★ La liberté de chacun par la liberté de tous
★ Erich Mühsam — la liberté de chacun par la liberté de tous.
« Le pire n’est pas la misère, mais son acceptation », lança l’homme dont il est ici fait le portrait. Erich Mühsam, décrit par l’historien anarchiste Rudolf Rocker comme « un adversaire inébranlable de toute injustice et de toute tyrannie », fut poète et militant : il s’opposa, en tant qu’Allemand, à la Première Guerre mondiale et tenta en vain de fédérer l’ensemble des courants socialistes ; il prit grande part à la révolution de son pays, comme libertaire et communiste ; il se plut, en partisan de « l’ordre de la liberté », à refuser les oppositions aux gros sabots — individu ou collectif, liberté ou égalité — et se méfiait de la passion théorique de trop d’intellectuels radicaux ; il fit, à rebours d’un certain cynisme révolutionnaire (la fameuse fin et les fameux moyens), de la morale une catégorie centrale de la politique ; il s’éleva contre le nazisme naissant et en paya cruellement le tribut. « Le but de mon art est celui-là même auquel s’attache ma vie : Lutte ! Révolution ! Égalité ! Liberté ! » ☰ Par Émile Carme in Ballast.
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« Berlin, 27 février 1933. Des flammes montent dans la nuit tombée. Un incendie dévaste le palais du Reichstag, siège du Parlement allemand. Un jeune homme âgé de 24 ans, communiste hollandais répondant au nom de Marinus van der Lubbe, est aussitôt arrêté — il sera guillotiné un an plus tard. Geste isolé d’un pyromane fou ou action politique échafaudée dans l’ombre ? Est-il réellement coupable du crime en question ? Les autorités nazies ont-elles intrigué et instrumentalisé l’accusé ? L’avenir peinera à répondre et certains historiens questionneront le récit officiel, forts d’une déclaration pour le moins troublante : le général Franz Halder déclarera devant le tribunal de Nuremberg qu’il entendit, lors d’un dîner organisé pour célébrer l’anniversaire d’Adolf Hitler, le commandant en chef de la Luftwaffe, Hermann Göring, s’exclamer : « Le seul à vraiment connaître le Reichstag, c’est bien moi ; j’y ai mis le feu ! » La réaction du Parti national-socialiste ne se fait pas attendre : il accuse les communistes allemands de comploter contre la Nation. Hitler, nommé chancelier, il y a un mois de cela, d’un pays meurtri par la crise économique mondiale, incite aussitôt le président de la République de Weimar, Paul von Hindenburg, à adopter un décret, composé de six articles, visant à suspendre un très grand nombre de libertés civiles — la tyrannie a le don des masques : ledit décret est présenté comme une mesure de « protection du peuple et de l’État ». Le 23 mars, le chancelier allemand obtiendra légalement les pleins pouvoirs — Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, aura ainsi le loisir de parader, dans les pages de son Journal : « Maintenant nous sommes les maîtres. »
La répression est brutale et immédiate : Erich Mühsam, que Goebbels appelle le « porc de Juif rouge », est arrêté à son domicile berlinois le 28 février. Quelques jours plus tard, c’est au tour du secrétaire général du Parti communiste allemand, le KPD, d’être interpellé — il sera déporté dix ans plus tard dans le camp de Buchenwald (Hitler en personne donnera l’ordre de l’exécuter). L’historien britannique Allan Merson évaluera, dans son étude Kommunistischer Widerstand in Nazideutschland, à 150 000 le nombre de communistes allemands détenus sous le régime nazi. Anarchiste et juif, Mühsam ne peut que déplaire au Troisième Reich que les nazis entendent ériger pour le millénaire à venir : leur devise, « Un Peuple, un Empire, un Guide », contrevient en tout point aux idéaux du militant qu’il est — internationaliste et farouchement hostile au culte de la personnalité. On le place en détention préventive à la prison Lehrter Straße puis le transfère, un an plus tard, dans le camp de concentration d’Oranienburg, à l’est du pays. À sa femme qui lui rend visite, il promet : « Retiens une chose, Zenzl, je ne serais jamais lâche. » L’Histoire, elle, ne l’a pas retenu : Erich Mühsam chemine loin des scènes et du succès, un nom de plus dans l’immense cortège des oubliés, ceux que la mémoire prive de médailles et laisse à l’orée des patrimoines collectifs, ceux que nul, ou presque, ne songe à traduire puisqu’ils n’ont pas de lecteurs, sinon une poignée d’admirateurs ou d’experts.
