★ Aventures dans le désert des libertés américaines
★ Titre original :
Adventures in the Desert of American Liberty Mother Earth 4, no. 9 (Novembre 1909).
« En choisissant ce titre pour mes notes de voyage, je n’avais pas idée de combien il se révélerait juste.
« Aventures dans le désert des libertés américaines » ! Son aridité et son absolue désolation n’étaient pas nouvelles pour moi. Mais jamais ce désert n’a semblé plus réel, plus étouffant que lorsque je suis arrivée à Philadelphie.
C’est ici que les libertés américaines sont nées ; c’est ici aussi qu’elles ont été poignardées à mort ; il n’en reste qu’un horrible cauchemar qui engourdit et affaiblit l’esprit des anciens habitants de Philadelphie amoureux de la liberté.
Se souvenant des persécutions mesquines de la police de cette ville en 1901 et 1903, le Free Speech Committee a écrit à Henry Clay, chef de la sécurité publique, l’informant de notre intention de mettre à l’épreuve le droit à la liberté d’expression. « Bien sûr, il ne toucherait pas au droit à la liberté d’expression, lui, le gardien de la ville de l’Indépendance « .
Lorsque j’ai vu Henry Clay, j’ai réalisé combien il s’était amusé de la crédulité du Free Speech Committee. Crédulité, en effet, que de supposer que Henry Clay connaisse quoi que ce soit au sujet des traditions de Philadelphie concernant la liberté.
Lorsque le Dr. Reitman s’est présenté devant le chien de garde de la mairie, il l’a trouvé souffrant de la rage.Telle devait être la nature de l’affliction du pauvre homme. Comment interpréter autrement ses folles divagations contre « la femme qui ne parlera jamais à Philadelphie. »
Quelques bons camarades ont sévèrement critiqué le Dr. Reitman pour ses méthodes agressives dans ses relations avec la police. En tant que médecin, il sait probablement que les chiens enragés sont extrêmement dangereux si ils ne sont pas muselés.
Le jour de la réunion publique, la mairie fut victime d’hallucinations. Le chef de la sécurité publique s’imagina en tsar russe. Il dépêcha deux cosaques à mon hôtel, demandant que je soumette le manuscrit pour examen et approbation de Sa Majesté. Ce que j’ai refusé de faire, bien entendu. (Je montrerai plus tard que ce qui était évident pour moi semblait « imprudent » et peu diplomatique à certains qui se prétendent libéraux.)
Le soir, les alentours de la salle semblaient être sous loi martiale. Lorsque, accompagnée de Mr. John H. Nelson (notre avocat), je suis arrivée à un demi bloc de la salle, nous avons du payer deux cents dollars au brave homme et obligés de prendre le chemin que nous avions choisi (un tel droit n’existe pas dans la Ville de l’Indépendance), mais celui décidé pour nous par Henry Clay. La réunion, cependant, fut « gracieusement » autorisée à avoir lieu.
Le lendemain de cet événement mémorable, et pendant presque quatre semaines, régna la vraie liberté de Philadelphie. J’étais suivie comme mon ombre par les plus misérables des professionnels – les policiers. Les hôteliers étaient harcelés jusqu’à ce qu’ils nous demandent de partir. Lorsque j’ai finalement trouvé un lieu d’hébergement, la maison était constamment surveillée et la domestique s’est vue offrir un pot de vin si elle découvrait les terribles complots qui se tramaient dans ma chambre.
Le respect de l’autorité est profondément enraciné chez l’américain moyen ; même les libéraux ont une foi absolue en elle. C’est sans doute la raison pour laquelle les libertés américaines sont mortes depuis longtemps. Le culte de la loi a pris leur place.
Pendant mes années d’activités publiques, beaucoup de gens biens m’ont reproché d’attaquer le système de gouvernement d’un point de vue théorique plutôt que d’après l’expérience. « Le problème n’est pas les lois, » disent-ils « ce sont les abus qui en sont faits. La police est arbitraire et despotique ; elle viole la loi. Pourquoi ne pas aller devant les tribunaux ? Ils respecteront certainement les droits constitutionnels. »
Curieusement et aussi contradictoire que cela puisse paraître à mes camarades, j’ai finalement consenti à aller devant les tribunaux. Non pas parce que je croyais que la justice pourrait l’emporter, mais parce que je voulais que les tribunaux eux-mêmes accréditent l’affirmation anarchiste si puissamment exprimée par Ralph Waldo Emerson : « Tous les gouvernements, par essence, penchent vers la tyrannie. »
Comme je m’y attendais, ma requête fut refusée ; mais les motifs pour lesquels elle a été refusée discréditent avec plus de force les tribunaux et le gouvernement que les attaques les plus violentes du fanatique le plus acharné.
