★ L’IMPOSSIBLE RÉVOLUTION
★ L'Impossible révolution par Vincent Rouffineau in Le Monde Libertaire 6 juillet 2018.
« Lorsque l’anarchiste entreprend une réflexion sur la nature de la transition révolutionnaire, se profile l’ombre d’octobre 1917. Plus discrètes, celle de la révolution mexicaine et des frères Magon, ou celle de l’Espagne libertaire, émergent elles aussi, mais restent bien fragiles face au colosse Bolchevique, qui seul a influencé l’histoire du monde, et reste encore aujourd’hui inspirant pour quelques gouvernements et de nombreux mouvements politiques, ce qui laisse perplexe alors que « L’Archipel du goulag » a révélé, au-delà du récit de la vie des camps soviétiques, la nature profondément dictatoriale du projet léniniste : mais c’est bien cela qui, certainement, emporte l’adhésion de beaucoup, percevant la révolution comme un irrépressible soulèvement de la colère du « peuple », laquelle doit s’exprimer à travers la violence. Mao n’écrivait-il pas : « La révolution n’est pas un dîner de gala » ? En substance, il faut mettre sa sensiblerie humaniste de côté, et se résoudre à tuer, mais pour la bonne cause. Che Guevara lui-même fumait son cigare en observant les pelotons d’exécution liquider les ennemis de la révolution… Au-delà de ce constat, ce qui interroge ici, c’est le succès international qu’a remporté le volet révolutionnaire des théories marxistes face aux autres mouvances se réclamant du socialisme, libertaire ou non. Quelle est sa spécificité, sa force conceptuelle, pourquoi le marxisme est-il parvenu à conquérir les esprits, sinon les cœurs ? Certainement pas en raison de son pouvoir de séduction, car la lecture du « Capital » reste aride et peu engageante ; la force du marxisme, c’est d’avoir produit des concepts spécifiques qui constituent une vision du monde, un socle idéologique caractéristique : le matérialisme historique et le matérialisme dialectique. La pensée révolutionnaire marxiste se construit autour de cette centralité, élaborant un système, qui influence encore aujourd’hui d’autres courants, y compris anarchistes. Avant de poursuivre, il apparaît nécessaire de faire le point sur ce que ces concepts recouvrent, en un rapide survol nécessairement réducteur.
La pensée de Marx et Engels est avant tout une méthode nouvelle de lecture de l’histoire. L’évolution des sociétés est déterminée par la lutte des classes, dont le facteur économique est l’enjeu principal. Marx considère que ce sont les aspects matériels qui sont le moteur des mutations sociales, ce qui se traduit par le concept de matérialisme historique. C’est en soi une grande innovation conceptuelle, mais qui reste du domaine des sciences humaines : c’est avec le matérialisme dialectique que le marxisme entre en philosophie, en introduisant un système de pensée. La dialectique dont il est question puise sa substance chez Platon, mais relève de la pensée de Hegel, dont Marx se veut le contradicteur, à la suite de Feuerbach. Pour Hegel, la dialectique n’est plus uniquement une méthode de raisonnement, mais un principe de mouvement du réel lui-même, une réalité objective existant indépendamment de l’esprit humain. Le philosophe réalise un idéalisme absolu : pour que le sujet pensant puisse connaître réellement l’objet de sa réflexion, sujet et pensée doivent être identiques. Hegel affirme que « toute réalité est esprit » : l’interaction des opposés crée les concepts ; c’est cette interaction dialectique produisant le réel qui est à la source de la pensée marxiste : elle adopte la méthode hégélienne, mais réfute son idéalisme absolu en le transposant dans une pensée matérialiste, pour laquelle tous les phénomènes relèvent d’interactions matérielles : la réalité est matière, tout principe spirituel est exclu. Le mouvement dialectique du réel, relevant de l’esprit chez Hegel, relève chez Marx du monde sensible en devenant une dialectique matérialiste, mais qu’il transpose dans l’action humaine, et dans les réalités économiques. En effet, Marx analyse les rapports de production, de domination de classes, d’aliénation en termes d’affrontements de contraires, opposés selon la logique dialectique mais interdépendants dans les contraintes matérielles : la bourgeoisie et le prolétariat sont antagonistes, mais sont unis par leur appartenance au capital. Les contraires ne sont pas opposés en raison de leur nature, mais de leur fonction dans un système commun.