De la bohème à la guerre
Sa voie semblait tracée mais Mühsam aima mieux contredire le destin. Comment ce fils de notable pharmacien formé pour le devenir à son tour devint-il l’un des acteurs de la Révolution allemande de 1918 ? Suivre les pas d’un père autoritaire et brutal ? Devenir cet homme qui jamais ne comprit les rêves ensevelis de son enfant ? Héritage incommode pour qui naquit sous une tout autre étoile : sa mère le mit au monde l’année où le pape Léon XIII composa son encyclique Quod Apostolici Muneris, dans laquelle il fustigeait, d’une plume fiévreuse, « la peste » et « le fléau » du socialisme ainsi que les « opinions monstrueuses » de ses sectateurs, ceux-là mêmes qui « souillent toute chair, méprisent toute domination et blasphèment toute majesté »… Mühsam brûla son diplôme d’aide-pharmacien et commença à fréquenter les cercles poétiques de la capitale allemande. Vie d’à-coups et d’aléas, sans lendemain, entre milieux libertaires et cabarets, poèmes satiriques et journalisme politique, meetings et voyages en Europe. La police allemande le tint à l’œil dès sa vingt-cinquième année. L’écrit seul manque d’ambition : il fonda le groupe Action en 1909, à la fois hostile à l’Empire allemand et à la social-démocratie, dont il récusait, en anarchiste, les visées étatistes. Courir l’existence en bohémien. Occuper les marges et les contre-allées. Mühsam vivotait pour mieux vivre : sans contremaître ni chefaillon, sans sommation ni mise en demeure. Dans un texte paru un an plus tôt, « Bohème », le poète loua les bas-fonds et la lie d’une société qu’il vomissait : les vagabonds au bord des routes, les putains aux grands rires d’or, les parias et les exclus, les réprouvés et les canailles, les artistes et les galeux…
Le jeune Mühsam croyait aux potentialités révolutionnaires du lumpenproletariat — ce prolétariat en haillons que Marx décrivit pourtant comme capable « des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus infâme », et Engels comme une « racaille » on ne peut plus « vénale et tout à fait importune » avec qui nul ouvrier digne de ce nom ne saurait s’allier. Mühsam en appela, lyrique, aux maudits pour lever les voiles vers l’avenir et bâtir, rien moins, une civilisation nouvelle — ceux que Bakounine, l’un de ses modèles, avait nommés « la fleur du prolétariat » : non pas les ouvriers organisés et conscientisés, mais « cette grande masse, ces millions de non-civilisés, de déshérités, de misérables et d’analphabètes ». La bohème est plus exigeante qu’elle n’y paraît, rappela en substance Mühsam : errer, la plume au bec, ne suffit pas… La bohème est une pensée, une philosophie, une « propriété qui prend sa source au plus profond de l’être humain » : le véritable bohémien est un sceptique radical, un homme affranchi des conventions, un nihiliste rougi au fer russe. Il sillonne dos aux foules, dans la brumaille et le demi-jour, « mû par le grand désespoir de ne jamais pouvoir entrer en contact intime avec la majorité de ses contemporains ». Vague à l’âme des incompris. Dandy sans-le-sou et seul contre tous. Spleen du hors-la-loi — le hasard lui tient lieu de carrière et l’instant d’éternité. Complaisances égotistes ? Nombrilisme petit-bourgeois ? Mühsam s’opposait à la formulation la plus individualiste de la bohème : il ne suffit pas d’être libre pour soi, dans le secret d’une mansarde ou d’un ciel sans pareil : la liberté est l’affaire de tous et l’homme libre n’aspire qu’à fréquenter ses semblables. « J’ai l’intention de consacrer ma passion révolutionnaire à la destruction de la société capitaliste et d’utiliser mon amour pour l’art et le théâtre — je crois le pouvoir —, à faire avancer l’esprit révolutionnaire et à préparer l’homme de demain. »
Les mots s’avèrent souvent lourds de fard : son quotidien, à lire son journal intime, se montrait moins romantique — on y découvre un homme amer à l’idée de n’être pas connu comme écrivain, écœuré par ce réel sordide qui entrave ses desseins, hanté par la mort, souffrant du manque d’argent, sans femme pour l’aimer, sans toit pour le sécuriser… Sa plume est noire : de rage et de désespoir. L’Allemagne déclara la guerre à la France le 3 août 1914, les pieds dans le sang encore chaud de Jaurès. La patrie de Mühsam gonflait le torse et bandait armes et drapeaux : l’enthousiasme national l’ébranla même quelque peu, aux premières heures du conflit. La ferveur de ses compatriotes, immense, spontanée et proche de l’ivresse, sembla l’émouvoir. Il se ressaisit sans tarder et jugea, a posteriori, son attitude « répugnant[e] et impardonnable ». Tout en abandonnant la publication de sa revue Kain, il pesta contre l’infamie et l’abomination de la guerre et des institutions qui la rendaient possible — guerre dont il fit porter la plus grande responsabilité à son pays assoiffé d’expansionnisme militaire. « Tous mes buts sociaux et moraux trouvent leur accomplissement dans la paix mondiale », nota-t-il le 31 août, tandis que les troupes franco-britanniques franchissaient la Marne et que les soldats allemands entraient dans la commune picarde de Senlis. L’idée lui vint d’imaginer un front, fondé sur des bases larges et non sectaires, afin de ressembler tous ceux qui s’opposaient à la guerre — des antimilitaristes aux chrétiens —, « une nouvelle internationale des travailleurs et des hommes ». Mais comment mettre sur pied pareil projet ? Ce fut un échec.
