La guerre et la construction de l'État en tant que crime organisé
> Publié in Le Partage - Critique socio-écologique radicale.
« Tandis qu’une intervention militaro-policière est en cours à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui a débuté aux alentours de 3h du matin ce lundi 9 avril 2018, il nous semble opportun de republier cette très bonne analyse du sociologue états-unien Charles Tilly, qui nous rappelle que l’État est une forme d’organisation sociale (ou antisociale, c’est selon) née de la violence et de la guerre, et qui utilise la violence et la guerre pour continuer à s’imposer — ce qui est tout aussi vrai des premières formes d’État que des États soi-disant « démocratiques » actuels. »
Présentation de l’auteur :
Il y a presque dix ans mourait Charles Tilly. Cet historien américain et sociologue du fait politique formé à Harvard et Oxford avait développé une vaste réflexion, nourrie de l’analyse quantitative de nombreux documents historiques et de la comparaison entre les différents pays européens.
Son œuvre prolifique de plus de 50 livres porte sur divers sujets : archéologie de l’État (Contrainte et capital dans la formation de l’Europe 990–1990), sociologie historique et ethnographie de l’action collective (Politique(s) du conflit : De la grève à la révolution ou encore La France conteste, de 1600 à nos jours), travail (Work Under Capitalism), réflexions sur les interactions sociales (Why ? ; Credit and Blame ; Democracy), sociologie historique des villes (« La violence collective dans une perspective européenne » ; Cities and the Rise of States in Europe, A.D. 1000 to 1800).
De cette œuvre prolifique dont vous pouvez trouver quelques extraits disponibles en français et en ligne (voir : « La violence collective dans une perspective européenne », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 novembre 2012, URL : http://journals.openedition.org/traces/4919 ; Charles Tilly, « Comment les empires touchent à leur fin », Labyrinthe [En ligne], 35 | 2010 (2), mis en ligne le 27 juillet 2012, URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/4077) nous avons retenu l’article de 1985 qui ouvrait la voie à son livre majeur, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe 990–1990 (1990).
Intitulé « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organisé », le texte qui suit énonce certainement la thèse la plus célèbre de Tilly : l’État-nation s’est construit sur le racket des populations, en ce qu’il produit à la fois le danger et la protection, payante, contre celui-ci.
Tilly vient confirmer l’intuition de Norbert Elias (Dynamique de l’Occident) selon laquelle la compétition entre seigneurs locaux pour l’exercice du pouvoir a entraîné la monopolisation des moyens d’exercer la violence, en même temps qu’un processus de civilisation, c’est-à-dire l’élaboration de nouvelles structures et normes sociales, comme conséquence de la confiscation de la violence légitime d’une part, et des résistances à cette coercition d’autre part.
De la myriade de petits seigneurs voisins se battant pour le contrôle de territoires et donc de ressource émerge un « marché » de la domination où le capital (économique et militaire) s’est concentré en un petit nombre de mains. Les mêmes comportements prédateurs entraînent des puissances de plus en plus gigantesques – car elles ont phagocyté les petites unités politiques précédentes et les ont agrégées – dans des guerres qui prennent de plus en plus d’ampleur, jusqu’à aboutir aux guerres continentales du XIXe siècle et mondiales du XXe.
À l’origine de la construction des États, il y a bien la même pulsion qu’on trouve chez des bandes de pillards, des pirates… Dont Tilly nous rappelle d’ailleurs la longue proximité avec les souverains « légitimes ». La convoitise, la cupidité, l’orgueil…
Au fur et à mesure de cette agrégation de territoires et de populations sous la coupe de moins en moins contestée des gouvernants, on voit se bâtir tout l’édifice de coercition des États. Des impôts qui deviennent réguliers, pour payer une armée qui se professionnalise, une administration vouée à remplacer les alliances avec les petits notables locaux afin de mieux collecter les impôts, une industrie subventionnée par les impôts afin de renforcer l’armée qui permettra de mieux lever les impôts…
Chaque État a mené, dans des proportions conditionnées par sa situation historique, géographique et sociale, ces activités fondamentales :
– Conduite de la guerre : tournée vers l’extérieur, elle vise à éliminer les rivaux situés hors du territoire, afin de maintenir le monopole de la domination sur celui-ci.
– Formation de l’État : élimination des rivaux intérieurs, pour le même objectif. Cela passe par la répression, les exécutions, mais aussi les alliances avec des clients.
– Protection : comme toute mafia, l’État justifie son existence par la protection de ses clients (les sujets, mais aussi les clients de certaines castes qui peuvent tirer un bénéfice privilégié du monopole d’ État) contre les menaces extérieures, qu’il participe lui-même à exacerber en menant des guerres.
– Prélèvement : acquisition des moyens de mener à bien les trois premières activités (impôts).
Les travaux de Tilly s’ajoutent à tous ceux qui ont analysé le processus de « civilisation » et son corollaire étatique. Ils font à ma connaissance consensus dans le monde de la science politique, ce qui ne suffit visiblement pas à faire de tous les chercheurs en sciences sociales des anarchistes.
Charles Tilly a en tout cas fourni des démonstrations solidement étayées qui nous permettent de dresser le bilan de la civilisation industrielle, de révéler ses fondements, et d’analyser ce qu’on observe aujourd’hui dans les pays où les Européens ont violemment importé leur modèle étatique (mais il faudra lire la fin de l’article pour voir ce que Tilly en dit).
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en tant que crime organisé
Si le racket en échange de protection représente la forme la plus manifeste du crime organisé, alors la guerre et l’État — quintessence de ce type de racket avec l’avantage de la légitimité — apparaissent comme les plus grands exemples de crime organisé. Sans taxer tous les généraux et hommes d’État de meurtriers ou de voleurs, je veux souligner la valeur de cette analogie. Au moins pour ce qui concerne l’histoire européenne de ces derniers siècles, dépeindre ceux qui font les guerres et ceux qui font les États comme des entrepreneurs coercitifs et égoïstes correspond beaucoup plus aux faits que les principales représentations alternatives : l’idée d’un contrat social, l’idée d’un marché ouvert sur lequel les agents des armées et des États offrent des services à des consommateurs bien disposés, l’idée d’une société dont les normes et les attentes partagées appellent un certain type de gouvernement.
Les réflexions qui suivent illustrent simplement, à partir de quelques siècles d’histoire européenne, l’analogie de la guerre et de la construction de l’État avec le crime organisé et tentent d’offrir des arguments relatifs aux principes de changement et de variation qui sous- tendent cette histoire. Mes réflexions sont liées à des préoccupations contemporaines : inquiétudes face au caractère de plus en plus destructeur de la guerre, au rôle croissant des grandes puissances dans la fourniture d’armes et d’organisation militaire aux pays pauvres, et à l’importance grandissante des élites militaires dans ces pays. Elles sont motivées par l’espoir qu’une bonne compréhension de l’expérience européenne nous aidera à saisir ce qui se passe aujourd’hui dans notre monde, et peut-être même à pouvoir agir sur lui.
Le Tiers-Monde au XXe siècle ne ressemble guère à l’Europe du XVIe ou du XVIIe siècle. Il faut se garder de prédire l’avenir des pays du Tiers-Monde simplement à partir du passé des pays européens. Cependant, une exploration réfléchie de l’expérience européenne nous sera utile. Elle montrera que l’exploitation coercitive a joué un grand rôle dans la création des États européens. Elle montrera aussi que la résistance populaire à l’exploitation coercitive a forcé les prétendants au pouvoir à accorder une protection et à mettre des limites à leur propre action. Elle nous aidera ainsi à éliminer les comparaisons implicites fallacieuses entre le Tiers-Monde d’aujourd’hui et l’Europe d’hier. Cette clarification permettra de comprendre précisément en quoi le monde d’aujourd’hui est différent de celui du passé — et donc ce qu’il nous faut encore expliquer. Cela pourrait même aider à comprendre la présence actuelle, et menaçante, de l’organisation et de l’action militaires partout dans le monde. Mais même si j’en serais ravi, je ne peux garantir un aussi beau résultat.
