes. »

Feral Faun,
pour Anarchy : A Journal Of Desire Armed #24 

 

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