★ Antimilitarisme et anarchisme
★ Antimilitarisme et anarchisme,
Par Luigi Bertoni (mars 1912).
— La neutralité de notre pays sans doute est garantie par des traités, mais une douloureuse expérience a appris à d’autres peuples que leur valeur est nulle. Notre bon droit, s’il n’était appuyé en même temps par une force armée, serait illusoire, à la merci de toute grande puissance qui envahirait la Suisse.
Avant d’aller plus loin, une première constatation s’impose. La raison d’être de tous les États et de tous les gouvernements, avec police, magistrature, lois, fonctionnaires, armée et le reste, est de maintenir l’ordre, soit d’assurer à chacun ce qui lui est dû en toute justice. Faisons abstraction de toute conception socialiste et plaçons-nous au point de vue bourgeois. Eh bien, comment ne pas comprendre que le premier aveu de tous nos "gens de l’ordre", c’est que leur régime, bien loin d’assurer à chacun la paisible jouissance de ses biens, nous expose continuellement à être écrasés par un plus fort ? Et cela, non seulement en tant qu’individus, mais même et surtout comme collectivités. Plus encore. Lors même que des pactes solennels, qui auraient une valeur indéniable entre privés, stipulent un droit quelconque, ce droit n’a par contre aucune valeur entre les États, ne connaissant pas de morale. Ce n’est pas nous, anarchistes, qui l’affirmons, mais nos propres gouvernants, qui tout en proclamant leurs bonnes intentions et leur honnêteté particulière, affirment ne pouvoir se fier aux gouvernants d’autres pays. Il en résulte qu’entre eux, nos dirigeants se considèrent comme de parfaites canailles, opinion à laquelle ils ne nous font pas moins un crime de souscrire.
Retenons donc que l’État ne saurait avoir la moindre notion de morale et qu’il ne reconnaît d’autre droit que celui pouvant s’appuyer sur des milliers de baïonnettes. Non seulement il légitimera, mais il se glorifiera de tout crime commis à l’égard d’un plus faible. Une diplomatie, qui ne saurait profiter des circonstances pour obtenir des avantages même les moins justifiés, serait jugée inepte. Ainsi les actes qui déshonorent de simples privés, constituent par contre les plus hauts faits des gouvernements de chaque pays.
Mais suivons le raisonnement de nos militaristes suisses.
— Certes, personne ne nous accusera de vouloir la guerre. Ce serait absurde. Nous n’avons pas la moindre revendication territoriale, ni aucune ambition coloniale à faire valoir. La sincérité de nos sentiments pacifiques ne saurait donc être suspectée d’aucune façon. Mais si malgré nous la guerre éclatait, il nous faut une armée pour empêcher nos puissants voisins de venir se battre sur notre territoire. Nos frontières étant gardées par plus de 300.000 hommes, les belligérants hésiteront à les franchir, tandis que le contraire se produirait fatalement si elles restaient entièrement ouvertes. Il en résulte que notre armée est bien une armée purement défensive, dont le but n’est pas de faire la guerre, mais d’empêcher précisément que la Suisse en devienne le théâtre.
Nous ne saurions accepter ce raisonnement, bien qu’il ne soit pas entièrement faux. Tout d’abord, l’existence d’une seule armée admise, du même coup celles de tous les pays du monde peuvent se justifier pleinement. Et l’on devient alors des militaristes plus ou moins enthousiastes, croyant à la nécessité sinon à la beauté des armées, mais toujours des militaristes. Et que reste-t-il ensuite de notre idéalisme internationaliste, socialiste et anarchique ? Rien ou presque rien, en tout cas quelque chose qui compterait beaucoup moins que les chefs d’arme et l’état major de notre armée !
D’autre part, quel internationalisme de pacotille serait le nôtre, si en présence de ce fait monstrueux : la guerre, nous nous préoccupions uniquement des régions où les batailles pourraient se livrer, nous contentant de dire : Allez vous égorger ailleurs !
— Ne redoutez-vous donc pas de devenir Prussien ?
Voilà une objection faite surtout par ceux-là mêmes qui ont tout mis en œuvre pour créer chez nous un régime le plus rapprochant possible du régime prussien. Mais à quoi peuvent bien rimer l’indépendance et la liberté, surtout avec le caractère illusoire qui leur est donné par le système économique bourgeois, en les subordonnant éternellement au fait d’accepter l’esclavage militaire, l’esclavage le plus complet auquel puisse être soumis l’individu ? En effet, le soldat est moins libre que l’homme enfermé dans une prison. Le premier est tenu d’exécuter des ordres que l’on ne songerait même pas à donner au second. L’État ne se reconnaît pas encore le droit de faire tuer un détenu qui n’ait été régulièrement condamné à mort, tandis qu’il dispose sans aucune restriction de la vie de ses soldats.
Serons-nous donc enfermés éternellement dans cette contradiction : pour rester libres, il faut devenir soldats, c’est-à-dire esclaves ?
Il est évident qu’il en sera précisément ainsi aussi longtemps que le principe étatiste triomphera sur le principe anarchiste. Notre abstentionnisme électoral, notre négation du parlementarisme, qui parait, en somme, n’avoir qu’une valeur très relative, en a, en réalité, une très grande. Et la bourgeoisie ne s’est pas trompée en faisant de l’idée anarchique un délit. Elle sait que l’acceptation de l’État conduit fatalement à l’acceptation de toutes ses institutions et en tout premier lieu de l’armée. Le socialisme soi-disant révolutionnaire ne vote contre le budget militaire qu’à titre de protestation, mais sans en contester nullement l’utilité pour un chiffre plus ou moins élevé de millions. Un député socialiste ne proposera jamais la suppression de l’armée, ni même l’abandon d’une colonie quelconque, tout en prétendant ne vouloir admettre qu’une armée défensive… de nouvelles conquêtes.
Qui dit Etat dit militarisme et l’électeur ne saurait logiquement se refuser d’être soldat. Par son vote, il adhère à un ensemble d’institutions qui ne peuvent se passer d’une armée. La grève militaire ne sera donc que la conséquence logique de la grève électorale.
Voilà pourquoi l’anarchisme a eu l’honneur d’une législation spéciale dans toute l’Europe. Les idées les plus avancées sont admises à condition de vouloir les légaliser et en faire des revendications parlementaires. Mais l’homme qui n’attend plus rien de la loi et du législateur devient un dangereux réfractaire, un coupable révolté. Pour passive que soit encore notre opposition à la forme politique bourgeoise, elle en est la négation, tandis que les plus actives campagnes électorales sont basées sur l’adhésion pleine et entière à tout le régime existant. Même en un jour d’émeute, le peuple ne sera pas à craindre s’il continue à tourner ses regards vers le palais législatif ou vers l’hôtel de ville, où il ne pourra que faire recommencer la même besogne accomplie dans le passé.
L’antimilitarisme se manifeste et se propage aujourd’hui rapidement dans les masses, mais il demeure impuissant, car le plus souvent il ne représente qu’une opposition à ses charges, mais nullement aux principes qui font sa raison d’être. Et alors il se débat presque toujours dans les pires contradictions, empêchant cette vision nette et générale d’une situation, qui seule pourrait favoriser un mouvement révolutionnaire proprement dit.
Quelle que soit la façon employée pour combattre le militarisme, nous ne pouvons que nous en réjouir, mais l’esprit anarchique seulement pourra rendre cette lutte féconde. L’antimilitarisme électoral ne continuera à nous donner que l’augmentation des budgets militaires.
Luigi Bertoni
In Le Réveil communiste-anarchiste n°365, 23 août 1913.
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