Cet article s’intéresse donc à la place que tiennent les moyens organisés de violence dans le développement et le changement de ces formes singulières de gouvernement que nous appelons États-nations : des organisations différenciées, relativement centralisées, dont les fonctionnaires revendiquent avec plus ou moins de succès le contrôle des principaux moyens concentrés de contrainte sur une population dans un territoire vaste et continu. Cette analyse s’appuie sur un travail historique portant sur la formation des États-nations en Europe occidentale et notamment sur le développement de l’État français depuis le début du XVIIe siècle. Mais elle s’en distingue par un parti pris plus théorique. L’analyse présentée ici n’apporte que peu d’illustrations et de preuves dignes de ce nom.
Comme on refait, après quelques jours sur la route, son sac à dos rempli à la hâte — en jetant les déchets, en rangeant les choses par ordre d’importance, en équilibrant la charge — j’ai réaménagé mon bagage théorique pour l’ascension à venir. Ce nouvel équipement ne fera ses preuves qu’à la prochaine étape. L’analyse ainsi rafraîchie insiste sur l’interdépendance entre la guerre et la construction de l’État ainsi que sur l’analogie entre ces deux processus et ce que, quand le succès et l’échelle sont moindres, nous appelons crime organisé. J’affirmerai ici que la guerre fait les États. Je montrerai également que le banditisme, la piraterie, les rivalités territoriales entre bandes, la police et la guerre s’inscrivent sur un même continuum. J’exposerai enfin que, dans la période historique circonscrite au cours de laquelle les États-nations sont devenus les organisations dominantes dans les pays occidentaux, le capitalisme marchand et la construction étatique se sont mutuellement renforcés.
Une protection à double tranchant
Dans le vocabulaire américain contemporain, le mot « protection » comporte deux connotations contrastées. La première est rassurante, l’autre inquiétante. Dans un sens, « protection » renvoie à l’image d’un abri contre le danger, fourni par un ami puissant, d’une large police d’assurance, ou d’un toit solide. Dans l’autre, le mot évoque le racket, qui consiste, pour un homme puissant dans une localité, à obliger les commerçants à payer un tribut pour qu’il les protège de dégâts que lui-même menace de causer. Bien entendu, la différence est une question de degré : un prêtre qui agite la menace de l’enfer et de la damnation sera susceptible de recueillir les contributions de ses paroissiens seulement dans la mesure où ces derniers croient à ses prédictions de punition pour les infidèles ; un gangster de quartier pourrait bien être, comme il l’affirme, la meilleure garantie d’une maison close contre l’interférence de la police.
L’idée que l’on aura du mot « protection » dépend principalement de l’estimation que l’on fait de la réalité et de l’extériorité de la menace. Celui qui produit à la fois le danger et la défense, payante, contre celui-ci, est un racketteur. Celui qui fournit une protection nécessaire mais ne maîtrise guère l’apparition du danger a tous les traits d’un protecteur légitime, surtout si son tarif n’est pas plus élevé que celui de ses concurrents. Celui qui apporte une défense fiable et à bas prix tant contre les racketteurs locaux que contre les brigands de l’extérieur produit la meilleure offre de toutes. Les défenseurs de gouvernements particuliers et du gouvernement en général font communément valoir, précisément, que les gouvernements offrent une protection contre la violence intérieure et extérieure. Ils affirment que les prix qu’ils appliquent couvrent à peine les coûts de cette protection. Ils qualifient ceux qui se plaignent de ces prix d’anarchistes, de subversifs, ou des deux à la fois.
Mais considérons qu’un racketteur est celui qui crée une menace et fait ensuite payer pour s’en protéger. Selon cette définition, la fourniture de protection par les gouvernements apparaît souvent comme du racket. Dans la mesure où les menaces contre lesquelles un gouvernement donné protège ses citoyens sont imaginaires ou sont la conséquence de ses propres activités, ce gouvernement a organisé un racket en échange de protection. Puisque les gouvernements eux-mêmes simulent, stimulent ou même fabriquent des menaces de guerres extérieures et puisque les activités répressives et extractives des gouvernements constituent souvent les plus grandes menaces pour les moyens d’existence de leurs propres citoyens, de nombreux gouvernements opèrent exactement comme des racketteurs. À cette différence près, bien entendu, que les racketteurs, au sens conventionnel du terme, agissent sans disposer du caractère sacré des gouvernements.
Comment les gouvernements racketteurs eux-mêmes acquièrent-ils de l’autorité ? Au plan des faits et de la morale, c’est l’une des plus vieilles interrogations de l’analyse politique. Néanmoins, en remontant jusqu’à Machiavel et Hobbes, les observateurs politiques ont reconnu que, quoiqu’ils fassent d’autre, les gouvernements organisent et, autant que possible, monopolisent la violence. Peu importe qu’on conçoive la violence dans une acception étroite (dommages sur les personnes et les biens) ou plus large (violation des désirs et des intérêts des gens). Quel que soit le critère, les gouvernements se distinguent des autres organisations par leur tendance à monopoliser les moyens concentrés de contrainte. La distinction entre force « légitime » et « illégitime », en outre, ne change rien à ce fait. Si la légitimité dépend de la conformité à un principe abstrait ou de l’assentiment des gouvernés (ou des deux à la fois), ces conditions peuvent servir à justifier, peut-être même à expliquer, la tendance à la monopolisation de la force ; elles ne contredisent pas le fait.
Dans tous les cas, l’approche agréablement cynique de la légitimité que propose Arthur Stinchcombe est beaucoup plus féconde pour l’analyse politique. Selon Stinchcombe, la légitimité dépend assez peu de principes abstraits ou de l’assentiment des gouvernés : « La personne sur laquelle le pouvoir est exercé ne compte en général pas autant que d’autres détenteurs du pouvoir [1]. » La légitimité est la probabilité que d’autres autorités vont agir pour confirmer les décisions d’une autorité donnée. D’autres autorités, ajouterais-je, sont bien plus susceptibles de confirmer les décisions d’une autorité contestée si celle-ci contrôle une force substantielle. C’est non seulement la crainte de représailles, mais aussi le désir de maintenir un environnement stable, qui poussent à suivre cette règle générale — une règle qui souligne l’importance du monopole de la force par l’autorité. La tendance à monopoliser les moyens de contrainte fait que la revendication d’un gouvernement d’apporter une protection, dans l’un ou l’autre sens du mot, rassurant ou inquiétant, sera plus crédible et qu’il sera plus difficile d’y résister.
La reconnaissance claire de la place centrale de la force dans l’activité d’un gouvernement n’oblige pas à considérer que l’autorité gouvernementale repose « seulement » ou « en dernière instance » sur la menace de la violence. Elle n’implique pas non plus que le seul service que rend un gouvernement est la protection. Même quand l’usage de la force par un gouvernement impose un coût important, certains peuvent décider que les autres services fournis par le gouvernement compensent les coûts de l’accès au monopole de la violence. Reconnaître la centralité de la force, c’est ouvrir la voie à une compréhension du développement et des changements des formes gouvernementales.
Voici un aperçu de l’idée générale : la poursuite de la guerre par les détenteurs du pouvoir les a entraînés, bon gré ou mal gré, afin de pouvoir faire la guerre, à prélever des ressources sur les populations qu’ils dirigeaient et à encourager l’accumulation du capital chez ceux qui pouvaient les aider à emprunter et à acheter. L’interaction de la guerre, du prélèvement de ressources et de l’accumulation du capital a influé sur la construction de l’État européen. Les détenteurs du pouvoir ne se sont pas livrés à ces trois activités capitales avec l’intention de créer des États-nations — des organisations politiques étendues, autonomes, différenciées et centralisées. La plupart du temps, ils n’avaient pas non plus prévu que la guerre, le prélèvement de ressources et l’accumulation du capital feraient émerger des États-nations.