Mühsam, toujours sous surveillance policière, observait avec effroi la mise au pas des élites intellectuelles et culturelles de son pays : les cerveaux les plus lettrés réclamaient leur part de sang. La paix condamne au désert et à ses cris sans échos. Solitude et affliction. L’anarchiste consigna : « Il n’est pas vrai que nos femmes et nos enfants, nos villes et nos champs, aient plus de valeur que ceux des Galiciens, des Caucasiens, des Polonais, des Bosniaques, des habitants de Transylvanie, des Wallons, des Français, des Alsaciens, des Égyptiens, des Marocains, des Boers ou des Zoulous. » Au mois de décembre, le député allemand Karl Liebknecht, qui fonda aux côtés de Rosa Luxemburg la Ligue spartakiste en 1915, refusa de voter les crédits de guerre — Mühsam entra alors en contact avec lui pour le féliciter d’une telle audace. « La guerre ronge mes nerfs tout comme ceux du monde. » Si l’État l’avait sollicité pour combattre au front, Mühsam eût désobéi : « Tirer sur les travailleurs français dans l’intérêt des boursicoteurs et des industriels allemands — Non ! » Une loi, dite du « service auxiliaire patriotique » et votée par le Reichstag, rendit le travail obligatoire aux hommes de 17 à 60 ans : Mühsam, entrant alors dans sa quatrième décennie, refusa de s’y conformer et, après avoir pris la parole lors d’une grève des usines de munitions à Munich, fut arrêté en avril 1918. Les autorités l’assignèrent à résidence à Traunstein, en Haute-Bavière. Il en sortit six mois plus tard, date à laquelle éclata la mutinerie des marins de Kiel, bien résolus à ne pas lancer leurs cuirassés dans une opération militaire inutile et vaine. Un certain Adolf Hitler, caporal de 29 ans blessé au front par des gaz anglais, était alors en soins à l’hôpital de Pasewalk.
La République des Conseils de Bavière
Le mouvement de contestation allait s’étendre, et l’espérance révolutionnaire avec… Des Conseils ouvriers et paysans se constituèrent à travers toute l’Allemagne. Des soldats fraternisèrent avec le peuple insurgé. On érigea le drapeau rouge au balcon du château de la famille impériale déchue et Karl Liebknecht proclama, mais trop tard, la « République socialiste libre d’Allemagne » (afin de couper l’herbe sous le pied des marxistes, le social-démocrate Philipp Scheidemann proclama deux heures plus tôt la « République » — sans épithète — d’une fenêtre du palais du Reichstag). Le Kaiser Guillaume II abdiqua le 9 novembre, avant de s’exiler aux Pays-Bas ; l’armistice fut signé deux jours plus tard entre les Alliés et la nouvelle République allemande, dans la forêt de Compiègne. Les quelques mètres carrés d’un wagon pour mettre un terme à quatre années de guerre… Près de vingt millions d’humains morts (1). Et combien de territoires ravagés ? D’usines dévastées ? De veuves, d’orphelins, de bêtes éventrées, de gueules cassées et de névroses traumatiques ? Les élites envoient les masses régler leurs affaires dans la chair étale et les tranchées. Lénine analysera : « La guerre de 1914-1918 a été de part et d’autre une guerre impérialiste (c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des zones d’influence du capital financier, etc. »
Le mouvement social allemand se montra vite divisé : d’une part, les sociaux-démocrates appelant à former un nouveau gouvernement élu au suffrage universel via une assemblée constituante ; de l’autre, les spartakistes et les militants désireux de bâtir, sur-le-champ, un authentique régime prolétarien sur la base des Conseils ouvriers — en somme et en clair : réforme ou révolution ? La prise de pouvoir des bolcheviks, vieille d’un an seulement, occupait, avec passion ou épouvante, tous les esprits… Si Erich Mühsam n’était affilié à aucun parti, il s’engagea sans délai dans la lutte politique : un tract cosigné de sa main réclama « la réalisation du socialisme » dans une perspective révolutionnaire (« Ce n’est pas le meurtre et l’assassinat, mais la construction et la réalisation. ») instaurée sur « l’amour de l’humanité ». Il entra dans le Conseil ouvrier révolutionnaire puis fonda l’Union des internationalistes révolutionnaires. Pendant ce temps, le Berlin ouvrier se soulevait contre la République « bourgeoise », dans l’espoir d’ériger sans plus tarder un réel gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Des barricades se dressèrent ici et là. Milliers de manifestants et de grévistes dans les rues. Rosa Luxemburg, à la tête de la Ligue spartakiste communiste, clamait que les masses étaient prêtes, prêtes à renverser cette République de pacotille, ce pouvoir de pantins, pour, enfin, faire de l’Allemagne une véritable démocratie populaire et révolutionnaire. L’élan berlinois poussa Mühsam à agir plus encore. Le 7 décembre, épaulé par plusieurs centaines d’hommes (2), il occupa, avant d’en être chassé, les locaux de la presse capitaliste de Munich. Le socialiste Kurt Eisner, nouveau Premier ministre de Bavière, le fit arrêter trois jours plus tard, lui et une dizaine de militants.