Pour le bien des lecteurs de Mother Earth, je cite la plus grande partie des arguments avancés par le juge Wilson :
« La question sur laquelle la plaignante veut que nous nous prononcions est de savoir si des représentants de l’ordre public, chargé du maintien de la paix, agissant, comme nous devons présumer que c’est le cas pour les accusés, dans l’honnête exercice de leur jugement, devraient se voir empêcher d’interdire la tenue de réunions publiques qui seraient susceptibles de causer des troubles et de troubler l’ordre public. Si ces représentants de l’ordre public entreprenaient d’intervenir dans une telle situation, leur interférence serait justifiée, non pas en raison que la personne visée par leur action soit une étrangère ou une autochtone, mais par la connaissance que des opinions dangereuses et perturbantes risquant de troubler l’ordre public seraient exprimées. Nous ne pensons pas qu’une personne étrangère a le droit, ou le même droit qu’un citoyen, d’attaquer les institutions et de plaider pour l’abolition du gouvernement constitué et constitutionnel de notre pays, mais, pour ce qui concerne le cas qui nous est soumis, nous considérerons le droit du citoyen comme n’étant pas supérieur à celui d’une personne étrangère. La Constitution de Pennsylvanie, en accordant le droit de parler librement aux citoyens, confère ce droit sous réserve d’être tenu « pour responsable de l’abus de cette liberté ». La plaignante est une anarchiste déclarée. Aussi honnête et talentueuse soit-elle, elle n’hésite pas à déclarer que, selon elle, tout gouvernement devrait être aboli, que chaque citoyen devrait réglementer sa propre conduite d’après son propre avis sur ce qui est bien ou mal et que la force devrait être utilisée dans le but de détruire le gouvernement et d’établir le droit à l’indépendance individuel en dehors de tout contrôle gouvernemental. Il résulte nécessairement de telles opinions que serait considéré comme un droit pour chaque individu de déterminer, selon son propre jugement, le moment venu pour l’exercice de la force pour détruire le gouvernement. Il n’est en aucun cas improbable que l’expression de telles opinions dans la communauté serait susceptible de provoquer de tels sentiments et un antagonisme qui entraîneraient des troubles de l’ordre public. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’un tel discours constitue un abus de la liberté de parler librement sur tous les sujets. Qu’il s’agisse d’un citoyen du pays ou d’un étranger désireux d’exprimer des idées qui, si elles se réalisaient, conduiraient naturellement à la destruction du gouvernement, dont cette personne recherche la protection, il apparaît que, dans l’exercice du droit d’auto-défense, qui appartient aussi bien aux gouvernements qu’aux individus, un tel abus du droit à la libre expression devrait être empêcher, sans que cela soit déraisonnable ni illégal.
Que la plaignante avait l’intention de plaider de telles opinions destructives, comme il l’a été mentionné auparavant, a été admis par elle lorsqu’elle a comparu devant nous. Si elle a avoué vouloir donner une conférence plaidant pour l’assassinat pur et simple de toutes les catégories de policiers et de personnes représentant l’ordre public, nous pensons que nous pouvons difficilement contester que les gardiens de la paix de cette ville seraient en droit d’empêcher l’expression de telles opinions. Nous sommes incapables de discerner toute forme de discrimination caractérisée dans ce cas, où les opinions exprimées prôneraient la destruction de la vie de la nation.
Dans le droit américain, il existe une loi contre ceux qui sont identifiés comme anarchistes. Le droit à la naturalisation leur est interdit, et, lorsqu’ils sont découverts, l’entrée dans le pays leur est interdite. Si ils ne sont pas repérés comme appartenant à la catégorie des perturbateurs lors de leur arrivée et qu’ils sont découverts par la suite, ils peuvent être expulsés dans un délai prescrit. Le décret du gouvernement concerne donc l’expression des opinions de la plaignante qu’elle souhaite défendre en public. On nous demande de donner la possibilité aux pauvres anarchistes d’exprimer des idées destructrices et dangereuses et d’obliger des gardiens de la paix, malgré qu’ils soient d’avis que cela causerait des troubles à l’ordre public, de s’abstenir d’intervenir lors d’une réunion publique où seront exprimées de telles idées. Nous ne le ferons pas. Il est un principe bien connu de l’équité qui dit que les plaignants ne peuvent pas demander réparations si ils n’ont pas les mains propres. Nous ne pouvons pas éviter d’arriver à la conclusion que quelqu’un qui, ouvertement et à l’avance, annonce son intention de plaider une telle doctrine et de telles idées, comme la plaignante l’avoue, ne fait pas partie des gens qui peuvent demander protection et secours auprès d’un tribunal équitable. »
Cela ne demande pas beaucoup de bon sens pour se rendre compte que le juge Wilson a fait de gros efforts pour résoudre un dilemme. Mais il a échoué. La décision a, il est vrai, renforcé l’arrogance de la police, mais elle se distingue également comme le plus grand acte d’accusation contre l’absurdité et la lâcheté de la loi.