En fait, les individus qui contrôlaient les États européens et les États en construction faisaient la guerre afin de freiner ou de dominer leurs concurrents et de profiter des avantages du pouvoir sur un territoire aux frontières sûrement établies ou encore plus étendues. Pour accroître l’efficacité de la guerre, ils ont essayé de trouver plus de capital. À court terme, ils pouvaient acquérir ce capital par la conquête, en vendant leurs avoirs ou bien en contraignant ou en dépossédant ceux qui accumulaient du capital. Sur le long terme, cette quête les a inévitablement amenés à établir une relation régulière avec des capitalistes susceptibles de leur apporter des crédits. Ils ont dû aussi imposer une forme de taxation régulière des personnes et des activités à l’intérieur des territoires sur lesquels ils exerçaient leur autorité. Au cours de ce processus, ceux qui ont édifié les États ont développé un intérêt durable pour l’organisation de l’accumulation du capital. Les différences dans la difficulté pour collecter les impôts, dans les coûts des forces armées utilisées, dans l’importance des guerres à mener pour repousser les concurrents, expliquent les principales variations dans la forme des États européens. Mais tout a commencé, pour les détenteurs de pouvoir, par la tentative de monopoliser les moyens de contrainte à l’intérieur d’un territoire délimité.
Violence et gouvernement
Qu’est-ce qui distinguait la violence exercée par les États de la violence exercée par n’importe qui d’autre ? Sur le long terme, suffisamment d’éléments pour rendre crédible la distinction entre force « légitime » et « illégitime ». Au final, les agents étatiques ont exercé la violence sur une échelle plus grande, plus efficacement, plus amplement, avec un assentiment plus large des populations assujetties et avec la collaboration plus facile des autorités voisines que ne pouvaient le faire les agents d’autres organisations. Mais il a fallu beaucoup de temps pour que ces distinctions soient établies. Au début du processus de construction étatique, plusieurs groupes avaient le droit de recourir à la violence, ou l’habitude d’en faire usage pour parvenir à leurs fins, ou les deux à la fois. Le continuum allait des pirates et des bandits jusqu’aux rois, en passant par les collecteurs d’impôts, les détenteurs de pouvoirs régionaux et les soldats professionnels.
La frontière mouvante et incertaine entre la violence « légitime » et « illégitime » est apparue dans les cercles supérieurs du pouvoir. Au début du processus de construction étatique, de nombreux groupes avaient le droit de recourir à la violence ou la capacité d’y recourir, ou les deux à la fois. La longue relation d’amour-haine entre ceux qui aspiraient à la construction de l’État et les bandits et pirates illustre cette division. « Derrière la piraterie en mer, c’était des villes et des cités-États qui agissaient » écrit Fernand Braudel à propos du XVIe siècle. « Derrière le banditisme, cette piraterie terrestre, on trouve un soutien permanent de la part des seigneurs [2]. » En périodes de guerre, en effet, les dirigeants d’États constitués recouraient fréquemment aux services de corsaires, envoyaient des mercenaires à l’assaut de leurs ennemis et encourageaient leurs armées régulières à prélever des butins. Il était attendu des soldats et marins au service du roi qu’ils « se servent » chez les populations civiles : réquisitions, viols, pillages. Une fois démobilisés, ils poursuivaient généralement ces pratiques, mais sans la même protection de la part du roi ; les navires démobilisés devenaient ainsi des vaisseaux pirates, les troupes démobilisées des bandits.
Le mécanisme inverse fonctionnait également : les rois pouvaient parfois recruter leurs meilleurs partisans armés parmi les hors-la-loi. La reconversion de Robin des Bois parmi les archers du roi est peut-être un mythe, mais ce mythe renvoie à une pratique réelle. La distinction entre violence « légitime » et « illégitime » ne s’est que très lentement clarifiée, au cours du processus qui a vu les forces armées étatiques devenir relativement unifiées et permanentes. Jusqu’à ce moment, comme le montre Braudel, les cités maritimes et les seigneurs offraient couramment une protection, ou même un financement, aux flibustiers. De nombreux seigneurs, qui ne prétendaient pas au trône, ont réussi à conserver le droit de lever des troupes et de maintenir leurs propres groupes armés. Sans se concilier certains de ces seigneurs et leurs armées, aucun roi ne pouvait livrer une guerre. En même temps, les seigneurs armés constituaient pour le roi des rivaux et des adversaires, des alliés potentiels pour ses ennemis. C’est pourquoi, avant le XVIIe siècle, les régences produisaient infailliblement des guerres civiles. Pour la même raison, le désarmement des puissants figurait en bonne place dans les projets de tout prétendant à la constitution d’un État.
Les Tudor, par exemple, ont mis en œuvre ce projet à travers presque toute l’Angleterre. « Le plus grand triomphe des Tudor, écrit Lawrence Stone, est d’avoir finalement réussi à affirmer le monopole royal sur la violence tant publique que privée, une réalisation qui a profondément transformé non seulement la nature de la vie politique mais aussi la qualité de la vie quotidienne. Le changement ainsi intervenu dans les habitudes anglaises ne peut être comparé qu’à celui de l’étape suivante, accompli au XIXe siècle, quand le développement d’une force de police a finalement consolidé le monopole et l’a rendu effectif dans les plus grandes villes comme dans les plus petits villages [3]. » La démilitarisation des grands seigneurs par les Tudor s’est doublée de quatre objectifs complémentaires : éliminer leurs bandes armées personnelles, raser leurs forteresses, maîtriser leur habitude de recourir à la violence pour le règlement de tout litige, décourager la coopération de leurs vassaux. Dans les Marches d’Angleterre et d’Ecosse, la tâche fut plus délicate, dans la mesure où les Percy et les Dacre, qui conservaient des châteaux et des armées le long de la frontière, menaçaient la Couronne mais constituaient en même temps un barrage contre les envahisseurs écossais. Mais même ceux-ci sont finalement entrés dans le rang.
En France, Richelieu a commencé la grande entreprise de désarmement dans les années 1620. Sur son conseil, Louis XIII a systématiquement détruit les châteaux des grands seigneurs rebelles, protestants comme catholiques, contre lesquels ses troupes menaient incessamment bataille. Il a commencé à condamner les duels, la détention d’armes et l’entretien d’armées privées. Vers la fin de la décennie, Richelieu affirmait le monopole royal de la force comme une doctrine. Il a fallu encore un demi-siècle pour que cette doctrine soit effectivement appliquée.
« Une fois de plus, les affrontements de la Fronde ont vu l’intervention d’armées rassemblées par les « grands » du royaume. Seule la dernière régence, après la mort de Louis XIV, n’a pas donné lieu à des soulèvements armés. À cette date en effet, les principes de Richelieu étaient devenus réalité […]. Partout, la destruction des châteaux, le coût élevé de l’artillerie, l’attirance pour la vie à la cour et la domestication de la noblesse qu’elle impliqua, ont joué un rôle dans ce processus [4]. »
Vers la fin du XVIIIe siècle, dans la plus grande partie de l’Europe, les monarques contrôlaient des forces militaires permanentes et professionnelles qui pouvaient rivaliser avec celles de leurs voisins et surpassaient largement toute autre organisation armée à l’intérieur de leurs territoires respectifs. Le monopole étatique de la violence à une grande échelle passait de la théorie à la réalité.