Une manifestation de travailleurs força toutefois le ministre à revenir sur sa décision — ils furent libérés et l’anarchiste évoqua, dans son journal, « l’exultation le soir même lorsque nous sommes apparus […] et avons parlé à la foule ». Le gouvernement social-démocrate donna l’ordre d’écraser sans répit aucun la contestation, en faisant appel aux Corps francs — une milice paramilitaire sur laquelle Hitler eut, plus tard, l’heur de compter. Rosa Luxemburg fut jetée, une balle dans la tête, dans les eaux du Landwehrkanal le 15 janvier (Mühsam écrivit un poème pour saluer la mémoire de celle qui mourut « pour le prolétariat »). Quatre jours plus tard, le régime organisa des élections, pour la première fois depuis le renversement du Kaiser : le Parti social-démocrate l’emporta, avec 37,9 % des votes. La formation catholique arriva en seconde position, avec 19,7 %, devant les libéraux, avec 18,6 %. Les conservateurs recueillirent 10 % des suffrages, les socialistes indépendants 7, 6 % et, enfin, la droite patronale 4,4 %. Le Parti communiste et les anarchistes n’avaient pas tenu à participer au processus électoral. Les urnes parlèrent sans ambages : les électeurs accordèrent leur confiance au pouvoir transitionnel en place. Munich, le fief de Mühsam, ne baissa pourtant pas les bras : le 16 février, des milliers de Bavarois manifestèrent dans la ville, drapeaux rouges au poing et aux murs, aux cris de « Ne vous laissez pas représenter par des bavards, le peuple se gouverne lui-même dans ses Conseils ! ». Et Mühsam d’exiger en vain de Kurt Eisner qu’il nouât des contacts avec la Russie soviétique.
Le 21, deux balles terrassèrent ce dernier. Le coup, mortel, fut porté par un étudiant nationaliste, le comte Arco-Valley, proche d’une société secrète et sectaire, aryaniste, antisémite et antirépublicaine (société qui fut du reste l’une des inspirations du nazisme). Mühsam fit savoir que cet assassinat faisait partie d’un plan plus vaste : abattre les leaders républicains et révolutionnaires de Bavière — dont, de fait, Mühsam lui-même. Et si Eisner fut loin d’être aussi radical que certains l’eussent voulu, son exécution le transforma aussitôt, en tant que Premier ministre de la République de Bavière, en martyr du peuple : « C’étaient précisément les combattants du prolétariat qui avaient lutté le plus farouchement contre sa politique qui manifestaient le désir de vengeance le plus aigu », écrivit le poète anarchiste. Cent mille personnes se massèrent à ses funérailles. S’ensuivirent d’intenses et houleux débats sur la nature du régime bavarois et la voie à prendre — d’autant qu’au même moment s’élevait une République des Conseils en Hongrie. Mühsam écrivit, dans les colonnes de Kain, qu’il fallait « serrer la contre-révolution à la gorge » et ne pas craindre la fermeté : expropriation de la grande propriété foncière, destitution de leur fonction de tous les collaborateurs de l’ancien régime politique, interdiction pour la presse capitaliste d’« empoisonner les âmes et [d’]inciter au meurtre »… L’écrivain en appela même à la dictature du prolétariat. Formule assez singulière sous la plume d’un libertaire — en plus d’être équivoque et désormais illisible, XXe siècle oblige.
Qu’est-ce à dire ? Dans son ouvrage La Lutte des classes en France, Marx l’avait définie « comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classe en général ». En d’autres termes : comme une étape, temporaire mais néanmoins indispensable, où le pouvoir étatique appartiendrait aux travailleurs organisés afin de mener à bien le renversement de la bourgeoisie capitaliste et d’assurer, in fine, l’avènement du communisme, c’est-à-dire d’une société sans classes (3). Engels ajoutait pour sa part : « Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. » Une position réfutée par Bakounine dans plusieurs de ses textes : le pouvoir d’État étant ce qu’il est, les ouvriers deviendront sans tarder, fussent-ils dotés des meilleures intentions, des oligarques et des instruments de la réaction — aucun groupe, même transitoire, ne doit s’accaparer le pouvoir puisque ce dernier, avançait l’anarchiste russe, doit être purement et simplement détruit, et l’État avec lui.
Une motion fut déposée par Mühsam le 28 février afin de proclamer la République des Conseils de Bavière : la proposition fut rejetée à 234 voix contre 70, jugeant le projet par trop prématuré (un avis partagé par Gustav Landauer, militant, penseur et ami du poète). Une foule ouvrière se pressa au bas des locaux et contesta la décision du Congrès. « On sentait dans la population une grosse fermentation. L’idée d’une République des Conseils était populaire jusque dans les milieux ouvriers de la droite socialiste », estimait Mühsam. Les travailleurs d’Augsbour se mirent d’ailleurs en grève et réclamèrent son avènement. « L’idée que le souhait le plus brûlant du prolétariat était sur le point de s’accomplir fit battre mon cœur. » Si les militants communistes continuaient de désapprouver la mise en place d’un tel régime, à leurs yeux trop précoce et hâtive (et difficilement compatible, au regard de la présence anarchiste des meneurs, avec l’orthodoxie du Parti communiste…), Landauer finit par se rallier à Mühsam et tous deux furent chargés de rédiger un manifeste visant à annoncer la constitution d’un nouveau gouvernement — Mühsam tenait impérativement à y intégrer des communistes et militait pour la création d’une Armée rouge afin de défendre le nouveau pouvoir contre tous les ennemis du peuple. La République des Conseils de Bavière fut donc proclamée le 7 avril 1919, avec à sa tête le dramaturge libertaire Ernst Toller, âgé de 26 ans. Gustav Landauer fut nommé commissaire à l’Instruction publique et Mühsam, qui ne tenait pas à occuper un poste de premier plan, fut chargé, dans le cadre des Affaires étrangères, des relations avec la Russie et la Hongrie (Mühsam n’avait jamais aimé la position de chef : les trônes servent seulement à être renversés — même s’il justifia la nécessité des capitaines de navire comme des présidents de séance lors des réunions).