C’est une authentique vision du monde que propose Marx, qu’on peut réfuter si l’on possède de solides arguments, mais qui ne peut être contestée hors d’une controverse reposant sur la méthode philosophique : le désaccord ne peut être uniquement moral, il doit être motivé par la réfutation du système de pensée lui-même. C’est une des grandes forces de cette pensée, l’autre étant la possibilité d’agréger autour d’elle un grand nombre de militants, car comme l’écrit Schopenhauer : « Peu de gens savent réfléchir, mais tout le monde veut une opinion, et que reste-t-il sinon prendre celle des autres plutôt que de se forger la sienne ? » (« L’Art d’avoir toujours raison », 1831). Or, c’est ici qu’apparaît la principale difficulté pour l’anarchiste : il sait réfléchir, mais peu de gens adhèrent à son opinion. Pourtant, la pensée anarchiste représente l’idéal vers lequel tout être humain tend naturellement : justice, égalité, liberté, primat de l’épanouissement individuel sur les contraintes sociales, rejet des systèmes économiques reposant sur l’exploitation. Malgré cela, il reste inaudible : on peut bien sûr incriminer les préjugés qui entourent l’anarchisme, mais cet écueil n’explique pas tout ; c’est plus fondamentalement que l’anarchisme présente une lacune, celle de ne pas produire de concepts. Il s’appuie bien sur des concepts comme le fédéralisme, l’autogestion, éventuellement la collectivisation, mais n’en est pas l’auteur : il n’élabore pas un système philosophique identifiable qui ferait consensus dans le monde militant ; pire, il y a autant d’anarchismes que d’anarchistes, certes liés par des principes de base communs, mais présentant des modes de pensée ou d’action différents, voire, dans certain cas, antagonistes, à l’image de la controverse entre pacifistes et partisans de l’action armée (rares, il est vrai). Il emprunte même au marxisme les notions de bourgeoisie, de capital, de prolétariat, héritage de ses racines ouvrières, qui deviennent, de nos jours, obsolètes, face à l’atomisation du monde du travail et à la tertiarisation de l’économie.
Quelles que soient ses modalités, la transition révolutionnaire anarchiste se heurte à des contradictions, qui ne représentent qu’un obstacle éthique, mais fondamental. Certains proposent de céder à la violence le temps de cette transition, pour construire ensuite une société nouvelle, sur des bases assainies ; d’autres préconisent de diffuser les idées anarchistes, en espérant une prise de conscience collective. En tout état de cause, c’est la résistance bourgeoise à ce souffle révolutionnaire qui pose question, car les bourgeois ne se laisseront pas déposséder facilement de leurs prérogatives, et résisteront certainement. Or, si l’on souscrit à ce postulat, il faut admettre qu’il faudra leur opposer la force, ce dont ils ne se priveront pas : c’est donc faire preuve d’autorité ; on objectera que la responsabilité de l’usage de la force incombe à celui qui résiste à la dynamique révolutionnaire, mais si l’on soutient cette position, on se rapproche dangereusement du schéma d’octobre 1917 et de la construction sociale qui en fut la conséquence. De plus, sur un plan strictement éthique, un anarchiste fermement antiautoritaire se voit dès lors confronté à un dilemme, par ailleurs classique, entre la fin et les moyens. Ces contradictions sont paralysantes, car elles n’ont pas de réponses conceptuelles : en l’absence de système, la pensée anarchiste doit sans cesse répondre à des questions nouvelles, résoudre des contradictions, élaborer des réponses adaptées, ce qui représente une perte de temps et d’énergie. De surcroît, l’absence de système donne naissance à une pensée buissonnante, sans structure consensuelle sur la forme, et inaboutie sur le fond.