L’élimination des rivaux locaux posait cependant un sérieux problème. Au-delà de l’échelle d’une petite cité-État, aucun monarque ne pouvait gouverner une population au moyen de sa seule force armée, pas plus qu’il ne pouvait se permettre de créer un corps de professionnels suffisamment étendu et puissant pour faire le lien entre lui-même et le citoyen ordinaire. Jusqu’à une période assez récente, aucun gouvernement européen n’avait réussi à parachever complètement l’articulation entre le sommet et la base de la société, comme avait pu le faire la Chine impériale, par exempl. Même l’Empire romain ne s’en était pas approché. D’une manière ou d’une autre, tous les gouvernements européens avant la Révolution française s’appuyaient sur une régulation indirecte par l’intermédiaire de notables locaux. Les notables (junkers, juges de paix, seigneurs) collaboraient avec le gouvernement sans pour autant en devenir des fonctionnaires au sens strict. Ils avaient accès aux forces soutenues par le gouvernement et exerçaient un pouvoir largement discrétionnaire au sein de leurs propres territoires. En même temps, ces notables étaient des rivaux potentiels, des alliés possibles pour les populations rebelles.
Finalement, les gouvernements européens ont réussi à moins dépendre de ce type de régulation indirecte grâce à deux stratégies, coûteuses mais efficaces : a) en étendant la présence de leurs propres fonctionnaires jusqu’aux communautés locales ; b) en encourageant la création de forces de police subordonnées au gouvernement plutôt qu’à des « patrons » individuels. Ces forces étaient distinctes des forces armées spécialisées dans la guerre et donc moins susceptibles d’être instrumentalisées par des notables dissidents. Entre-temps, cependant, ceux qui ont édifié le pouvoir national ont tous suivi une stratégie composite, consistant à éliminer, asservir, diviser, conquérir, gratifier, acheter, etc., les notables et les seigneurs, selon les occasions qui se présentaient. L’achat prenait la forme d’exonérations d’impôts, de créations d’offices honorifiques, de l’établissement de titres sur la trésorerie nationale et d’une variété de dispositifs qui faisaient dépendre la prospérité des notables du maintien de la structure de pouvoir existante. Sur le long terme, tout cela a conduit à une pacification massive et à une monopolisation des moyens de contrainte.
La protection comme commerce
Rétrospectivement, la pacification, la cooptation, ou l’élimination des fractions rivales du souverain apparaissent comme une entreprise impressionnante, noble et consciente, destinée à apporter la paix à un peuple. Pourtant, ces processus sont le produit presque inéluctable de la logique d’expansion du pouvoir. Si un détenteur de pouvoir venait à tirer avantage de la fourniture de protection, ses concurrents devaient céder. Comme l’a montré il y a vingt-cinq ans l’historien de l’économie Frederic Lane, les gouvernements prennent part au commerce qui consiste à vendre de la protection, que le peuple le veuille ou non. Selon Lane, l’activité même de production et de contrôle de la violence a favorisé le monopole, parce que la concurrence dans ce domaine conduisait généralement à une augmentation des coûts plutôt qu’à leur réduction. La production de violence, suggère-t-il, a bénéficié dans cette situation d’importantes économies d’échelle.
À partir de là, Lane distingue : a) le profit du monopole — ou « tribut » (tribute) — revenant aux détenteurs des moyens de production de la violence et résultant de la différence entre les coûts de production et les prix imposés aux « consommateurs » ; b) le bénéfice découlant de la « location de protection » (protection rent), revenant, lui, à ces consommateurs — par exemple des marchands — qui obtenaient une protection efficace contre leurs concurrents extérieurs. Lane, historien remarquablement attentif de Venise, prend spécifiquement en compte le cas d’un gouvernement qui rend la location de protection profitable pour ses marchands en attaquant délibérément leurs concurrents. Dans leur adaptation de l’analyse de Lane, Edward Ames et Richard Rapp substituent au « tribut » de Lane le terme approprié d’« extorsion ». Dans ce modèle, la prédation, la coercition, la piraterie, le banditisme et le racket ont des points communs avec leurs honnêtes cousins du gouvernement responsable.
Le modèle de Lane fonctionne de la manière suivante. Si un prince peut créer une force armée suffisante afin de repousser ses ennemis extérieurs et de contenir ses sujets, pour cinquante millions de livres, mais s’il peut en même temps prélever à ces fins soixante-quinze millions de livres de taxes, il réalise un profit de vingt-cinq millions de livres. Si les dix livres de taxes payées par un marchand sujet de ce prince lui assurent un accès aux marchés mondiaux pour moins cher que les quinze livres payées par ses concurrents étrangers à leurs princes respectifs, ce marchand a également, grâce à la protection de son prince, gagné cinq livres, qui constituent un bénéfice tiré de la location de protection. Il n’y a qu’une différence d’échelle et de degré entre ce raisonnement et celui qui s’applique aux criminels exerçant la violence et à leurs clients. Le racket dans le domaine de la gestion de la force de travail (quand, par exemple, un armateur limite les risques de problèmes avec les dockers par des versements réguliers au patron du syndicat local) fonctionne exactement selon les mêmes principes : le patron du syndicat réalise un profit en dissuadant les dockers de faire grève, tandis que l’armateur évite les grèves et le retard que les dockers pourraient ainsi provoquer.
Lane souligne les différents comportements qu’on peut attendre des dirigeants d’un gouvernement fournisseur de protection, selon que ce gouvernement appartient : a) à l’ensemble des citoyens ; b) à un seul monarque poursuivant son propre intérêt ; c) aux dirigeants eux-mêmes.
Si le gouvernement appartient réellement à l’ensemble des citoyens — ô lointain idéal ! — on peut s’attendre à ce que les dirigeants minimisent les coûts et le profit de la protection, maximisant ainsi le bénéfice tiré de la location de protection. Un monarque unique, poursuivant son propre intérêt, voudra maximiser le profit, établir les coûts en fonction de cet objectif ; il sera indifférent au niveau du bénéfice de la location. Si le gouvernement appartient aux dirigeants, ces derniers vont s’efforcer de maintenir des coûts élevés en maximisant leurs propres rémunérations, et de maximiser le profit par rapport à ces coûts en imposant à leurs sujets des prix élevés, tout en restant également indifférents au niveau du bénéfice de location. Le premier modèle s’apparente à la démocratie jeffersonienne, le second à un despotisme étroit et le troisième à une junte militaire.
Lane n’évoque pas une quatrième catégorie évidente de détenteurs du pouvoir : une classe dominante. S’il l’avait fait, son analyse aurait produit d’intéressants critères empiriques pour évaluer la revendication d’un gouvernement à être « relativement autonome » ou strictement subordonné aux intérêts d’une classe dominante. Vraisemblablement, un gouvernement subordonné tendrait à maximiser les profits du monopole — le bénéfice pour la classe dominante résultant de la différence entre les coûts de la protection et les recettes perçues en échange de celle-ci — ainsi qu’à orienter les bénéfices de la location de protection en fonction des intérêts économiques de la classe dominante. Un gouvernement autonome, au contraire, tendrait à maximiser les rémunérations des dirigeants (ainsi que sa propre taille) et serait indifférent au bénéfice de location. L’analyse de Lane suggère immédiatement des propositions nouvelles et des moyens empiriques pour les tester.
Lane fait également l’hypothèse que la logique de la situation a produit quatre étapes successives dans l’histoire générale du capitalisme : a) une période d’anarchie et de pillages ; b) une étape au cours de laquelle ceux qui faisaient des profits ont attiré les consommateurs et ont établi leur monopole en luttant pour créer des États puissants et exclusifs ; c) une étape qui voit les marchands et les seigneurs terriens commencer à tirer plus d’avantages de la protection louée que les gouvernements qui la produisent ne réalisent de profits ; d) une période (assez récente) pendant laquelle les évolutions technologiques deviennent pour les entrepreneurs une source de profits plus importante que la location de protection.