Adolf Hitler raconta plus tard dans Mein Kampf qu’il échafaudait alors « des plans sans nombre » pour prendre une part active à la vie politique de son temps. « La mort d’Eisner, commenta le futur leader nazi, ne fit qu’accélérer l’évolution et conduisit finalement à la dictature des soviets, pour mieux dire, à une souveraineté passagère des Juifs, ce qui avait été originairement le but des promoteurs de la révolution et l’idéal dont ils se berçaient. » La République fut brève : six jours. Pas un de plus. Toller décréta tout de go grand nombre de mesures : occupation des banques, création d’un tribunal révolutionnaire, désarmement des forces de police et des bourgeois, répartition des logements. Par communiqués, Mühsam appela à l’unité du prolétariat, regrettant les dissensions avec les communistes et rappelant que les décisions devaient se prendre de bas en haut. Confusion et amateurisme se disputèrent la sincérité de ces militants que rien n’avait préparé à endosser l’habit de responsables politiques. Le journaliste libertaire Roland Lewin écrivit en 1968 : « Certaines initiatives furent excellentes. D’autres manquèrent de réalisme. Malgré la bonne volonté de ses protagonistes, la République bavaroise des Conseils ne reposait pas sur des bases solides. » Toller admit, avec le recul : « L’insuffisance de ses chefs, l’opposition du Parti communiste, la discorde qui règne parmi les socialistes, la désorganisation de l’administration, la pénurie croissante de vivres, le désarroi des soldats, tous ces éléments vont contribuer à provoquer sa chute. » Et Mühsam d’entériner : il reconnut une décennie plus tard que les communistes avaient eu raison de les mettre en garde contre le caractère précipité de la République conseilliste (tout en maintenant qu’ils eurent tort de ne pas les soutenir dans les pires moments) et que les profondeurs du pays n’étaient pas encore prêtes à accueillir un projet d’une telle ambition…
Six jours seulement, donc. Mühsam fut arrêté le 13 avril, à 4 heures du matin, par les hommes de main de Johannes Hoffmann, l’ancien ministre de la Culture du gouvernement de Kurt Eisner. La République des Conseils passa subitement dans les mains des communistes — d’où l’appellation usuelle de « Deuxième République des Conseils » — et, avec l’aval de Lénine, afficha ouvertement ses ambitions : prolonger la révolution bolchevik commencée en Russie, un an et demi plus tôt. Landauer rompit sans attendre avec la direction, au regard de leur ligne autoritaire et centralisatrice. Hoffmann fit envoyer les Corps francs pour écraser l’insurrection bolchevik : Munich vit s’opposer, armes à la main, les combattants de l’Armée rouge bavaroise et les troupes militaires. Chaos et confusion. Assassinats d’otages et pillages. Le mouvement révolutionnaire fut définitivement anéanti au début du mois de mai… « Rien que mort, rien que meurtre. […] C’est la révolution que j’ai accueillie avec des cris d’enthousiasme. Après six mois, un torrent de sang. Cela m’horrifie », constata Mühsam derrière les barreaux. On retrouva le corps lynché de Gustav Landaueur et Mühsam fut condamné, pour « haute trahison », à quinze années de détention. Son épouse, Zenzl de son prénom, écrivit dans sa correspondance : « Notre poète, lui, ne perdra pas courage, il a une âme si pure, aucune prison, aucun supplice ne pourra lui ôter sa foi en l’homme, il continuera à croire que, grâce à la force de son amour, il pourra ouvrir la voie de la paix et du bonheur à toute l’humanité. »
Entre anarchisme et communisme
Où donc Mühsam se situait-il vraiment ? Il importe de s’arrêter sur les influences philosophiques et politiques revendiquées par l’écrivain. Max Stirner, à son jeune âge — sans doute le « bohémien » qu’il rêvait d’être percevait dans l’hystérie égocentrique de L’Unique et sa propriété matière à cultiver son altérité douloureuse et réfractaire… Puis Proudhon, l’anarchiste mutualiste et fédéraliste. Bakounine, le rédacteur de Dieu et l’État et l’ardent défenseur du sous-prolétariat (Mühsam affirma un jour qu’il vivait en lui — Camus eut plus tard une formule similaire). Kropotkine, le théoricien communiste libertaire de L’Entraide, un facteur de l’évolution. À qui l’on pourrait ajouter Gustav Landauer, qui, en plus d’être un intime, fut pour lui une véritable source d’inspiration — Landauer prônait, pour le dire en deux mots, un anarchisme communautaire et fédéraliste, sans complaisance pour la violence et hostile au messianisme marxiste comme à l’idéologie du Progrès. Mühsam évolua donc d’un individualisme anarchisant à un socialisme libertaire et communiste enraciné dans les rapports et les conflits de classes. De l’ego aux égaux ; du Moi stirnerien au nous des Conseils ouvriers. Le poète se présentait volontiers comme un militant à la fois anarchiste et communiste. Oxymore ? Contradiction ? Non point : Mühsam ne fut pas le seul (4) à concilier ces deux termes qu’il est désormais courant d’opposer, conflits historiques obligent.