Nous disons qu’aucune tentative d’élaboration d’une stratégie révolutionnaire ne pourra aboutir sans l’élaboration préalable d’un système. C’est pourquoi nous parlons d’une révolution impossible. Si nous acceptons l’idée de prendre les armes (en dehors de toute considération stratégique, c’est-à-dire sans évoquer l’idée d’un écrasement rapide par des forces antagonistes), nous acceptons de tuer, ce qui est l’acte autoritaire le plus extrême. Si nous prenons le parti d’une possible prise de conscience collective, qui se traduirait par le basculement de la population vers l’idéal libertaire, entraînant le refus unanime de poursuivre les dynamiques sociales capitalistes et bourgeoises, nous nous heurtons à l’absence de système de pensée fédérant cette gigantesque population. On peut aussi décider de mettre en place des actions de sabotage systématique des infrastructures, mais sans espoir qu’elles permettent à elles seules d’entraîner l’adhésion du plus grand nombre : tout au plus permettent-elles d’agir, de refuser la passivité, ce qui est déjà fort souhaitable, mais insuffisant. Aucune stratégie ne peut émerger en l’absence d’un système, aucune crédibilité à grande échelle ne peut être conquise sans le travail conceptuel qui forgerait une vision du monde, à l’image du marxisme, qui est, de ce point de vue, plus efficace que l’anarchisme, et aussi plus élaboré, ce que nous déplorons vivement mais que nous sommes contraints de reconnaître.
Cette construction philosophique est d’autant plus nécessaire que la pensée anarchiste entre en conflit avec les fondements mêmes de la civilisation occidentale, dont les principes moraux et sociaux ont essaimés à travers le monde, depuis Hernan Cortes jusqu’à Coca-Cola. N’étant ni ethnologue, ni géographe, nous ne prétendons pas connaître suffisamment les autres grandes civilisations pour étayer notre propos, mais nous pouvons affirmer qu’en dehors des sociétés premières, elles véhiculent des valeurs analogues, sources d’oppression : propriété, autorité, exploitation, hiérarchies sociales, ces valeurs entrant en émulation avec celles de nos sociétés. Il faut bien admettre que les êtres humains, à travers leur éducation et les normes sociales, rechignent à adopter l’idéal libertaire, pour des raisons qui leur appartiennent mais qui sont, pour nous anarchistes, inexplicables sur le fond, car comme nous le disions supra, cet idéal correspond aux aspirations de chacun. C’est donc, non pas contre l’oppression bourgeoise que nous devons lutter, mais contre une vision du monde forgée par l’habitude et les normes : cette vision du monde est si fortement ancrée, elle est si structurée et inconsciente que seul un système philosophique alternatif serait en mesure de l’abolir, à l’image d’une révolution copernicienne. L’allégorie de la caverne de Platon prend ici tout son sens : prisonniers de leurs certitudes, de leurs idées reçues, de leurs croyances, les êtres sont comme enfermés dans une caverne et ne perçoivent de la vérité que des ombres projetées sur les parois, ces ombres étant celles d’objets manipulés par des marionnettistes (Platon les identifie aux hommes politiques et aux sophistes, nous ne pouvons que souscrire à cette conception !), pour renforcer l’illusion, et éclairés par un feu, une lumière artificielle. C’est la philosophie qui va pousser les êtres hors de la caverne, vers la connaissance, à travers l’acquisition des savoirs : ils découvrent alors la lumière naturelle, la véritable nature des choses, et s’empressent de redescendre délivrer leurs camarades, qui refusent de les croire.