Dans leur histoire économique du monde occidental, Douglass North et Robert Paul Thomas font des étapes b) et c) — pendant lesquelles les constructeurs d’État ont créé leurs monopoles de la force et établi des droits de propriété permettant aux individus de capter la plupart des bénéfices issus de la croissance générée par leurs propres innovations — le moment pivot d’une croissance économique durable. À ce moment, les avantages de la protection sont beaucoup plus importants que le profit de ceux qui la produisent. Si l’on constate en outre que les droits de propriété protégés sont principalement ceux du capital et que le développement du capitalisme a aussi facilité l’accumulation des ressources nécessaires pour faire fonctionner des États de grande ampleur, l’extension de l’analyse de Lane fournit un bon aperçu de la coïncidence entre la guerre, la construction étatique et l’accumulation du capital.
Malheureusement, Lane n’exploite pas complètement ses propres résultats. En voulant maintenir son analyse rigoureusement dans le cadre de l’approche néo-classique de l’organisation industrielle, Lane appréhende la protection de manière restreinte. Il considère en effet tous ceux qui payent des impôts comme des « consommateurs » du « service » fourni par les gouvernements — producteurs de protection. Il écarte l’idée d’une vente contrainte en insistant sur le fait que le « consommateur » avait toujours le choix de ne pas payer et d’assumer les conséquences de ce non-paiement. Il minimise les problèmes liés à la nature de bien collectif de la protection (notamment les problèmes qui regardent la possibilité pour ce bien d’être divisé). Enfin, il néglige délibérément la distinction entre les coûts de production des moyens de contrainte en général et les coûts liés au fait de fournir aux « consommateurs » une protection grâce aux moyens de contrainte. Les idées de Lane étouffent dans le cadre néo-classique alors qu’elles prennent tout leur souffle en dehors. Toutefois, dans ou hors de ce cadre, ces idées ont bel et bien ramené l’analyse économique du gouvernement vers les activités principales que les vrais gouvernements ont poursuivies historiquement : la guerre, la répression, la protection, la prise de décision.
Plus récemment, Richard Bean a appliqué une logique similaire à l’émergence des États européens aux XVe et XVIe siècles. Il fait état d’économies d’échelle dans la production d’une force efficace, contrebalancées par des économies d’échelle dans le commandement et la direction. Il montre par exemple que l’amélioration de l’artillerie au XVe siècle (les canons ont rendu les petits forts médiévaux beaucoup plus vulnérables face à une force organisée) a modifié la courbe des économies et des économies, rendant plus avantageux pour leurs chefs d’avoir des armées plus grandes, permanentes, et des gouvernements centralisés. Ainsi, selon Bean, les innovations militaires ont favorisé la création d’États-nations vastes, coûteux, et bien armés.
L’Histoire parle
La synthèse de Bean ne peut être considérée comme un examen historique minutieux. En pratique, le changement qui a affecté les sièges d’artillerie des cités fortifiées ont eu lieu seulement aux XVIe et XVIIe siècles. L’artillerie s’est certes améliorée au XVe siècle, mais l’invention de nouvelles fortifications, en particulier la trace italienne [5], a rapidement limité l’avantage qu’elle pouvait procurer. L’invention d’une artillerie efficace a été trop tardive pour avoir été la cause de l’augmentation de la taille minimale des États (même si le coût accru des fortifications pour se défendre contre l’artillerie a donné un avantage aux États qui avaient de larges bases fiscales).
Il n’est pas non plus évident que les changements intervenus dans la guerre terrestre aient eu l’influence destructrice que Bean leur attribue. L’importance accrue de l’armement naval, qui s’est imposé simultanément, aurait aussi pu donner l’avantage à des petites puissances maritimes comme la République néerlandaise. De plus, bien que beaucoup de cités-États et autres petites organisations étatiques disparaissent dès avant le début du XVIIe siècle, absorbées dans des unités politiques plus grandes, des événements tels que le fractionnement de l’Empire des Habsbourg et des invariants comme la persistance des grands États faiblement structurés (par exemple la Pologne et la Russie) infirment l’hypothèse de la nécessité d’un agrandissement territorial des États lié aux techniques de la guerre. En bref, l’explication proposée par Bean est historiquement contestable.
Débarrassée de son déterminisme technologique, l’analyse de Bean fournit pourtant un complément utile à celle de Lane. En effet, les différentes techniques militaires ont des coûts très divers, ce qui explique les différences substantielles entre les États en ce qui concerne leur capacité à contrôler leurs opposants, qu’ils soient internes ou externes. Après le début du XVe siècle, la constitution en Europe d’organisations militaires plus grandes, plus permanentes et plus coûteuses a conduit à augmenter spectaculairement les budgets, les prélèvements et le nombre des personnes employées par les monarques. Aux environs du début du XVIe siècle, les princes qui réussissaient à instaurer des organisations militaires coûteuses étaient capables de conquérir de nouveaux territoires.
Le mot « territoire » ne doit pas nous égarer. Jusqu’au XVIIIe siècle, les principales puissances étaient des États maritimes ; l’armement naval demeurait déterminant pour la position internationale des États. Considérons les puissances hégémoniques successives à l’intérieur du monde capitaliste : Venise et son empire, Gênes et son empire, Anvers et l’Espagne, Amsterdam et la Hollande, Londres et l’Angleterre, New York et les États-Unis. Bien que la Prusse-Brandebourg constitue en partie une exception, c’est seulement à notre époque que des États essentiellement terrestres, comme la Russie et la Chine, ont acquis des positions prépondérantes dans le système mondial. La guerre navale n’était en aucun cas la seule raison de l’orientation vers la mer. Avant la fin du XIXe siècle, le transport terrestre était si cher partout en Europe qu’aucun pays ne pouvait se permettre de fournir en grain et autres biens fondamentaux une armée ou une grande ville sans avoir un système de transport maritime. Les dirigeants nourrissaient les principaux centres de l’intérieur des terres (par exemple Berlin et Madrid) avec difficulté et à un coût très élevé pour les arrière-pays. L’efficacité exceptionnelle des voies d’eau des Pays-Bas a indubitablement donné aux Néerlandais des avantages certains, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix.