Rappelons s’il en est besoin que le communisme est antérieur au « marxisme » : ainsi d’un Étienne Cabet qui écrivit Comment je suis communiste huit années avant le Manifeste du parti communiste afin d’exposer les objectifs de cette doctrine — le « bonheur des hommes » (on chercherait d’ailleurs en vain le nom de Marx à la lecture de l’ouvrage Histoire du communisme, ou réfutation historique des socialistes, publié par l’économiste Alfred Sudre en 1848 (5)). De quelle façon Mühsam définissait-il l’anarchisme ? L’axiome ne souffre d’aucune ambiguïté : « La liberté de chacun par la liberté de tous. » La liberté n’est pas un trésor que l’on conserve pour soi, d’un silence jaloux, préservé des yeux alentour ; elle n’existe qu’à condition d’être partagée. L’émancipation individuelle s’entend dans une perspective collective et globale : on ne saurait vivre libre si d’autres végètent dans les fers. L’anarchisme qu’il promeut tourne explicitement le dos à la frange individualiste de cette tradition philosophique et politique : Mühsam n’oppose pas la société à l’individu et, contrairement à certains préceptes drapés de noir, n’encense pas seulement les subjectivités sécessionnistes ou recluses : les hommes font société et celle-ci s’affranchit à mesure que les individus qui la composent se défont de leurs entraves. Chaque être dépend d’une totalité, chaque humain est la pièce d’un ensemble qu’il ne peut nier — ni atome hors-sol, ni « monade isolée et refermée sur elle-même », aurait dit Marx. Mühsam se portait en faux contre qui concevait la liberté comme « isolement », comme « naufrage dans un espace socialement vide ». Il renvoya dos à dos les partisans du tout-collectif et du tout-individu : la vérité se niche entre les extrêmes, dans ce gris obstiné qui se rit du noir comme du blanc et cherche, entre les strates, les replis et les nœuds, la teinte la plus juste, la lumière la plus précise, celles qui seules restituent la difficile densité de l’humain. Tout comme il rejeta l’antinomie classique entre liberté et égalité : les libéraux veulent la liberté sans se soucier de l’égalité et de l’intérêt général, générant l’injustice et les privilèges ; les collectivistes grossiers veulent l’égalité sans se soucier des libertés individuelles, générant la tyrannie — le poète dépassa dialectiquement l’apparent dilemme : la liberté de chacun s’obtient par l’égalité de tous (ne voir qu’un arbre dans une forêt n’a pas plus de sens, expliquait-il, que de ne voir qu’une forêt sans les arbres qui la constituent).
Mühsam, qui, les premiers temps de son incarcération, s’inscrivit au Parti communiste allemand (il en fut membre cinq semaines seulement), était un communiste méfiant à l’endroit du marxisme : s’il caressait avec l’auteur du Capital l’espoir d’une société sans classes, débarrassée du mode de production capitaliste et des institutions étatiques, il le tenait pour un « économiste abstrait et un tempérament non révolutionnaire » — contrairement à Bakounine. Marx, même s’il n’hésitait pas à célébrer la clairvoyance de certaines de ses analyses, avait à ses yeux pensé trop schématiquement, sans prise réelle avec les travailleurs. Mais Mühsam se méfiait plus encore de ses disciples et du courant qu’il fonda à son corps défendant (Marx, on le sait, refusait l’appellation « marxiste ») : l’écrivain fustigea le « marxisme fanatique » et l’esprit religieux de tous ceux, dévots et despotes, qui se réclamaient d’une proposition politique devenue dogme et profession de foi. Son discours « La liberté comme principe social », radiodiffusé en 1929, fit entendre que « leurs théories [à Marx, Engels et Lénine] s’épuisent en analyses économiques des formes de production existantes » et négligent, par là même, la question de la liberté. Dans une étude interdite par le gouvernement allemand en 1932, Vers une Société libérée de l’État, il mit en garde contre le « monde irréel des concepts » et la divinisation de l’Histoire — une pique à l’endroit des marxistes, à qui il reprochait leur focalisation sur l’économie et le peu de cas qu’ils faisaient des valeurs (la morale, l’intégrité et la probité étaient, pour Mühsam, des éléments incontournables de la lutte socialiste — les moyens sont en soi des fins).
Le rapport que Mühsam entretint avec Lénine révèle en partie son ancrage duel : il perçut le bolchevisme comme un pont entre les deux frères ennemis que furent Marx, l’autoritaire, et Bakounine, le libertaire (6). Les premières années de la Révolution russe l’émerveillèrent, au point d’évoquer « l’étoile scintillante de nos espoirs et le phare qui nous indiquait la voie de l’avenir ». Le rêve tant attendu prenait enfin forme humaine, sous l’apparence d’une poignée d’hommes déterminés à s’emparer du pouvoir pour le rendre ensuite au peuple, jusqu’alors humilié, meurtri et opprimé par tant de siècles d’absolutisme et de misère. Mühsam vit dans Lénine un homme de pensée et d’action, un révolutionnaire qui prenait son temps à bras le corps — mieux, une incarnation du génie russe. L’avenir manque toujours à sa parole : il trahit les attentes et laisse, face contre sol, remords et illusions — Lénine, devenu président du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, consolida le pouvoir qu’il avait pris et renforça la puissance étatique dont il avait naguère juré, dans L’État et la Révolution, la destruction. Le massacre des marins de Kronstadt, dont Trotsky fut l’un des fomentateurs, apparut à Mühsam comme un crime sans nom. Mais pas seulement : l’autoritarisme bolchevik, la rigueur doctrinale du Parti, son mépris pour l’autonomie ukrainienne, le cynisme de Lénine, sa brutalité à l’endroit des opposants, pourtant révolutionnaires, et les exactions de la Tchéka lui prouvèrent, avec le recul, « la justesse de la théorie anarchiste ». À l’occasion du dixième anniversaire de la révolution d’Octobre, il adressa un texte à la presse russe afin d’exiger la libération immédiate des prisonniers politiques — anarchistes, syndicalistes, « gauchistes », opposants de gauche — détenus par le régime soviétique. Mais demeuraient sous les cendres quelques éclats amers, quelques élans éteints : la mémoire est cruelle au cœur qui a aimé : Mühsam ne put que pleurer la mort de Lénine et salua « sa grande œuvre » dans un poème en forme de requiem.