Comme je l’ai déjà dit, je n’en attendais rien d’autre et je ne suis donc pas déçue.
L’aspect décevant et décourageant de l’expérience de Philadelphie est le total manque d’intérêt pour la question de la liberté d’expression, ou, si il ne s’agit pas d’indifférence, sûrement d’un manque d’audace, d’un manque total de courage. La poignée de libéraux qui avaient été tentés dans un premier temps de prendre position en faveur de la liberté d’expression, m’ont retiré leur soutien parce que je n’avais pas été assez « diplomate » pour laisser Henry Clay se comporter comme un censeur. Le parti socialiste l’a joué minable comme habituellement pour toutes les questions concernant la liberté. Quant à l’opinion publique en général, aucune autre ville n’abrite des habitants aussi trouillards. Pour insuffler du sang rouge dans leurs veines, il leur faudra être davantage matraqués, affamés et maltraités. Et même alors, cela pourrait ne pas suffire pour donner naissance à un esprit de révolte. Il est difficile de croire, mais néanmoins vrai, que les habitants de Philadelphie supporteront plus d’intimidations que n’importe quel peuple européen que je connais. Quand, après quatre semaines d’un complet règne despotique, après l’interdiction d’une cérémonie à la mémoire de Ferrer – cérémonies autorisées même dans tous les pays monarchiques — quand après quatre semaines de persécutions mesquines et de mauvais traitements, la police de Philadelphie interrompt une réunion privée dans un domicile privé, quelques voix se font entendre pour protester mollement. Pas contre le règne de la terreur, oh non, mais contre la violation du droit sacré de la propriété.Oh oui, les habitants de Philadelphie, comme tous les américains, sont sensibles à cet égard.
Pourtant, même Philadelphie mérite d’être sauvé, à cause de deux de ses merveilles : Mrs. Weda Addicks, une socialiste plus grande que son parti et une merveille trois fois bénie, un pasteur baptiste, le Rev. Cooper Ferris. Weda Addicks, au contraire de ses proches camarades, fut vraiment une amie. Elle a aidé de toutes les manières possibles à interpeller les gens mais s’est vite trouvée face à un mur. Le Rev. Ferris a protesté haut et fort, prononçant un sermon sur l’anarchisme qui, je l’ai entendu, était très bon. Il a aussi essayé de faire prendre position à sa congrégation, mais sur huit cents, seul trente huit ont eu le courage de s’exprimer publiquement.
Quelques personnes ont contribué financièrement à la lutte, mais elles avaient si peur de l’opinion publique qu’elles n’ont pas osé permettre que leurs noms soient cités.
Dans de telles circonstances impossibles, pourquoi donner de la confiture à des cochons ? Pourquoi dépenser de l’énergie sur la question de la liberté d’expression pour des gens qui n’ont ni idées à exprimer, ni droits à exercer ? Tels est le raisonnement de mes amis réalistes, pragmatiques.
Heureusement, je ne suis ni l’un ni l’autre. Ni que je me sente particulièrement concernée par le fait que les habitants de Philadelphie veulent ou non la liberté d’expression. Je la veux, moi, et ayant appris que si l’on n’est pas prêt à se saisir de ses droits, personne ne vous les donnera, je ne considère pas clos le chapitre de Philadelphie.
Le juge Wilson nous a « aimablement » informé que, en tant que « anarchistes avoués », nous n’avions droit à aucune protection. Cela nous dispense de toute considération ou reconnaissance envers sa position et de l’institution qu’il représente. Les anarchistes n’ont pas besoin de protection. Mais un gouvernement qui exclut une catégorie quelconque de population en raison de ses idées doit se protéger car il est en effet en danger. »
Emma Goldman
(Traduction R&B)
- SOURCE : Emma Goldman. Une femme anarchiste
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