L’accès à la mer était également important pour une autre raison. Les principales métropoles étaient toutes des ports importants, des grands centres de commerce, et d’extraordinaires mobilisateurs de capital. Le capital et le commerce servaient tous deux les buts des dirigeants ambitieux. Par un chemin détourné, cette observation nous ramène aux arguments de Lane et Bean. Sachant que tous deux écrivaient en historiens de l’économie, la plus grande faiblesse de leurs analyses est surprenante : ils sous-estiment l’importance de l’accumulation du capital au profit de l’expansion militaire. Jan de Vries décrit ainsi cette dernière, à propos de la période qui suit le début du XVIIe siècle :
« En regardant vers le passé, on ne peut qu’être frappé par la relation apparemment symbiotique existant entre l’État, le pouvoir militaire et l’efficacité de l’économie privée à l’époque de l’absolutisme. Derrière chaque dynastie qui a réussi, il y avait des rangs entiers de riches familles de banquiers. L’accès à ces ressources détenues par la bourgeoisie s’est révélé crucial pour la formation de l’État et pour les politiques centralisatrices. Les princes avaient aussi besoin d’un accès indirect aux ressources agricoles, qui pouvaient être mobilisées seulement quand la production agricole augmentait et qu’un pouvoir administratif efficace était en place pour faire respecter leurs exigences. Mais les relations de causalité fonctionnent également dans le sens opposé : les activités de formation de l’État et de construction de l’Empire, ajoutées à la tendance afférente à une concentration de la population urbaine et de la dépense publique, donnaient des opportunités uniques et inestimables à l’économie privée de réaliser des économies d’échelle. Ces dernières affectaient occasionnellement la production industrielle mais avaient surtout un impact positif sur le développement du commerce et de la finance. De surcroît, la pression pure et simple de la fiscalité mise en place par le gouvernement central a fait plus qu’aucune autre force économique pour canaliser la production paysanne vers le marché et, ainsi, augmenter les opportunités de création et de spécialisation économique [6]. »
Cette « relation symbiotique » ne vaut pas seulement pour la période qui suit le début du XVIIe siècle. Il suffit pour s’en convaincre de prendre le cas précoce de la France : les dépenses et les recettes royales y ont considérablement augmenté de 1517 à 1785, avec des taux de croissance très importants au XVIe siècle. Après 1550, les guerres de religion civiles firent échouer le travail d’expansion internationale que François 1er avait commencé au début du siècle. Mais, à partir des années 1620, Louis XIII puis Louis XIV (assurément aidés par Richelieu, Mazarin, Colbert et d’autres de ces « magiciens » faiseurs d’État) poursuivent la tâche avec ardeur. « Comme toujours, commente V. G. Kiernan, la guerre avait tous les intérêts d’un point de vue politique et tous les désavantages financiers [7]. »
Les grands capitalistes ont joué un rôle crucial dans les circuits financiers de l’État : comme sources principales du crédit royal (particulièrement le crédit à court terme) et comme principaux contractants dans l’activité risquée, mais lucrative, de la collecte des impôts royaux. Pour cette raison, il est utile de noter que :
« La dette nationale a commencé d’exister sous le règne de François 1er. À la suite de la perte de Milan, clé de l’Italie septentrionale, le 15 septembre 1522, François 1er emprunta deux cent mille francs […] à un taux de 12,5 % aux marchands de Paris, afin d’intensifier la guerre contre Charles V. Géré par le conseil municipal, ce prêt inaugurait la célèbre série d’obligations fondées sur les revenus du capital et connu sur le nom de « rentes sur l’Hôtel de Ville [8]« . »
À partir de 1595, la dette nationale avait atteint trois cents millions de francs. En dépit des banqueroutes gouvernementales, des manipulations monétaires et de l’augmentation monumentale des impôts, à la mort de Louis XIV, en 1715, l’emprunt de guerre avait crû jusqu’à trois milliards de francs, l’équivalent d’environ dix-huit ans de recettes royales [9]. La guerre, l’appareil d’État, la fiscalité, et l’emprunt avançaient à la même cadence soutenue.
Bien que la France fût précoce, elle n’était pas du tout isolée. « Même davantage que dans le cas de la France, rapporte la toujours utile Earl J. Hamilton, la dette nationale de l’Angleterre provenait des grandes guerres et avait augmenté avec elles […]. La dette commença en 1689, avec le régime de Guillaume et Marie. Selon les mots d’Adam Smith, « l’origine de l’énorme dette actuelle de la Grande-Bretagne est à situer durant la guerre qui commença en 1688 et se termina par le traité de Ryswick en 1697 [10]« . »
Hamilton, il est vrai, cite le mercantiliste Charles Davenant, qui se plaignait en 1698 que le niveau élevé des taux d’intérêt entretenu par la nécessité dans laquelle se trouvait le gouvernement d’emprunter gênait les mouvements du commerce anglais. La plainte de Davenant suggère cependant que l’Angleterre était déjà en train d’entrer dans la troisième étape des relations entre l’État et le capital, telle que la définit Frederic Lane — c’est-à-dire quand les marchands et les propriétaires terriens reçoivent une part plus grande des bénéfices de la protection que ceux qui pourvoient à la protection. Jusqu’au XVIe siècle, les Anglais attendaient de leurs rois qu’ils vivent des revenus de leurs biens propres et qu’ils ne lèvent des impôts qu’en cas de guerre. G.R. Elton date la grande innovation des Actes de subventions (subsidies bills) de Henry VIII, rédigés par Thomas Cromwell, en 1534 et en 1540 [11]. Comme auparavant, la guerre fournissait le stimulus principal aux augmentations du niveau de la pression fiscale autant que de celui de la dette. La dette et les impôts ont rarement décliné, en raison de ce que A.T. Peacock et J. Wiseman appellent un « effet de déplacement » (et que d’autres nomment parfois un « effet de cliquet »). Quand, durant la guerre, les recettes et les dépenses publiques augmentaient abruptement, elles n’étaient pas diminuées avec le retour de la paix.
Il est vrai que la Grande-Bretagne avait le double avantage de moins reposer sur des forces terrestres onéreuses que ses rivaux du continent européen et de retirer une plus grande part de ses recettes d’impôts des droits de douanes et des contributions indirectes — des taxes qui étaient, en dépit de l’évasion fiscale, significativement moins coûteuses à collecter que les taxes foncières, les impôts sur la propriété et les impôts par capitation. Pourtant, en Angleterre comme ailleurs, la dette et les impôts augmentèrent énormément à partir du XVIIe siècle. Ils s’élevèrent principalement du fait du coût grandissant de la conduite de la guerre.
Que font les États ?
Il doit maintenant être clair que l’analyse que Lane propose de la protection ne permet pas de distinguer les différents usages de la violence contrôlée par l’État. Sous la notion générale de violence organisée, les agents de l’État exécutent de manière caractéristique quatre activités différentes : a) la conduite de la guerre (éliminer et neutraliser leurs propres rivaux à l’extérieur des territoires sur lesquels ils ont une priorité continue et claire en tant que détenteurs de la force) ; b) la formation de l’État (éliminer ou neutraliser leurs rivaux à l’intérieur de ces territoires) ; c) la protection (éliminer ou neutraliser les ennemis de leurs clients) ; d) le prélèvement (acquérir les moyens de mener à bien les trois premières activités : la guerre, la construction de l’État et la protection).
La troisième activité correspond à la protection telle qu’elle est analysée par Lane, mais les trois autres impliquent aussi l’application de la force. Elles se recoupent de manière incomplète et à différents degrés (par exemple, la guerre contre les rivaux commerciaux de la bourgeoisie locale offre une protection à cette même bourgeoisie). Dans la mesure où une population est divisée en classes antagonistes et où l’État favorise, au moins partiellement, une classe ou une autre, la formation de l’État limite de fait la protection à certaines classes.
La guerre, la formation de l’État, la protection et le prélèvement de ressources prennent chacun des formes multiples. Le prélèvement, par exemple, va du pillage illégal jusqu’à la fiscalité bureaucratisée en passant par le tribut régulier. Tous les quatre dépendent pourtant de la tendance de l’État à monopoliser les moyens concentrés de coercition. Dans la perspective de ceux qui dominent l’État, chacune de ces activités — si elle est mise en œuvre effectivement — renforce généralement les autres. Ainsi, un État qui éradique avec succès ses rivaux internes renforce sa capacité à prélever des ressources, à faire la guerre et à protéger ses principaux soutiens. Dans l’Europe ancienne, au sens large, ces soutiens étaient typiquement des propriétaires terriens, des vassaux armés du monarque et des hommes d’Église.
Chacune des principales utilisations de la violence produit des formes caractéristiques d’organisation. La guerre donnait des armées, des forces maritimes et des services d’intendance. La construction de l’État donnait des instruments durables de surveillance et de contrôle à l’intérieur du territoire. La protection reposait sur l’organisation de la guerre et sur la structuration de l’État, mais elle ajoutait à cela un appareil auquel les protégés demandaient la protection qui leur était due — notamment par le biais des cours et des assemblées représentatives. Le prélèvement donnait vie à des structures fiscales et comptables. L’organisation et le déploiement de la violence eux-mêmes sont pour beaucoup à l’origine de la structure caractéristique des États européens.