L’État ? Mühsam lui déniait le droit de représenter et d’incarner la société. L’État n’est pas le peuple, pas plus qu’il n’est un collectif humain : il personnifie « l’exploitation du travail social par une minorité parasitaire ». Son essence même suppose l’oppression et la domination. « Parler d’un État de classes, c’est parler de pluie mouillée », avançait-il ailleurs, fidèle à la tradition anarchiste et marxiste. D’où son appel à fonder une fédération républicaine de communautés, structurées autour de Conseils ouvriers et paysans et reliées entre elles de la base au sommet — communautés qui fonctionneraient sur le principe de l’autogestion (le travail ne devra plus être imposé de l’extérieur et par en haut mais discuté, pensé et organisé par l’ensemble des travailleurs égaux entre eux). Cette volonté d’agir de l’intérieur, sans mécanismes autoritaires, constitue l’un des fils rouges de sa pensée : l’homme peut et doit s’assumer comme un être souverain. Une autonomie qu’il refusait d’assimiler à de l’égoïsme — l’indépendance individuelle n’est effective que si elle vise le bien commun. En découlent également son rejet des religions instituées (en ce qu’elles régentent les esprits et les âmes sans légitimité démocratique aucune — le Dieu unique constitue, avec l’État, l’un des pôles de sujétion), sa critique du patriarcat (et, par là même, son soutien explicite aux luttes féministes : « Aucune femme n’appartient à un homme ») et des partis politiques (qu’il assimilait à des machines à fabriquer des automates). Enfin, et à rebours d’un certain nombre de formations révolutionnaires (souvent marxistes), Mühsam percevait dans la paysannerie une source d’émancipation : ceux qui travaillent la terre connaissent déjà le goût, et le prix qu’il en coûte, de l’indépendance et de la liberté.
Vers un front uni
Bavière, novembre 1923. Adolf Hitler, devenu dirigeant d’un parti qui se réclamait à la fois du nationalisme et du socialisme, le NSDAP, tenta de renverser, les armes à la main et à la tête d’environ deux mille hommes, le pouvoir en place. Le putsch échoua, laissant une quinzaine de nazis à terre, et le gouvernement condamna le futur Führer à cinq années de détention pour « haute trahison » — soit dix années de moins que Mühsam. Le NSDAP fut interdit dans la foulée et Hitler dicta son célèbre ouvrage, Mein Kampf, dans la prison de Landsberg. Mühsam, de sa cellule, s’inquiétait de la progression de ceux qu’il nommait « les croix-gammistes ». Le fascisme, italien puis allemand, lui apparut comme « une nouveauté effroyable » dont il ne fallait pourtant pas nier le caractère populaire. « L’affaire est terriblement sérieuse. Si l’action réussit, personne ne peut prédire à quelles conséquences elle mènera », prophétisait-il dès 1922. Et si Mühsam fit des fascistes, ou « nationaux-racistes », ses ennemis absolus, il refusa d’occulter leur dimension révolutionnaire et leur courage : eux aussi luttaient, bien que de façon abjecte, contre l’escroquerie de la démocratie bourgeoise, libérale et parlementaire. Rouerie de l’Histoire : il dut sa libération à celui qui, dix ans plus tard, causa sa mort… Mühsam n’effectua que cinq années de prison et fut relâché en décembre 1924 dans le cadre d’une amnistie plus large, qui concernait Adolf Hitler… Il s’installa avec sa compagne à Berlin puis intervint, aux côtés du Secours rouge d’Allemagne (une structure liée au KPD, le Parti communiste), afin de venir en aide aux prisonniers politiques tout en militant pour unir, en un même front, les différentes formations communistes et anarchistes — ce qui lui valut d’être exclu d’une fédération libertaire, la FKAD. Il devint membre de l’organisation anarcho-syndicaliste Union libre des travailleurs allemands et partagea désormais son temps entre conférences, théâtre et journalisme.