Les anarchistes sont confrontés au même refus : c’est pourquoi nous avons besoin d’un système. Ce système, par ailleurs, n’est pas nécessairement un dogme, c’est-à-dire une affirmation considérée comme irréfutable par une autorité morale : il doit être réfutable, c’est-à-dire permettre une contre-argumentation, afin d’échapper à l’écueil dogmatique. Il n’en reste pas moins à construire. On a pu qualifier l’anarchisme de « philosophie » : Kropotkine, par exemple, rédige en 1896 un texte intitulé « L’anarchie, sa philosophie, son idéal » ; pourtant, même dans ce texte, apparaît l’absence criante d’une méthode philosophique en tant que telle. Dans la préface de « L’État dans l’histoire », de G. Leval, F. Iglesias cite Malatesta qui, après le triomphe du fascisme en Italie, a déclaré « il nous manquait un programme ». Or, il ne peut y avoir de programme sans système de pensée, à moins d’accepter une forme de bricolage sans cesse adapté aux circonstances. Il faut une méthode. L’absence de méthode n’empêche toutefois pas de penser : pourtant, afin d’être efficace, la pensée doit élaborer des concepts, ce que Deleuze considère comme l’objectif essentiel de la philosophie. Pour le sens courant, le concept est la représentation générale et abstraite d’un objet : pour la philosophie, c’est ce qui constitue la pensée en proposant une représentation générale et stable, un universel sous lequel on peut classer les singularités (Kant), mais qui doit s’inscrire dans le langage : un concept est inventé par son auteur pour répondre à une problématique. La philosophie n’est pas interdisciplinaire : elle se suffit à elle-même, mais peut entrer en interaction avec d’autres disciplines (Deleuze) ; appliquée à la science, elle devient l’épistémologie en interrogeant les conclusions et les méthodes de cette science. Appliquée à l’art, elle devient l’esthétique en étudiant la notion du beau. Appliquée à la morale, elle devient l’éthique, pour étudier les principes régulateurs de l’action. La philosophie peut donc intervenir dans d’autres champs disciplinaires, mais en appliquant toujours la même méthode, et en produisant des concepts, par exemple l’abduction pour les sciences (introduction d’une loi à titre d’hypothèse), la forme pour l’art, le bien pour la morale. Toutefois, la production de concept ne saurait construire à elle seule une pensée : les concepts recouvrent des fonctions sur lesquelles repose la construction de systèmes, qu’on peut considérer comme constitués de principes premiers, plus ou moins axiomatiques (Bouveresse) ; le système philosophique a pour ambition d’embrasser le réel dans sa totalité, dans une construction théorique qui s’appuie sur les principes et non sur les faits.
L’anarchisme doit donc se saisir de la méthode philosophique pour forger son propre système, et rivaliser avec le marxisme sur le plan conceptuel. Il doit échapper à la perpétuelle élaboration de réponses face à l’oppression, au capitalisme, à l’ordre bourgeois, et quitter la sphère pratique dans laquelle il s’élabore habituellement : le vaste corpus de textes anarchistes existant à ce jour propose en effet des modalités d’action, mais très peu de fondements théoriques. Il est possible que ce travail ne puisse aboutir, révélant l’impossibilité d’une élaboration systémique de l’anarchisme, entraînant dès lors sa réfutation en tant que pensée, et le réduisant à une méthodologie de l’action : cette mise à l’épreuve paraît toutefois souhaitable, afin de déterminer si l’idéal révolutionnaire anarchiste se heurte oui ou non à une révolution impossible ; si tel était le cas, les anarchistes pourraient dès lors renouveler leurs conceptions. Ainsi, quelle que soit l’issue de ce travail en devenir, il ne pourra qu’être salutaire : soit il conférera à notre pensée un renforcement idéologique permettant de le diffuser efficacement, soit il nous obligera à une refonte de ses approches et de ses méthodes. Si la révolution est impossible, autant le savoir dès maintenant. »
Bibliographie :
Boukharine, N., « La théorie du matérialisme historique : manuel populaire de sociologie marxiste » In revue : « L’Homme et la société », N° 2, 1966.
Bouveresse, J., « Qu’est-ce qu’un système philosophique ? », Édition du Collège de France
Deleuze, G., « Qu’est-ce que la philosophie ? », Les Éditions de Minuit, Coll. Reprise
d’Hondt, J., « La genèse de la dialectique hégélienne », in revue « L’Homme et la société », N° 79-82, 1986
Heidegger, M., « Qu’appelle-t-on penser ? », P.U.F, collection « Épiméthée »
Labica, G., « Karl Marx : les thèses sur Feuerbach », P.U.F, coll. Philosophies
Leval, G. ; « L’État dans l’histoire », Édition du Monde Libertaire
- SOURCE : Le Monde Libertaire
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