La règle générale semble avoir été la suivante : plus l’activité était coûteuse, toutes choses égales par ailleurs, plus la structure organisationnelle était importante. Dans la mesure, par exemple, où un gouvernement donné investissait dans de grandes armées permanentes — un moyen coûteux, sinon efficace, de faire la guerre —, la bureaucratie créée pour servir l’armée était probablement vouée à devenir volumineuse. De plus, un gouvernement qui mettait sur pied une armée permanente tout en contrôlant une petite population était vraisemblablement voué à engager des frais importants, et donc à construire une structure encore plus lourde, que le gouvernement d’un pays plus peuplé. La Prusse-Brandebourg en a été l’exemple classique. L’effort prussien pour mettre sur pied une armée qui pourrait rivaliser avec ses grandes concurrentes du continent européen engendra une structure immense ; cet effort militarisa et bureaucratisa la plus grande partie de la vie sociale allemande.
Dans le cas du prélèvement, plus l’ensemble des ressources est limité et moins l’économie est commercialisée, toutes choses égales par ailleurs, plus le travail de prélèvement des ressources pour soutenir la guerre et les autres activités gouvernementales est difficile. C’est ce qui explique l’extension de l’appareil fiscal français. L’Angleterre illustre la proposition inverse, à savoir que d’importantes ressources commercialisées aboutissent à un appareil fiscal relativement restreint. Comme l’a démontré Gabriel Ardant, le choix de la stratégie fiscale a probablement fait la différence. Dans l’ensemble, les impôts fonciers étaient coûteux à collecter, comparés aux taxes sur le commerce, en particulier celles sur les grands flux de marchandise, qui étaient relativement faciles à contrôler. Sa position à cheval sur la Baltique donna par exemple au Danemark une opportunité extraordinaire pour tirer profit des revenus douaniers.
En ce qui concerne la formation de l’État (au sens restreint d’élimination ou de neutralisation des rivaux locaux de ceux qui contrôlaient l’État), un territoire peuplé par des grands propriétaires fonciers ou par des groupes religieux distincts imposait généralement des coûts plus élevés de conquête qu’un territoire fragmenté ou doté d’une culture homogène. Cette fois, la Suède, avec son appareil de contrôle relativement petit mais efficace, illustre cette relation.
Enfin, le coût de la protection (au sens d’élimination ou de neutralisation des ennemis des clients de ceux qui font l’État) augmentait plus vite que la population. L’effort du Portugal et de ses marchands fournit à ce propos un cas d’école : l’effort de protection était inefficace, mais aboutissait néanmoins à la constitution d’une structure étatique massive.
Ainsi, la taille même du gouvernement variait directement en fonction de l’effort dévolu au prélèvement, à la formation de l’État, à la protection, et, en particulier à l’effort de guerre, mais en fonction inverse de la commercialisation de l’économie. De plus, l’importance relative des différentes structures gouvernementales variait avec les ratios coût/ressources du prélèvement, de la formation de l’État, de la protection et de la guerre. On observe en Espagne une hypertrophie de la cour et des cours du fait de siècles d’efforts pour soumettre des ennemis intérieurs, alors que l’on est étonné de voir comment, en Hollande, l’appareil fiscal s’accroît faiblement, avec pourtant des impôts élevés, dans le cadre d’une économie riche et commerçante.
Il est clair que la guerre, le prélèvement des ressources, la fabrication de l’État et la protection étaient nettement interdépendants. Selon une séquence idéale-typique, un grand seigneur faisait la guerre efficacement pour devenir dominant sur un territoire important ; la conduite de la guerre conduisait à un prélèvement accru de moyens guerriers — hommes, armes, nourriture, logement, transport, approvisionnement et/ou argent pour les acheter — sur la population du territoire. La mise en place d’une capacité guerrière augmentait de la même façon que la capacité à prélever. L’activité même du prélèvement, si elle était menée à bien, se substituait à l’élimination, à la neutralisation ou à la cooptation des rivaux locaux du grand seigneur. Ce processus conduisait à la mise en place de l’État, avec l’organisation de structures pour collecter les impôts, des forces de police, de la Cour et des organismes de financement étatique. Dans une moindre mesure, la guerre participait à la formation de l’État de manière similaire, par l’instauration d’une organisation militaire : des armée permanentes, des industries de guerre, des bureaucraties et (plus tard) des écoles se développèrent en même temps que l’appareil étatique. Toutes ces structures contrôlaient des rivaux et des opposants potentiels. Au cours de la guerre, du prélèvement des ressources et de la construction de l’appareil d’État, les dirigeants des États contractaient des alliances avec des classes sociales spécifiques. Les membres de ces classes prêtaient des biens, fournissaient des services techniques ou aidaient à assurer la bienveillance du reste de la population, tout en cherchant à se protéger de leurs propres rivaux et ennemis. En conséquence de ces multiples choix stratégiques, un appareil d’État distinct croissait à l’intérieur de chaque partie importante de l’Europe.
Comment les États se sont formés
Cette analyse, si elle est correcte, a deux implications fortes pour le développement des États nationaux. Premièrement, la résistance populaire à la guerre faisait une différence. Quand des gens ordinaires résistaient vigoureusement, les autorités faisaient des concessions : garanties des droits, institutions représentatives, cours d’appel. Ces concessions, à leur tour, influençaient les étapes successives de la conduite de la guerre et de la fabrication de l’État. Les alliances avec des fractions de la classe dirigeante augmentèrent de beaucoup les effets de l’action populaire : la large mobilisation de la gentry contre Charles 1er aida à donner à la Révolution anglaise de 1640 un impact bien plus grand sur les institutions politiques qu’aucune des multiples rebellions qui eurent lieu sous la dynastie des Tudor.
Deuxièmement, l’équilibre relatif entre la guerre, la protection, le prélèvement des ressources et la construction de l’État a significativement affecté l’organisation des États. Dans la mesure où la guerre continuait avec, par exemple, un niveau restreint de prélèvement, de protection et de structuration de l’État, les forces militaires en arrivaient à jouer un rôle important et de plus en plus autonome dans la politique nationale. L’Espagne est peut-être le meilleur exemple européen de cette situation. Dans d’autres cas, comme à Venise ou en Hollande, la protection prévalait sur la guerre, le prélèvement et la construction de l’État ; les oligarchies constituées des classes protégées tendaient de ce fait à dominer la politique nationale. Dans d’autres situations encore, la prédominance de la construction de l’État obligeait à privilégier la formation d’une police et d’un appareil de surveillance — les États du Pape illustrent un tel processus.
Avant le XXe siècle, les dispositifs viables étaient relativement restreints. Tout État qui ne parvenait pas à produire un effort de guerre considérable était voué à une disparition probable. Au XXe siècle, il est cependant devenu de plus en plus commun qu’un État prête, donne ou vende à un autre État ses moyens de faire la guerre. Dans ces cas, l’État qui recevait cette aide pouvait produire un effort disproportionné dans les domaines du prélèvement, de la protection et/ou de la construction de l’État, tout en survivant néanmoins. À notre époque, les clients des États-Unis et de l’Union soviétique fournissent de nombreux exemples de ce type de situation.
Le modèle simplifié néglige toutefois les relations externes qui forment chaque État national. Tôt dans le processus, la distinction entre « interne » et « externe » était aussi peu claire que la distinction entre le pouvoir de l’État et le pouvoir qui revenait aux seigneurs alliés à l’État. Plus tard, trois influences s’entrecroisèrent pour insérer chaque État national dans le réseau étatique européen. D’abord, les flux de ressources, notamment sous la forme de prêts et d’approvisionnements destinés à faire la guerre. Ensuite, la compétition entre les États pour l’hégémonie sur les territoires qu’ils se disputaient (compétition qui stimulait la guerre et effaçait temporairement les distinctions entre guerre, État et prélèvement). Enfin, la création intermittente de coalitions d’États qui combinaient temporairement leurs efforts pour forcer un État donné à prendre une certaine forme et à se positionner d’une certaine manière dans le réseau international. La coalition guerrière en est un exemple, mais la coalition de paix jouait un rôle encore plus crucial : à partir de 1648, si ce n’est avant, tous les États européens s’unissaient momentanément à la fin des conflits pour négocier, à propos des frontières ou des dirigeants des États belligérants. Depuis lors, les périodes de réorganisation majeure du système étatique européen ont été celles de règlement des grands conflits guerriers. À l’issue de chaque guerre importante, en général, les États nationaux qui émergeaient étaient moins nombreux qu’ils ne l’étaient au début du conflit.