Mühsam dénonça publiquement la foudroyante ascension du nazisme : 2,6 % des suffrages aux élections législatives de 1928, 18,3 % deux années plus tard et 37,4 % en 1932. L’Allemagne, instable, humiliée par le traité de Versailles et ébranlée par le krach boursier de 1929, comptait alors six millions de chômeurs. Combats de rues spontanés et raids organisés éclaboussaient les rues des grandes villes, entre sympathisants révolutionnaires et membres des Sections d’assaut. Les actions sociales des nazis parvenaient à séduire toujours plus de travailleurs et de nécessiteux. La direction du Parti communiste, alignée sur les directives staliniennes, fit ouvertement de la social-démocratie allemande, accusée de trahir la classe ouvrière par ses complicités capitalistes et coupable d’avoir sur les mains le sang de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, son principal adversaire et renvoya dos à dos le « fascisme » du pouvoir républicain à celui du NDSAP — refusant dès lors de s’allier avec les « sociaux-traîtres » du SPD pour tenter de faire barrage au nazisme montant. En 1931, Trotsky, alors en exil, tonna contre la stratégie des instances dirigeantes communistes : « Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il vous reste peu de temps ! » Le nouveau journal d’Erich Mühsam, Fanal, fut interdit la même année et la presse nationale-socialiste l’accusa, à la fin de l’année 1932, d’être responsable de l’exécution d’otages lors de la Révolution — accusation sans fondement puisque Mühsam était déjà sous les verrous lorsqu’ils furent abattus par des révolutionnaires (sans compter qu’il avait vivement condamné leur geste). Deux mois plus tard brûlait, nous l’avons lu, le palais du Reichstag.
Camp de concentration d’Oranienburg, 1934. On l’a battu. Et encore battu. Mühsam est assis sur une chaise. Presque sourd à force d’avoir été frappé. Ses lunettes ont été cassées, ses dents brisées et sa barbe rasée. Le visage est rouge, tuméfié. Les yeux injectés de sang. Zenzl trouve son mari « terriblement meurtri ». Il avait voulu partir, fuir cette Allemagne qui reniait certains de ses fils, s’exiler avant qu’il ne fût trop tard. « Les porcs », crache-t-il. Il avait acheté un billet pour Prague — au moins y parle-t-on l’allemand, s’était-il dit… Le départ avait été fixé au 28 février ; date à laquelle on l’arrêta. Zenzl entend Erich lui souffler : « Tu sais, je n’ai pas peur de mourir, mais cet assassinat à feu doux, c’est ce qui est épouvantable. » Un détenu, Peter Cornelius de son pseudonyme, témoignera plus tard : Erich Mühsam resta digne jusqu’au bout. Défiant ses bourreaux. Jurant que « nous serons victorieux et marcherons vers la liberté et le socialisme ». Refusant de creuser sa propre tombe avec la pelle qu’un nazi lui tendit. « Il était un modèle pour nous tous », confiera Cornelius. Sa femme rapportera dans l’une de ses lettres que lorsqu’un nazi lui demanda combien de temps il comptait encore traîner sur terre, il répondit : « Encore très longtemps. » Un autre témoignage : on le somma de chanter l’hymne officiel nazi, le Horst-Wessel-Lied — il refusa et fut roué de coups jusqu’à perdre connaissance. Quelques heures plus tard, la nuit tombée, il entonna L’Internationale — il fut de nouveau roué de coups. Un autre témoignage, encore : un singe, échappé d’un cirque itinérant, était parvenu à pénétrer à l’intérieur de l’un des trois camps dans lequel Mühsam fut détenu ; le poète se prit d’affection pour l’animal et les gardes décidèrent de l’abattre sous ses yeux. Un de ses codétenus fera savoir, dans une revue publiée par La Ligue des droits de l’homme, que des nazis lui cassèrent les pouces et lui crachèrent dans la bouche. On retrouve le corps de celui qui répétait qu’il ne se suiciderait jamais pendu dans les latrines du camp, le 10 juillet au matin. Pendu avec une corde à linge. Macabre mise en scène des nationalistes.
Son épouse relatera dans sa correspondance : « Je l’ai vu mort, mes chers, il était si beau, aucune peur sur son visage, ses mains étaient si belles, je leur ai donné un baiser d’adieu, elles étaient si froides. » Ultime cruauté de ce siècle : Zenzl Mühsam quittera l’Allemagne pour se réfugier à Moscou : accusée de complicités trotskystes, le régime stalinien l’arrêtera, la déportera et la maintiendra en détention huit années durant. »
1. Chiffres du centre Robert Schuman : environ 20 millions de morts (dont 9,7 pour les militaires) et 21 millions de blessés.
2. 400, selon l’historien Jacques Benoist-Méchin, dans son ouvrage Histoire de l’armée allemande, 1937-1939.
3. Ce qui conduira Daniel Bensaïd à écrire : « Cette dictature n’a donc rien d’un pouvoir arbitraire despotique. Elle n’est que l’exercice du pouvoir constituant inaliénable d’un peuple souverain. » Marx, Zones, 2009, p. 95.
4. Emma Goldman, Alexandre Berkman, Errico Malatesta, Carlo Cafiero, Nestor Makhno ou, plus récemment, Georges Fontenis et Daniel Guérin s’en revendiquèrent également
5. L’auteur, anticommuniste féroce, se référa notamment à Owen, Cabet, Proudhon et Louis Blanc.
6. Daniel Guérin dira, dans son ouvrage À la recherche d’un communisme libertaire :
« L’anarchisme est inséparable du marxisme. Les opposer, c’est poser un faux problème. Leur querelle est une querelle de famille. Je vois en eux des frères jumeaux entraînés dans une dispute aberrante qui en a fait des frères ennemis. […] Les ponts ont été coupés entre les deux frères. Ces ponts, je crois que la tâche des vrais socialistes de notre temps devrait être de les rétablir. »
- SOURCE : BALLAST
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