Guerre et relations internationales
Dans ces circonstances, la guerre est devenue la condition habituelle du système étatique international et le moyen normal de défendre ou de rehausser une position au sein de ce système. Pourquoi la guerre ? Aucune réponse simple ne convient. La guerre comme moyen servait plus d’un objectif. Mais une partie de la réponse renvoie sûrement aux mécanismes centraux de la construction de l’État. La logique même selon laquelle un seigneur local étendait ou défendait le périmètre à l’intérieur duquel il monopolisait les moyens de la violence, et par là même augmentait la rentabilité de son tribut, conduisait à plus grande échelle à la guerre. Dans un tel processus, les rivaux internes et externes se sont d’abord confondus. Seul l’établissement de larges périmètres de contrôle au sein desquels certains grands seigneurs ont mis en échec leurs adversaires a permis de mieux définir la ligne de séparation entre l’intérieur et l’extérieur. George Podelski résume très clairement ce processus concurrentiel :
« La puissance mondiale (global power) […] renforçait les États qui y parvenaient, relativement à toutes les autres organisations, politiques ou non. De plus, les autres États participaient à la compétition pour la puissance mondiale et développaient des formes d’organisation et une force similaires. Ils devinrent ainsi des États-nations – par une réaction de défense, parce qu’ils étaient forcés de prendre en compte la puissance mondiale et de s’y confronter (comme quand la France combattit l’Espagne et, plus tard, la Grande-Bretagne) ou parce qu’ils cherchaient à imiter des modèles qui démontraient leur succès et leur efficacité (comme dans le cas de l’Allemagne qui suivit l’exemple de l’Angleterre pour affirmer sa puissance mondiale, sa Weltmacht) […]. C’est ainsi que, non seulement le Portugal, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et les États-Unis, mais également l’Espagne, la France, l’Allemagne, la Russie et le Japon, devinrent des États-nations. La réponse la plus rapide à la question de savoir pourquoi ces États ont réussi là où la plupart des efforts européens pour construire des États ont échoué est, soit qu’ils étaient des puissances mondiales, soit qu’ils avaient combattu avec succès pour s’imposer sur la scène internationale, ou pour se défendre de ceux qui y étaient en position dominantes [12]. »
Cette logique internationale de la formation de l’État a transféré sur une grande échelle le processus de son extension locale. Si on m’autorise cette distinction fragile entre les processus « internes » et « externes » de création de l’État, alors nous pourrions utiliser, pour décrire l’histoire de la formation de l’État européen, le schéma en trois étapes suivant : a) les succès variables de certains détenteurs du pouvoir dans des combats « extérieurs » établissent la différence entre une arène « interne » et une arène « externe » pour le déploiement de la force ; b) la compétition « externe » provoque la genèse « interne » de l’État ; c) des conventions « externes » entre les États influencent la forme et l’organisation des États particuliers, même des plus puissants.
Dans cette perspective, les organisations certifiant le caractère étatique comme la Société des Nations puis les Nations unies ont simplement étendu le processus européen au monde entier. Qu’elle soit forcée ou volontaire, sanglante ou pacifique, la décolonisation a seulement achevé le processus par lequel les États existants se liguaient pour en créer de nouveaux. L’extension au reste du monde du processus originellement européen de formation de l’État n’a pourtant pas conduit à la création d’États strictement conformes à l’image de ceux de l’Europe. Au sens large, les luttes internes — telles que celles pour le contrôle des grands seigneurs régionaux et l’imposition d’une fiscalité sur les villages paysans — ont produit des systèmes d’organisation relativement spécifiques aux États européens : la subordination relative du pouvoir militaire au contrôle civil, l’extension d’une bureaucratie de contrôle fiscal, la représentation d’intérêts par l’intermédiaire des parlements et des requêtes adressées aux autorités. Les États se sont développés ailleurs de manière différente. L’aspect le plus remarquable de cette différence apparaît dans l’organisation militaire. Les États européens ont construit leurs appareils militaires à travers des luttes menées avec l’aide de leurs populations assujetties et par le biais d’une extension sélective de la protection à différentes classes de ces populations. Les accords sur la protection contraignirent les dirigeants eux-mêmes, en les rendant vulnérables aux cours, aux assemblées, aux retraits de crédits, aux services et à l’expertise.
De façon plus générale, les États nés récemment de la décolonisation — ou de nouvelles attributions de territoires par des États dominants — ont acquis leur organisation militaire de l’extérieur, en dehors de tout processus interne de construction de contraintes mutuelles entre dirigeants et dirigés. Dans la mesure où les États extérieurs continuent à fournir des biens militaires et de l’expertise en échange de biens de consommation, d’alliances militaires ou des deux, les nouveaux États ont hébergé des organisations puissantes, non soumises à la contrainte étatique, qui dominent aisément toutes les autres organisations du territoire. Dans la mesure où les États extérieurs garantissent leurs frontières, les dirigeants des organisations militaires exercent un pouvoir extraordinaire à l’intérieur de celles-ci. Les avantages du pouvoir militaire deviennent énormes, l’incitant à s’emparer du pouvoir d’État tout entier. En dépit de la grande place que la guerre occupait dans la formation des États européens, les vieux États nationaux de l’Europe n’ont presque jamais expérimenté cette grande disproportion entre l’organisation militaire et toutes les autres formes d’organisation, ce qui semble le destin des États clients à travers le monde contemporain. Il y a cent ans de cela, les Européens pouvaient se féliciter de la diffusion du gouvernement civil à travers le monde. Aujourd’hui, l’analogie entre la guerre et la création de l’État, d’un côté, et le crime organisé de l’autre, devient tragiquement juste.
Charles Tilly
(Traduit de l’anglais par Laurent Godmer et Anne-France Taidet)
1. Stinchcombe (A.L.), Constructing Social Theories, New York, Harcourt, Brace & World, 1968, p. 150.
2. Braudel (F.), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1966, tome 2, p. 88–89.
3. Stone (L,), The Crisis of the Aristocracy, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 200.
4. Gerhard (D.), Old Europe: A Study of Continuity , 1000–1800, New York, Academic Press, 1981, p. 124–125.
5. En français dans le texte.
6. Vries (J. de), The Economy of Europe in an Age of Crisis, 1600–1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1976.
7. Kiernan (V.G.), State and Society in Europe, 1550–1650, Oxford, Blackwell, 1980, p. 104. Pour les finances françaises, cf. Guéry (A.), « Les finances de la monarchie française sous l’Ancien Régime », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 33, 1978.
8. Hamilton (E.J.), « Origin and Growth of the National Debt in France and England », in Studi in onore di Gino Luzzato, Milan, Giuffré, 1950, tome 2, p. 254. L’impossibilité pour le gouvernement de payer ces rentes aida à agréger la bourgeoisie parisienne contre la Couronne durant la Fronde, environ douze décennies plus tard.
9. Id., p. 247 et 249.
10. Ibid., p. 254.
11. Elton (G.R.), « Taxation for War and Peace in Early-Tudor England », in Winter, (J.M.), ed., War and Economic Development: Essays in Memory of David joslin, Cambridge, Cambridge University Press, 1975 (« 1540 a scrupuleusement continué la véritable innovation de 1534, en ce sens que des contributions extraordinaires pouvaient être exigées pour d’autres raisons que la guerre », p. 42).
12. Modelski (G.), « The Long Cycle of Global Politics and the Nation State », Comparative Studies in Society and History, 20, 1978.
- SOURCE : Le Partage
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